15 décembre 2010

Australie - Melbourne

Longtemps, Melbourne fut la plus vaste cité australienne et toujours elle a gardé aux yeux d'un milieu cultivé soucieux de la reconnaissance d'un statut historique et culturel pour l'Australie blanche le rang de premier centre intellectuel et artistique du pays autant que de véritable berceau historique de l'Australie moderne. Pour un milieu moins élitiste mais très attaché à l'une des valeurs fondamentales de la société australienne contemporaine, le sport, Melbourne fait également figure de centre névralgique en Australie. Dans ce pays aux proportions hors normes, où 89% de la populations vit en milieu urbain mais où, au total, les paysages urbains occupent un espace infime, les cinq premières agglomérations du pays, toutes millionnaires, regroupent les deux tiers de tous les Australiens. L'essentiel de la vie politique, économique, culturelle, intellectuelle du pays se décident et se déroulent dans ces cinq villes ou dans leur cercle d'influence proche. Il fut une époque, à la fin des années 1950, quand un géographe français se fit connaitre par le titre d'un de ses ouvrages, Paris et le désert français, illustrant à travers cette formule la macrocéphalie qui caractérisait l'économie et la démographie françaises. Pourtant, toute proportion historique et naturelle gardées, le "désert" français du cœur des Trente glorieuses paraît fort humanisé et laborieux au regard de celui qui, en Australie, dévore la plus grande partie du territoire. En 2006, sur un effectif national dépassant de peu les vingt millions d'individus, les cinq agglomérations millionnaires d'Australie en rassemblaient 65% (13 millions). En élargissant le dénombrement aux vingt agglomérations les plus peuplées d'Australie, on atteignait les dix sept millions d'habitants, ne laissant que 15% de la population australienne vivre en dehors de ces ensembles urbains. Si l'Australie nous apparait comme le pays des grands espaces, des horizons vides, des déserts absolus, de la vacuité par excellence, l'immense majorité des Australiens vit agglutinée sur quelques bandes littorales d'une cinquantaine de kilomètres de profondeur, comme étrangère à cet outback qui symbolise en partie l'Australie chez beaucoup d'étrangers. Le caractère très marginal des grandes villes dans l'espace australien rapporté à leur prépondérance démographique écrasante, a fait naître, en plus du caractère particulier de leur histoire, intimement liée aux vagues d'immigrations qui ont peuplé l'Australie aux XIXe et XXe siècles, des identités urbaines très affirmées. Chacune des cinq grandes agglomérations (Sydney, Melbourne, Brisbane, Perth, Adélaïde) semble ainsi cultiver avec soin sa personnalitlem, duoins l'Australie entretient-elle, dans sa vision collective, les portraits bien tranchés de ses centres majeurs. 
 
Melbourne, c'est le cosmopolitisme incarné, la ville qui accueille le monde entier et regarde vers le monde. C'est la ville ou l'histoire australienne moderne a débuté "pour de bon"; les premières colonies britanniques d'Australie s'installèrent sur le site actuel de Sydney, mais il s'agissait de colonies composées essentiellement de bagnards (les convicts ) et pendant longtemps, les origines pénitentiaires de l'Australie blanche furent un sujet tabou dans la mémoire collective australienne (voir à ce sujet le récit captivant de Robert Hughes, La rive maudite ) ; lorsque l'Australie toute entière devint une fédération, Melbourne en fut l'éphémère et naturelle capitale, avant que le siège du gouvernement fédéral ne fut transféré dans une ville spécialement conçue pour l'accueillir, la très artificielle Canberra. De cette légitimité historique découle une légitimité culturelle, et la ville se voit comme le centre incontesté des arts et des lettres en Australie.
 
Vers le nord-ouest, a 650 kilomètres de Melbourne, Adélaïde offre un tout autre visage, celui d'une "petite" ville bourgeoise, sage, qu'un conservatisme très victorien paraît vouloir tenir a l'écart du péril asiatique; c'est la ville de Ruppert Murdoch, le magnat de la presse ultra conservatrice aux États-Unis et en Australie. C'est une ville si invraisemblablement soignée qu'on hésite à y marcher, de peur d'y laisser des traces de pas ou d'abîmer les gazons. C'est une ville ennuyeuse pour ceux qui aiment Melbourne ou Sydney.
 
Sydney, la plus grande ville d'Australie, suivie de près par Melbourne, son éternelle rivale (la création de Canberra ne fut pas étrangère à cette rivalité). Elle incarne d'abord l'Australie toute entière aux yeux du monde, à tel point que beaucoup d'étrangers la prennent pour sa capitale, qui la réduisent à quelques vues (son opéra, son pont géant sur la baie, ses plages de Manly ou Bondi); c'est la ville qui incarne le mieux le mode de vie australien tel que les Australiens eux-mêmes  aiment à se le représenter : une grande ville où l'on peut prendre un bain de mer avant d'aller au travail et aller faire du surf en sortant du travail. Au demeurant, pour un pays dont la population est presque exclusivement littorale ou sublittorale, Sydney est la seule des cinq grandes villes australiennes qui soit en contact direct avec la mer. Ce trait marquant a induit une tendance dans la répartition géographique actuelle de sa population, basée sur les revenus, les habitants les plus aises ayant investis les quartiers est et nord de l'agglomération, qui ont un accès direct aux plages et criques les plus courues, tandis que les quartiers ouest, plus éloignés de la mer, rassemblent souvent les couches les plus défavorisées d'Australiens ou des immigrants récents arrivés avec très peu de moyens.
 
Plus au nord, Brisbane, la capitale du Queensland. Bien que ses origines remontent au premier tiers du XIXe siècle, liée a l'installation de grandes plantations sucrières dans cette région d'Australie, la ville n'a connu qu'un développement tardif par rapport à Melbourne et Sydney, lesquelles ont concentré pendant très longtemps les arrivées en provenance de l'Ancien monde et, par là-même, développé leurs arrière-pays bien avant que d'autres espaces intérieurs en Australie ne soient mis en valeur. Brisbane fait figure d'une ville plus jeune, plus dynamique; les grandes tours continuent d'émerger au cœur du quartier central des affaires; la promotions des immenses (autant qu'hideuses) stations balnéaires de Sunshine Coast et Gold Coast, assez proches de Brisbane, la situation de la ville comme porte d'accès potentielle vers la Grande barrière de corail en ont fait un déversoir touristique à grand gabarit et induit une partie de son développement.

Enfin, Perth, qui, parmi les grandes villes australiennes, a la personnalité la plus affirmée, du fait avant tout de son contexte géographique hors normes, qui en fait la ville millionaire la plus isolée du monde (encore faut-il ici considérer la notion d'isolement sous un angle strictement géographique). Perth est la capitale de l'Australie occidentale, un État vaste comme cinq fois la France, et dont elle regroupe plus de la moitié des habitants. C'est donc comme si à peine la moiti
é des habitants de Paris intra-muros se partageaient un espace de la taille du Soudan (ce genre de comparaison un peu creuse est un jeu sans fin...), et encore les résidents d'Australie occidentale ne vivant pas a Perth vivent-ils en grande majorité dans des villes qui ne sont que des banlieues plus ou moins éloignées de Perth : ainsi, la deuxième ville de l'Etat, Mandurah, n'est-elle qu'à 75 kilomètres au sud de Perth, autant dire, au regard des échelles de distances qui prévalent en Australie, la porte à côté; la troisième ville, Rockingham, est une banlieue de Perth. En dehors de l'angle sud-ouest de l'État, qui jouit d'un climat méditerranéen ayant favorisé son peuplement, le reste de cet espace est principalement occupé par de grandes étendues arides (Gibson, Pilbara...) ou tropicales humides (Kimberley) dont les seuls occupants véritablement anciens sont des communautés aborigènes éparses, autrefois semi-nomades, aujourd'hui fixées dans des campements en dur sur des terres ancestrales qui leur ont été restituées sous la pression de groupes de défense des droits fonciers aborigènes. Les quelques établissements humains installés par les blancs au cœur et aux marges de ces vastitudes quasi inhabitables ont été créés pour le séjour des ouvriers des compagnies minières venues exploiter les énormes gisements de fer, de cuivre ou de manganès du Pilbara, comme c'est le cas pour la ville de Tom Price, ou pour évacuer les produits de ces mines (Port Hedland). Broome, très isolée sur la côte du Kimberley, naquit de l'industrie perlière qui s'y pratique encore, mais est avant tout devenue un centre touristique qui voit sa population quadrupler durant l'hiver austral. Perth, plus que les quatre autres grandes villes du pays, se singularise donc par son isolement aux confins les plus hospitaliers de vastitude arides sans hommes. 2 700 kilomètres par voie terrestre la séparent d'Adélaïde, la grande ville la plus proche;  on peut les franchir en train; la voie ferrée qui traverse la plaine de Nullarbor comporte une ligne droite de 400 kilomètres de long. Perth respecte les standards urbanistiques hérités de l'urbanisme nord-américain : un centre hérissé de hautes tours, des banlieues résidentielles qui s'étalent à l'infini, irriguées par un réseau autoroutier, desservies par des complexes commerciaux de masse... La ville, relativement ancienne, doit son développement actuel au boom de l'industrie minière qui a débuté dans les années 1970 et qui a fait de l'Australie occidentale en général et de Perth en particulier, le nouvel eldorado australien. L'enrichissement considérable de la ville induit par les revenus miniers lui a donné une certaine assurance; contrairement aux centres économiques historiques de Nouvelle-Galles du Sud et de Victoria, qui eurent à en souffrir, Perth traversa les crises des années 80 et 90 sans encombres, poursuivant sa croissance sans fléchir, loin des heures sombres que vivaient Melbourne ou Sydney, à plus de 3 000 kilomètres de là. Parfois, on a l'impression que Perth regarde plus vers les horizons marins au-delà desquels elle tisse des liens économiques et culturels (avec l'Afrique du sud, l'Inde, les Émirats...) que vers le reste de l'Australie. Perth a beau partager un héritage commun aux autres grandes villes australiennes, cet esprit pionnier toujours vivant, une histoire et une identité bâties par des générations d'immigrants européens, asiatiques, africains, elle se sent à part, au point que depuis quelques temps, l'idée, à l'évidence provocatrice, d'une sécession de l'Australie occidentale, s'est faite jour dans certains milieux politiques locaux, outrés par le projet de Canberra de taxer plus lourdement les profits de l'industrie minière afin de financer l'aide aux vieux bassins industriels de l'est en difficulté. L'Australie occidentale fut le dernier État à rejoindre la Fédération australienne, et certains font encore remarquer que  la Nouvelle-Zélande, beaucoup plus proche de Melbourne et de Sydney que ne l'est Perth, décida de ne pas s'y rallier et de devenir indépendante. 
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Je suis arrivé à Melbourne, de retour d'Honiara, après une nuit à Brisbane, par un étrange aéroport, anciennement militaire, reconverti en aéroport civil pour soulager celui, devenu sous-dimensionné avec l'augmentation vertigineuse du trafic domestique, de Tullamarine. Il porte le nom aux réminiscences bourguignonnes d'Avalon, et s'étend sur une plaine à moitié marécageuse dominée par les modestes collines des You Yangs, à proximité de la baie de Port-Philippe. Les voyageurs descendent sur le tarmac pour s'engouffrer dans ce qui ressemble plus a un gros hangar qu'à un terminal aéroportuaire. A la sortie, d'immenses parkings où s'alignent des voitures de location, des autocars qui attendent les voyageurs se rendant au centre-ville. On ne voit rien de la ville, quelque part au delà de cet horizon venté, nu, jaune-paille sous un ciel argenté. Pour s'extraire de l'aéroport, rien de plus qu'une route de campagne bordée de vieux conteneurs en guise de supports pour panneaux publicitaires. Puis une route un peu plus large, une voie express, une autoroute, le flot grandissant des voitures et de ces énormes camions dotés de pots d'échappement chromés qui montent le long de la cabine comme des tuyaux d'orgues, ces camions géants à plusieurs remorques qui écument les routes australiennes sur des milliers de kilomètres. Ceux qui assurent les liaisons avec les stations d'élevage reculées de l'outback, dont ils évacuent le bétail prêt pour l'abattoir, sont si longs que le code de la route australien impose, pour leur dépassement, que le sens inverse soit libre sur deux kilomètres. Une grosse averse s'abat sur Melbourne au moment même où j'aperçois enfin la ligne des grattes ciels du centre-ville. En quelques kilomètres, la plaine nue s'est couverte d'entrepôts, d'usines, de supermarchés, de concessionnaires automobiles, d'ensembles de bureaux. Un immense pont haubané enjambe le fond de la baie, offrant une vue plongeante sur les gigantesques installations portuaires de la ville. 
 
Il faut, pour prendre la mesure de l'organisation spatiale de Melbourne, la saisir d'en haut. La tour Rialto, qui prend racine à la bordure sud-ouest du quartier central des affaires, dispose en son sommet d'un observatoire d'où Melbourne s'embrasse à 360 degrés. On y découvre un site essentiellement plat, hormis quelques bourrelets ripuaires qui se matérialisent par des rues en pentes dans le centre historique et des incisions locales assez vives creusées vers le nord par de petits affluents de la Yarra River,  généralement occupées par des espaces verts. Melbourne stricto sensu (city of Melbourne) se limite au rectangle d'un kilomètre et demi sur huit cent mètres du quartier central des affaires et à ses environs immédiats, qui concentrent les principaux bâtiments historiques et remarquables de l'agglomération, tels le Parlement de Victoria qui dresse sa grandiloquence victorienne à la lisière orientale du quadrilatère, l'ancien Palais royal des expositions, la cathédrale Saint Patrick; c'est dans cet espace que prennent place également des équipements culturels contemporains aux architectures futuristes, le Melbourne Museum ou le complexe de Federation Square... Au delà de cet hypercentre très dense, qui ne porte que de très rares bâtis à fonction résidentielle, s'étalent les communes de banlieue; elle font contraste, par leur horizontalité quasi systématique et l'immensité de l'espace qu'elles occupent, au dynamisme vertical et à la faible occupation du sol du centre ville. Comme partout en Australie, la résidence en bâtis collectifs est une exception, le pavillon est une règle que l'abondance d'espaces disponibles, le mode de vie australien, ont généralisée depuis les débuts mêmes de l'Australie blanche. Du haut de la tour Rialto, on contemple un océan pavillonnaire, assez monotone, mosaïque répétitive que viennent interrompre ici un stade de cricket, là un espace vert ou la masse sombre d'une usine d'où émergent, presque incongrues dans cet étalement au raz du sol, la silhouette aérienne de cheminées hautes.  Vers le sud, la masse grise et étale de la baie de Port-Philippe, dont les contours bas et sablonneux, très urbanisés le long de la péninsule de Mornington (côte orientale de la baie), presque pas entre Melbourne et Geelong (péninsule de Bellarine, côte occidentale), s'estompent dans le lointain brumeux. L'étroit passage donnant accès à la haute mer, entre Queenscliff et Portsea, se trouve à plus de 100 kilomètres de la ville de Melbourne.

A hauteur d'homme, la ville offre une approche plus sensible, moins indifférenciée que cette prise de vue aérienne qui la fait ressembler a n'importe quelle grande ville australienne ou a nombre de villes nord-américaines. Et aucun aspect de Melbourne ne s'offre mieux aux sens du promeneur que le cosmopolitisme dans lequel se lit, en temps réel, toute son histoire. Ou presque toute, car il y manque, sinon muséifiée à travers une très belle section du Melbourne Museum, la première page, et pas des moindres, celle qui s'ouvrit il y a 40 000 ans par l'installation de peuples aborigènes dans la basse vallée de la Yarra. Les Wurundjeris occupaient cet espace à l'arrivée des Européens. Des 1835, des colonies de peuplement, après "accords" passés avec eux, occupèrent les pourtours de la baie. L'engrenage était enclenché pour l'expansion des effectifs et des modes de mise en valeur blancs et l'amenuisement progressif des populations aborigènes. Les processus d'étouffements démographique et culturel des aborigènes d'Australie est, ou devrait être s'il n'avait été éludé pendant longtemps, un thème majeur de l'histoire de l'Australie. Ne serait-ce que parce que, contrairement a l'idée véhiculée par le tableau présentant les aborigènes comme des groupes d'individus alcoolisés au dernier degré, incapable de s'intégrer a l'Australie moderne, d'un peuple qui a perdu toute volonté de vivre, la culture aborigène est probablement beaucoup plus vivante que généralement admis. Mais elle vit en dehors des villes, et souvent très a l'écart, au sein de communautés recluses aux confins les plus isolés du pays, là où le gouvernement fédéral leur à restitué l'usage exclusif de terres ancestrales. Là, les aborigènes conservent leurs langues (il en existe des centaines) et continuent de faire vivre, par la transmission orale d'épopées chantées fort complexes, le "Temps du rêve", sorte de géographie mythique à laquelle correspond une géographie réelle, vécue, par eux seuls lisible sur le terrain (pour une introduction sommaire sur ce sujet, se reporter au Chant des pistes de Bruce Chatwin). Toujours est-il, donc, que Melbourne, comme toutes les grandes villes australiennes, a perdu le fil de son passé aborigène.  Si de nombreuses galeries d'art tirent un profit aussi juteux que douteux de l'appétit soudain manifesté par quelques amateurs fortunés pour l'art aborigène (ces tableaux pointillistes qui représentent des pistes chantées), on ne saurait guère y voir une "réhabilitation" de la culture aborigène et de ses représentants au sein de la société australienne, car si l'histoire du militantisme pour la défense des droits aborigènes est loin d'être inexistante et qu'elle a même porté ses fruits, il n'empêche que le monde aborigène australien est un monde parallèle, sans contacts ou presque avec les communautés blanches et asiatiques, sinon par l'entremise de quelques "tètes brûlées", anthropologues, avocats atypiques, aventuriers au grand cœur, ayant prit fait et cause pour les aborigènes. Katy Freeman, l'athlète aborigène qui fut choisie comme porte drapeau de la délégation australienne aux jeux olympiques de Sydney en 2000, dénonça plus tard l'instrumentalisation dont elle fut l'objet de la part du comité organisateur qui, selon elle, s'en était servi comme faire valoir pour contrer les critiques qui faisaient opportunément rage sous cette mise en lumière du pays vis a vis du rôle, passé et présent, de l'Australie blanche dans l'anéantissement supposé de la culture aborigène. A Melbourne donc, nulle trace concrète du passe pré-européen des lieux. Pas un aborigène en vue; le seul que j'ai vu, c'était lors de ma première visite de la ville, en octobre 2003, au Melbourne Museum; il s'appelait John, officiait occasionnellement comme guide bénévole pour la section aborigène du musée, parlait un anglais d'Oxford, avait voyagé en Europe, en Asie, en Amérique du Nord, participé à des colloques sur les droits des minorités ethniques. Les autres aborigènes observés a cette époque dans les oasis de peuplement humain qui s'égrènent le long de la Stuart Highway, à Darwin, Katherine, Tennant Creek, Alice Springs ou Coober Pedy, étaient souvent abrutis d'alcool, clochardisés, erraient comme des somnambules le long des rues poussiéreuses et rissolantes, dans l'ignorance totale des blancs qu'ils croisaient. A partir de Port-Augusta, puis à Adélaïde, Melbourne, et plus tard a Sydney ou Brisbane, je n'en vis plus trace.

A Melbourne, pour en revenir à notre propos initial, les traces concrètes du passé le font remonter à l'arrivée des blancs, et ce qu'il y a de remarquable, c'est une certaine continuité, très palpable, dans le caractère pionnier, le ton kaléidoscopique dominant de la population et des marques de ses origines multiples qu' elle imprime sur le terrain, dans les paysages urbains (même les plus uniformes de certaines banlieues à fonctions exclusivement résidentielles)  quel que soit leur âge. Parcourir les rues et les banlieues de Melbourne, c'est être confronté en permanence aux signes tangibles et vivants de ce qui a construit la ville depuis un siècle et demi et continue de la construire : les flots migratoires. En marchant le long des rues de Melbourne, en explorant ses banlieues infinies, on peut les regarder avec l'œil du géologue qui, étudiant une coupe de terrain, devine a travers l'empilement des strates et leurs faciès les grandes étapes de son évolution. Ici, c'est la fréquence d'apparition de certains indices culturels dans un espace donné qui caract
érise le faciès du lieu et détermine de quelle provenance migratoire il a été la cible : des mosquées, des synagogues, des temples, des églises catholiques ou orthodoxes, des écoles affichant telle ou telle appartenance confessionnelle (les signes religieux sont parmi les plus tangibles); des échoppes de kebab, de nems, de ramen, de tapas, de chapatis ou de bretzels; des librairies russophones, lusophones, arabophones, germanophones, chinoises, hindi ou yiddish;  des associations culturelles et d'entraide éthiopiennes, ukrainiennes, brésiliennes, vietnamiennes, philippines ou libanaises...  Avant la découverte de gisements aurifères, en 1852, autour de Bendigo (une ville à 150 kilomètres au nord de Melbourne), les arrivées se firent presque exclusivement en provenance de Grande-Bretagne et d'Irlande. La ruée vers l'or provoqua l'afflux de nombreux migrants chinois, allemands et américains, et nombre d'entre eux, une fois la fièvre aurifère retombée, s'installèrent à Melbourne, que cette fortune minière avait considérablement enrichie. Au lendemain de la seconde Guerre mondiale, le flot migratoire redoubla d'intensité, notamment en provenance d'Europe du Sud et de l'Est (Italie, Grèce, Balkans). D'une manière générale, les grande crises affectant certains pays ou régions du monde, guerres civiles, radicalisation de régimes politiques, famines, déclenchèrent des vagues migratoires qui alimentèrent et continuent d'étoffer la population de Melbourne. Hier les Irlandais, les Croates, les Cambodgiens, les Éthiopiens ou les Chiliens, plus récemment les Somaliens, les Iraniens, les Afghans, les Irakiens, les Timorais, les Sri Lankais, les Soudanais. Melbourne fut, depuis les débuts de l'histoire moderne du pays, la première porte d'entrée des immigrants en Australie, et les flux migratoires augmentèrent de façon exponentielle, en liaison étroite avec l'évolution des moyens de transport au long cours; des premiers voyages par bateaux à voiles en provenance d'Europe, qui duraient plusieurs mois par le cap de Bonne Espérance et le sud de l'Océan indien, on passa aux navires à vapeur et à une route plus directe grâce à l'ouverture du canal de Suez, puis aux grands ocean liners, plus rapides, à plus grande capacité, qui transportaient des centaines de migrants en moins d'un mois des rives d'Angleterre ou de la Méditerranée à celles d'Australie. Lorsque l'essor de l'aviation et l'apparition des gros porteurs à très long rayon d'action rendirent les voyages aériens au long cours plus accessibles financièrement que les voyages en bateau, le trafic des ocean liners s'effondra et l'essentiel des arrivées se fit par voie aérienne. En 2006, un peu plus du tiers des habitants de Melbourne étaient nés outre-mer, un chiffre plus élevé que dans n'importe quelle autre grande ville d'Australie, et parmi eux, les plus nombreux étaient, d'assez loin, les Britanniques, suivis des Italiens, des Vietnamiens et des Chinois. Une répartition géographique différenciée selon les pays de naissance se dessine : ainsi on observe une concentration spatiale beaucoup plus affirmée chez les immigrants vietnamiens ou turcs que chez les britanniques ou les italiens. Il apparait que les souches les plus anciennement intégrées ont essaimé sur l'ensemble de l'agglomération, élargissant leur aire de résidence en même temps que l'urbanisation gagnait les campagnes entourant la baie de Port-Philippe; les vagues d'immigration plus récentes, généralement constituées de populations à faibles moyens (Asie du sud, Moyen-Orient, Afrique de l'Est), moins éduquées, ont investi des banlieues ou des quartiers plus ciblés, ou les logements sont moins chers, et, ayant par essence des comportements moins individualistes, plus communautaires que les migrants européens, favorisent leur propre concentration spatiale.

Aujourd'hui, l'agglomération continue de s'étendre,notamment vers le nord, plus rapidement que le réseau de transports collectif, ce qui a pour effet de concentrer les communautés les plus fragiles économiquement aux zones les  mieux desservies par les trains de banlieue. En roulant le long des grands axes routiers qui s'enfoncent dans l'État de Victoria, on peut voir de nombreux terrains anciennement agricoles reconvertis en lotissements de standing, que les Australiens appellent ironiquement MacMansions, par référence à la célèbre chaîne de restauration rapide : pour en réduire le coût, les promoteurs les ont conçus sur un mode très standardisé et on réduit leur emprise au sol afin d'optimiser l'occupation des terrains ainsi construits. Toute la subtilité de ces extensions urbaines consiste en somme à concilier des contraintes économiques toujours plus serrées au soucis (de nature purement commerciale) de donner accès aux nouveaux arrivés qui en ont les moyens (il faut posséder sa propre voiture pour y vivre) et qui ne souhaitent pas s'installer dans des quartiers à forte concentration d'immigrants pauvres ou a très forte identité communautaire, au modèle classique du "rêve australien", basé sur la possession d'une maison, d'un garage et d'une pelouse.

J'ai coulé deux semaines paisibles grâce à l'hospitalité d'Elisabeth, une amie de très longue date de la famille. Elisabeth vit, depuis maintenant 48 ans, dans une banlieue nord-est de Melbourne, Watsonia, à trois quart d'heure du centre ville. Née à Brithdir, près de Cardiff au Pays de Galles, d'une mère galloise et d'un père irlandais, elle fut éduquée au collège des Sœurs du Saint Esprit d'Abergavenny, à une trentaine de kilomètres de chez ses parents, puis étudia à l'université de Cork, où elle rencontra son futur époux, Eamon, un jeune Irlandais qui avait grandi au sein d'une famille nombreuse dans le petit village de Knockanes, non loin de Killarney, dans le Comt
é de Kerry. Eamon faisait des études de médecine, et débuta une carrière de généraliste aux côtés du père d'Elisabeth, lui-même médecin, dans un hôpital du Yorkshire, puis au Pays de Galles. Au bout de quelques années, découragé par les pesanteurs du système de santé publique britannique, parasité par une bureaucratie très lourde, il commença à songer à d'autres horizons. Un jour, il tomba sur une annonce publiée dans le British Medical Journal qui proposait un partenariat dans un cabinet médical de Melbourne. Eamon, dont un grand oncle avait émigré en Australie dans les années 1850, avait toujours rêvé de ces contrées lointaines. La lenteur des communications de l'époque avait finit par rompre les liens familiaux entre ce grand oncle et l'Irlande. Le premier avril 1962, à l'âge de 37 ans, Eamon s'envola, depuis Londres, pour Melbourne. Six mois plus tard, Elisabeth et leurs sept premiers enfants, âgés de 8 mois à 10 ans (la famille allait en compter douze), s'embarquèrent à Southampton à bord de l'Oriana, un paquebot de la P&O. Le 7 septembre 1962, après un voyage de trois semaines qui les firent passer par Naples, Port Said, Colombo et Perth, ils atteignirent Melbourne. A l'époque, le gouvernement australien finançait ces voyages d'immigrants à travers un programme, l'Australian Migration Scheme, qui, après obtention d'un certificat médical délivré par un médecin des autorités consulaires australiennes, permettait aux candidats à l'immigration d'effectuer la croisière pour 10 pounds par membre d'une même famille, contre l'engagement d'un séjour minimum de deux ans en Australie. Si les migrants changeaient d'avis et rentraient en Europe avant les deux années contractuelles, ils devaient alors rembourser les frais réels du voyage. Les migrants venus du Royaume Uni sous ce programme étaient surnommés les Ten Pounds Poms, les Poms désignant familièrement, en Australie, les habitants d'origine britannique (l'expression serait un acronyme de Prisoners Of - Her - Majesty, par référence aux premiers colons britanniques ayant peuplé l'Australie, qui étaient des bagnards). Dès son arrivée à Melbourne, Eamon s'occupa d'obtenir pour lui et sa famille un permis de résidence. Grâce à la vente de leur maison au Pays de Galles, il put acheter un terrain à Watsonia, et y faire construire un pavillon qui fut prêt à temps pour accueillir Elisabeth et leurs sept enfants; c'est dans ce pavillon que vit toujours Elisabeth. En 1966, soit quatre ans après son installation à Melbourne, Eamon quitta le cabinet médical auquel il s'était associé pour fonder son propre cabinet.  Aujourd'hui, huit de ses enfants vivent toujours à Melbourne ou dans l'État de Victoria. L'une de ses filles est retournée s'installer en Irlande. Si, dès le commencement de cette nouvelle vie, Eamon, doué d'un caractère très sociable, n'éprouva aucune difficulté pour s'adapter à la vie australienne, il n'en fut pas de même pour Elisabeth, pour qui ces débuts furent très difficiles. Atteinte du mal du pays, elle retourna quelque temps au Pays de Galles, en 1972, avant de regagner rapidement l'Australie, comprenant qu'un pas définitif avait été franchi vers une autre existence. D'un cercle d'amis essentiellement composé de membres de la communauté irlandaise catholique les deux premières années, Eamon et Elisabeth élargirent leurs fréquentations à des milieux plus variés, y compris à ce que l'on nomme en Australie les Real Australians, c'est a dire les Australiens nés en Australie, et n'ayant plus guère de liens avec leurs lointaines ascendances européennes, que l'on distingue des Indigenous Australians, autrement dit les Aborigènes, dont les contacts avec le reste des Australiens restent très limités, a fortiori dans les grandes agglomérations où, sauf rares exceptions, ils n'ont jamais pu s'intégrer.

Watsonia est une banlieue calme, essentiellement résidentielle, rattachée à la commune de Banyul. On y atteint presque les limites de l'emprise réellement urbaine de l'agglomération; si l'on roule encore une dizaine de kilomètres vers le nord ou le nord-est, après Hurstbridge on pénètre dans les premières campagnes de Victoria, dans les comtés viticoles produisant des vins de qualité, auxquels succèdent de vastes espaces aux reliefs un peu plus prononcés largement voués à l'élevage bovin et de chevaux. A l'époque où Eamon et sa nombreuse famille emménagèrent à Watsonia, la ville était encore loin vers le sud, et les terrains qui entouraient leur maison étaient des espaces agricoles. Aujourd'hui, c'est un paysage pareil à ces immenses banlieues entourant Melbourne : le plan régulier,  parfaitement hiérarchisé, des routes et des rues, le sage alignement des pavillons de plain pied, sans étages, précédés d'une pelouse ou adossés à un jardin, généralement construits en brique claire, avec un garage sur le côté (souvent devenu insuffisant car la plupart des familles habitant ces banlieues éloignées possèdent plusieurs voitures); pas un papier par terre et, à toute heure du matin, de jour ou du soir, des rues désertes et silencieuses. Il faut se rendre au centre commercial desservant la zone résidentielle pour voir un peu d'animation autour du liquor shop (une superette spécialisée dans la vente d'alcool), du fish and chips, du bureau de poste, de la pharmacie, de la bibliothèque municipale ou du dépôt-vente de l'Armée du Salut. 

Fitzroy offre un tout autre visage. C' est un quartier proche du centre ville, distant d'environ deux kilomètres. Dès la fin du XIXe siècle, cette partie de l'agglomération de Melbourne accueilli de nombreuses usines et Fitzroy fut peuplé en majorité par la classe ouvrière, principalement de souche britannique à cette époque. De nombreuses résidences préexistantes à cette phase furent converties en logements ouvriers,  aboutissant souvent à une taudification de l'habitat. La concentration de ces familles pauvres attira à Fitzroy de nombreuses organisations philanthropiques et caritatives d'obédience méthodiste ou presbytérienne. A la fin des années 1930, l'État de Victoria entreprit de fournir à ces classes ouvrières des conditions de logement plus décentes à travers un programme de relogement qui vit nombre de familles modestes de Fitzroy s'établir dans des banlieues un peu plus excentrées. Les logements ainsi libérés furent, après la Guerre, investis par d'autres vagues d'immigrants, notamment par des Italiens et des Macédoniens, ainsi que par des Irlandais, transformant Fitzroy, traditionnellement protestante, en fief catholique. Progressivement, la composition ethnique de Fitzroy se diversifia, incluant une communauté chinoise et vietnamienne notables, et, plus récemment, latino-américaine. Dans les années 1980-1990, à l'instar des autres banlieues mitoyennes de la ville de Melbourne, Fitzroy a connu une gentrification de sa population et de son habitat, attirant une population plus jeune, plus aisée et ayant des liens plus distants vis a vis de la religion que la moyenne de la population urbaine australienne. Culturellement, on peut parler d'une orientation "bohème", très prégnante lorsque l'on marche le long de Brunswick street, l'un des axes majeurs de Fitzroy, et dans les rues environnantes (Gertrude, Smith...), où pullulent galeries d'art contemporain , bars et restaurants à thèmes, petites salles de concert,  librairies d'occasion... L'architecture de brique, les façades peintes de couleurs vives ou pastels couronnées de corniches festonnées, les beaux restes d' architecture edouardienne et victorienne, parfois mâtinées d'une grande fantaisie, comme dans le cas du célèbre Champion Hotel, font de Fitzroy, parmi les quartiers anciens de Melbourne, l'un des plus propices a la flânerie.

Mes amis Patrick et Derry habitent North-Fitzroy, séparé de Fitzroy par les larges axes de Victoria et Alexandra Parade. C'est en quelque sorte la partie plus résidentielle de ce quartier un peu bohème, où de nombreuses habitations ont été réhabilitées pour accueillir une population à plus hauts revenus que celle qui prévalait dans ces proches banlieues avant les années 1980. Esprits raffinés, férus de culture classique européenne et orientale, ils sont assez éloignés de l'image que l'on donne habituellement d'un Australien, akubra viss
é sur le crâne, ou attablé devant une pinte de bière dans un sports bar, les yeux rivés à un match de rugby ou de footy (le football australien). Les murs des pièces de leur maison toute en longueur sont tapissés de lithographies reproduisant des estampes japonaises ou de reproductions à tirage limité de dessins de Georges Goursat, dit Sem, caricaturiste francais du debut du XXe siecle, que Patrick s'est procurées par Ebay. Tous les deux sont amateurs très éclairés de musique, assistant régulièrement aux opéras et concerts donnés par l'orchestre philharmonique de Melbourne; Patrick, pianiste confirmé, aurait probablement, s'il l'avait souhaité, pu faire une carrière de concertiste. Il évoque avec émotion la mémoire de Geoffrey Tozer, grand pianiste australien mort en 2009 à l'âge de 54 ans, dans une solitude et une précarité indignes de son art, et dont il fut un ami intime. Parmi les nombreuses photos et reproductions accrochées aux murs, figure une photo où l'on voit Patrick, alors qu'il visitait la maison de Maurice Ravel à Montfort l'Amaury, durant l'été 2006, assis au piano même sur lequel Ravel composa nombre de ses oeuvres, dont les Jeux d'Eau, que Patrick est en train d'exécuter sur cette photo prise par Derry. Patrick et Derry visitent régulièrement Paris, et en connaissent mieux que la majorité des Parisiens les trésors cachés ou négligés. Et ces deux personnages, parmi les plus délicieux que je connaisse, manient avec virtuosité un art beaucoup plus délicat et subtile que ne le laissent supposer les tentatives désespérées dont il fait souvent l'objet : l'humour. Humour noir, absurde, caustique ou mordant, jamais vulgaire ni méchant, inépuisable sans jamais être lassant. Si je dois garder une image de Melbourne, c'est celle de ce duo très attaché à sa ville dont il personnifie, à mon sens, le milieu cultivé que j'évoquais en introduction à ce billet.

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