12 septembre 2011

Vanuatu - 10 cartes postales de Maewo


04 février 2011 - 17:15. C'est une vue saisie à l'approche, par la mer, du village de Nasawa, et plus précisément de l'école. Du premier vers l'arrière plan : l'anse de Nasawa, mouillage assez médiocre, mal abrité des fortes mers ; une plage de galets ; une partie des bâtiments de l'école de Nasawa, immédiatement en arrière ; un peu en hauteur, avec ses couleurs rouges, ma maison ; et, sans transition, la brousse. Discrétion de la présence des hommes, reléguée sur une espace constructible très restreint, dont ils n'usent qu'avec parcimonie. La prise de possession du territoire, les marqueurs de sa maîtrise sont souvent moins visuels et matériels que "culturels". Au dessus de la maison rouge, on distingue un trait d'ombre, légèrement oblique, presque vertical ; il trahit la présence d'une ravine très encaissée creusée par un écoulement permanent, dont le débit peut gonfler ou rétrécir presqu'à vue d'œil au gré des précipitations. Le cours en est brisé par un à-pic d'une trentaine de mètres de dénivelée, que la rivière franchit en une belle cascade et en aval duquel elle rejoint la mer en une successions de vasques naturelles en escaliers. Ce n'est qu'à environ deux cent mètres de l'embouchure que son humeur s'assagit et qu'elle devient le lieu où les enfants viennent faire leur toilette et les mères de famille laver le linge ou récurer les marmites. Sur les basses pentes vers la droite, mais aussi plus haut sur la gauche, on reconnaît des cimes de cocotiers ; ils ne sont jamais loin des habitations, et ne peuvent du reste croître qu'en dessous de 400 mètres d'altitude. Plus haut, sur des terrains moins pentus, c'est-à-dire sur le plateau, il y a les jardins, auxquels on accède par des sentes abruptes peu praticables durant les fortes pluies. Terroir éclaté, mais terroir généreux, compte-tenu de la faiblesse des pressions anthropiques à Maewo.




17 juillet 2011 - 14:23. Le village de Narovorovo est situé à environ 2 kilomètres et demi au nord de Nasawa, en arrière d'une baie très ouverte et au débouché d'une vallée assez large constituant l'un des principaux axes transversaux emprunté par les habitants de Naviso, unique village de la côte orientale de l'île, pour rejoindre la côte ouest. Ce samedi de juillet, on fête à Narovorovo le cinquantième jour du décès du fils aîné d'un des chefs coutumiers du village. Des hommes (les femmes ne sont pas admises à cette réunion) sont venus des villages voisins et même de Ngota, l'un des deux villages qui existent encore dans la montagne, à environ quatre heures de marche de là. Ils se relaient depuis la veille autour d'une longue planche posée à même le sol, sur laquelle ils frappent en cadence avec de gros bâtons, tout en chantant d'interminables mélopées, en forme de mouvement perpétuel, appartenant à la littérature orale de Maewo. Lorsqu'un homme est remplacé par un autre, il va se préparer un bol de kava devant le nakamal, la maison des hommes, à proximité immédiate. Combien de temps encore la mémoire de cette littérature chantée perdurera-t-elle ? Aujourd'hui, cette mémoire se perd peu à peu au profit des chants d'église. Si les épopées locales se nourrissent de thèmes prenant racines dans les lieux avec lesquels ces hommes ont littéralement fondu leur identité, les chants d'église, bien que s'inspirant parfois de motifs mélodiques et rythmiques ancestraux (c'est notamment le cas chez les chrétiens de confession anglicane), semblent totalement étrangers à cette relation identitaire fondamentale, comme s'ils en faisaient tacitement table rase.



05 juillet 2011 - 14:40. École de Nasawa, classe de technologie. Ces deux jeunes filles, scolarisées en huitième année (équivalent de la 4ème), confectionnent des nattes à partir de feuilles de pandanus. La maîtrise de cet artisanat est capitale dans les sociétés rurales du Vanuatu, car les nattes et les paniers, avant même leurs fonctions utilitaires, sont, avec les cochons, la base matérielle des dons et des échanges, qui jouent encore un rôle majeur dans les liens sociaux. Le processus de fabrication doit être maîtrisé individuellement de bout en bout, depuis la récolte de la matière première, en brousse ou au bord de la mer, sa transformation avant tissage, jusqu'aux différents motifs et à la signification qui y est attachée ou la valeur qu'ils impliquent. C'est un art féminin, particulièrement développé à Maewo et dans l'île voisine de Pentecôte. Les femmes et les jeunes filles, depuis l'âge de 12 ans environ, passent une partie de leur temps libre (le soir, les jours de très mauvais temps où il n'est pas possible d'accéder aux jardins...) à confectionner nattes et paniers, qui s'accumuleront dans un coin de la maison en prévision des occasions qui ne manqueront pas d'alimenter ou de renforcer les liens entre parents, familles, clans, villages ou même au-delà des rivages de l'île, par exemple lors d'un mariage inter-insulaire. Les nattes produites à l'école, comme sur cette photo, seront gardées par l'école, qui les utilisera comme monnaie coutumière pour honorer la visite d'un notable par exemple, ou simplement d'un étranger de passage, mais aussi pour entretenir des liens de confiance avec une communauté rurale vivant essentiellement en autosubistance et aux yeux de laquelle l'école apparaît comme un élément exogène et secondaire au regard de priorités vitales, permanentes.


1er avril 2011 - 16:24. L'île de Maewo est desservie une fois par semaine par un appareil de type Twin Otter (comme sur cette photo) ou de capacité inférieure, selon la disponibilité de la petite flotte d'Air Vanuatu, la compagnie nationale régulièrement au bord du dépôt de bilan. Pourtant, sans concurrence, elle impose des tarifs prohibitifs pour les insulaires qui se rabattent souvent, pour leurs déplacements vers des îles plus lointaines, sur le trafic assez aléatoire des caboteurs venus acheter les productions locales de coprah ou livrer des produits de première nécessite. A chaque occasion, rare, de voyage en avion depuis Luganville ou Port-Vila, les locaux tentent de ramener le plus de produits possibles achetés dans les magasins chinois de ces villes, qu'on ne trouve pas chez les tout petits commerçants de l'île ou bien à des prix augmentés d'une marge assez conséquente : moustiquaires, matelas en mousse, ustensiles de cuisine, vêtements neufs... C'est également par ce vol hebdomadaire qu'arrivent les fonds destinés à la petite succursale de la National Bank of Vanuatu, située dans le village de Betarara, au centre de Maewo. Comme la piste est en herbe, et donc inutilisable après de fortes pluies, plusieurs semaines peuvent s'écouler sans aucune desserte aérienne pendant la saison la plus arrosée (février à mai). C'est la saison où les fonctionnaires (enseignants, infirmières, et l'unique policier de l'île, qui se meurt d'ennui), étant payés tous les quinze jours, sont rapidement à court d'argent, faute de liquidités à la banque. Or, astreints à des horaires de travail, et le plus souvent venus d'autres îles (donc n'étant propriétaires d'aucune terre sur place), ils dépendent, bien plus que les autochtones, de leurs ressources financières. Aussi pallient-ils les retards de salaires par des "petits boulots" annexes. La directrice de l'école, par exemple, déploie ses talents de guérisseuse par le massage. L'aérodrome de Maewo est situé dans la partie nord de l'île, sur le plateau central, relié à la piste côtière par un chemin tellement défoncé que les quelques véhicules à quatre roues motrices qui circulent ici s'y enlisent régulièrement.


23 avril 2011 - 09:22. Côte orientale de Maewo. C'est la face inhabitée, ou presque, de l'île, ne possédant qu'un seul village, Naviso. Déjà très réduites sur la côte occidentale, les plaines côtières sont ici inexistantes, en dehors d'une plate forme corallienne basse où se trouvent le village et la cocoteraie de Naviso. C'est une côte abrupte, sauvage, défendue par des récifs frangeants qui en compliquent l'accès, et qui, régulièrement exposée à des vents d'est saturés d'humidité venant se heurter au long rempart montagneux que constitue l'île, reçoit de lourdes et fréquentes précipitations. D'immenses plages de galets gris ou noirs ourlent, de loin en loin, ce littoral, directement adossées aux escarpements d'où jaillissent de nombreux torrents et cascades. Mais souvent, ce sont les escarpements qui, par de grands abrupts rocheux, plongent à pic dans la mer, sans possibilité de passage à pied sec. Des forêts quasi impénétrables recouvrent entièrement les reliefs, où il arrive que des villageois s'aventurent avec leurs chiens efflanqués pour aller y chasser le cochon sauvage. Maewo fut la première île aperçue par Bougainville en venant des îles Fidji, du pont de la frégate La Boudeuse , un matin de mai 1768. Il la nomma Aurora. Ce qu'il put contempler alors, il y a maintenant près de deux siècles et demi, c'était ce rivage, identique à ce que nous en voyons sur cette photo. Rien n'a changé. Ni les industries minière ou forestière, ni la pression anthropique, ni l'Histoire, ni le tourisme de masse ou de luxe (ce grand pourrisseur d'espaces) ne sont venus insulter ces lieux fièrement défendus par leur sauvage isolement.


20 février 2011 - 20:00. J'ai acheté à Port-Vila un jeu d'échecs que j'ai ramené à Nasawa. Personne, dans le village, n'en connait les règles. Je n'ai du reste encore jamais vu, dans les îles du Vanuatu, personne y jouer, alors qu'aux îles Salomon, on jouait aux échecs dans des coins aussi perdus que les bords du Lac Tengano à Rennel ou dans des villages isolés de l'île de Santa Cruz. J'ai donc commencé à apprendre aux enfants les règles du jeu. Au début, ils sont comme saisis de terreur dès lors qu'il s'agit d'avancer une de leurs pièces, ils osent à peine y toucher. Puis des débats passionnés s'engagent en dialecte local, auxquels je ne comprend rien ; chaque membre d'un petit groupe agglutiné autour de l'échiquier veut imposer le mouvement de son choix (qui s'avère le plus souvent non réglementaire), et ça se finit généralement par une dispersion accidentelle des pièces d'un coup de coude involontaire dans le jeu. Sur cette photo, nous sommes dans le cadre plus paisible d'une veillée tardive (20 heures, c'est tard, ici) à la maison. Une mère joue avec sa fille. Peu importe la cohérence (ou plutôt l'incohérence) de la partie et les multiples entorses faites aux règles : c'est nouveau, et la nouveauté est si rare. Au début, tous les soirs, on me demandait si je pouvais apporter "chèque au roi " . Et puis la passion des "chèques au roi" est retombée, un peu prématurément au regard des progrès immenses qui restaient à accomplir, remplacée par celle, plus durable et qui me fut moins coûteuse en explications, pour la Puissance 4.


22 avril 2011 - 12:43. Qwatiahol est un village perché sur le plateau intérieur de l'île, à environ 400 mètres d'altitude. Cette photo est prise dans le nakamal du village, la maison des hommes. Aucune femme n'est autorisée à y pénétrer. A Maewo, c'est l'endroit où a lieu la prise de grade, c'est-à-dire la cérémonie au cours de laquelle un homme gravit un échelon dans la hiérarchie des big men, terme bichelamar que l'on peut traduire, bien qu'incorrectement, par "chefs" . La poutre que l'on voit au sol en travers du nakamal, et sur laquelle sont assis deux garçons, marque la limite entre le compartiment public du nakamal, et celui réservé aux chefs ayant atteint un certain grade. On peut distinguer, en arrière, au niveau du second pilier de soutènement, une autre poutre, qui marque la limite d'une nouvelle zone, destinée aux chefs de grades plus élevés encore. Plus le nakamal doit abriter des chefs de rangs différents, et donc ménager de l'espace pour autant de compartiments que de rangs présents dans le village, plus sa longueur augmente. C'est une véritable maison de vie pour les hommes du village, et notamment pour les jeunes hommes célibataires, qui peuvent y venir manger et dormir, bien que le confort soit des plus spartiates et l'hygiène des moins strictes.


30 juillet 2011 - 14:26. C'est un jour férié, consacré à la célébration de l'indépendance du Vanuatu. Levée des couleurs. C'est très sérieux. Le drapeau est hissé tous les matins avant le début des classes ; pour cette occasion, on utilise un vieux drapeau à moitié en lambeaux, aux couleurs toute délavées, mais pour le jour de l'indépendance, la directrice a fait hisser le beau drapeau tout neuf que lui a envoyé le Ministère de l'éducation... avec sa facture de 4 000 vatus (environ 35 euros). Les élèves, les enseignants et quelques parents, droits comme des i, chantent l'hymne national. Je ne doute pas que dans toutes les écoles du Vanuatu, depuis Aneytium, à l'extrême sud, jusqu'aux îles Torres tout au nord, on accomplit ce rituel avec le même civisme ; aussi étrange que cela peut paraître dans petit archipel dont les 240 000 habitants parlent 100 dialectes différents, et où personne n'avait, il y a encore trente ans, la moindre idée de ce qu'était une nation, puisque aucune entité politique autochtone véritable n'avait jamais existé jusqu'alors dans l'archipel. Les partis politiques mélanésiens qui ont émergé dans les années 70 aux Nouvelles-Hébrides, et qui ont ouvert la voie à l'indépendance du Vanuatu, se sont vite multipliés comme en écho à l'émiettement socio-linguistique du pays. Une fois l'indépendance acquise, en 1980, les responsables politiques qui l'avaient décrochée durent, en quelques sorte, assumer ce franchissement en donnant à l'archipel les attributs de l'unité nationale. Encore aujourd'hui, beaucoup pensent qu'il était trop tôt. La scène représentée sur cette photo apparaît comme un artefact. Le gouvernement du Vanuatu souffre d'une grave instabilité. Les ministres et Premiers ministres se succèdent en un jeu de chaise musicales, variant au gré des alliances politiques qui se font et se défont au sein d'une petite oligarchie dont l'une des principales caractéristiques est l'incompétence de ses membres. D'un autre côté, des réseaux traditionnels d'échange et de solidarité perdurent le long de routes très anciennes, qui pallient ponctuellement et localement les carences de l'État.


26 février 2011 - 17:50. Ces deux hommes sont occupés à une des grandes affaires dans tout l'archipel : la préparation du kava. Ce breuvage au goût particulièrement infecte, tiré d'une eau filtrée à travers une pâte obtenue par le broyage d'une racine de poivrier, produit des effets particuliers auxquels les Vanuatais attribuent, entre autres, des vertus relaxantes. Connue depuis la nuit des temps en Mélanésie, mais consommé à des degrés divers selon les archipels, le kava avait à l'origine un caractère sacré et pouvait jouer un rôle important dans la vie politique, par exemple au cours de cérémonies d'alliance ou de réconciliation. Certains missionnaires, surtout presbytériens, tentèrent en vain d'en abolir l'usage. Peu à peu, tout en conservant une part de sa charge symbolique et culturelle implicitement ressentie comme partie intégrante du patrimoine national, le kava s'est "profanisé" en devenant un enjeu commercial important. D'année en année, la demande croît sans faiblir, soutenue en grande partie par une consommation urbaine de plus en plus importante (les bars à kava, souvent une simple cabane au bord de la route, pullulent à Port-Vila et Luganville) ainsi que par une exportation elle aussi grandissante vers d'autres pays du Pacifique (Nouvelle-Calédonie, Fidji, et même à présent certains archipels polynésiens comme Tuvalu ou Kiribati). En milieu rural, le kava a conservé des usages plus proches des principes d'origine, notamment dans le fait que sa consommation, de même que sa culture et sa préparation, restent interdites aux femmes, alors que les bars à kava de Port-Vila et de Luganville acceptent largement, de nos jours, une clientèle féminine. Mais là aussi, la fréquence d'aborption tend à banaliser le breuvage et donc à le désacraliser, au risque d'en faire, à l'avenir, une simple culture de rapport au détriment de sa dimension culturelle.


06 février 2011 - 16:44. Nasawa, une fin d'après midi, baignade. Au seuil de la forêt, un vallon de verdure où coule une eau limpide qui rempli des cuvettes naturelles et court de l'une à l'autre au soleil des tropiques. Il chauffe doucement à cette heure-là. Un petit groupe de garçons venus se baigner, comme ils le font tous les jours de beau temps. Est-ce l'image de gens heureux ? Cette question surgit, récurrente, quand j'observe, dans son quotidien, cette petite communauté que le monde extérieur laisse largement en paix et qui ne semble guère éprouver l'envie ou la fascination à l'égard de ce qu'elle ne possède pas. Instinctivement, guidé par un scepticisme, par une méfiance de l'instant et du cadrage partiaux qui peuvent être très complaisants envers une quête d'exotisme comme échappatoire aux angoisses contemporaines, je me garde de célébrer cette scène comme la synthèse de "mon" île. Ce que notre société dite de communication, saturée de signes, d'images, de symboles dont elle ne sait plus faire ni le tri ni la patiente interprétation, voit en ce décor, c'est souvent un archétype façonné dans la confusion et l'urgence d'un regard qui se laisse aller à la facilité des raccourcis sophistiques. Il faudrait une longue, une très longue et riche expérience des autres et des ailleurs, dans un monde qui, en apparence, en réduit les champs, pour y voir clair dans les instantanés dont la tyrannie des fantasmes de masse nous inonde.