12 septembre 2011

Vanuatu - 10 cartes postales de Maewo


04 février 2011 - 17:15. C'est une vue saisie à l'approche, par la mer, du village de Nasawa, et plus précisément de l'école. Du premier vers l'arrière plan : l'anse de Nasawa, mouillage assez médiocre, mal abrité des fortes mers ; une plage de galets ; une partie des bâtiments de l'école de Nasawa, immédiatement en arrière ; un peu en hauteur, avec ses couleurs rouges, ma maison ; et, sans transition, la brousse. Discrétion de la présence des hommes, reléguée sur une espace constructible très restreint, dont ils n'usent qu'avec parcimonie. La prise de possession du territoire, les marqueurs de sa maîtrise sont souvent moins visuels et matériels que "culturels". Au dessus de la maison rouge, on distingue un trait d'ombre, légèrement oblique, presque vertical ; il trahit la présence d'une ravine très encaissée creusée par un écoulement permanent, dont le débit peut gonfler ou rétrécir presqu'à vue d'œil au gré des précipitations. Le cours en est brisé par un à-pic d'une trentaine de mètres de dénivelée, que la rivière franchit en une belle cascade et en aval duquel elle rejoint la mer en une successions de vasques naturelles en escaliers. Ce n'est qu'à environ deux cent mètres de l'embouchure que son humeur s'assagit et qu'elle devient le lieu où les enfants viennent faire leur toilette et les mères de famille laver le linge ou récurer les marmites. Sur les basses pentes vers la droite, mais aussi plus haut sur la gauche, on reconnaît des cimes de cocotiers ; ils ne sont jamais loin des habitations, et ne peuvent du reste croître qu'en dessous de 400 mètres d'altitude. Plus haut, sur des terrains moins pentus, c'est-à-dire sur le plateau, il y a les jardins, auxquels on accède par des sentes abruptes peu praticables durant les fortes pluies. Terroir éclaté, mais terroir généreux, compte-tenu de la faiblesse des pressions anthropiques à Maewo.




17 juillet 2011 - 14:23. Le village de Narovorovo est situé à environ 2 kilomètres et demi au nord de Nasawa, en arrière d'une baie très ouverte et au débouché d'une vallée assez large constituant l'un des principaux axes transversaux emprunté par les habitants de Naviso, unique village de la côte orientale de l'île, pour rejoindre la côte ouest. Ce samedi de juillet, on fête à Narovorovo le cinquantième jour du décès du fils aîné d'un des chefs coutumiers du village. Des hommes (les femmes ne sont pas admises à cette réunion) sont venus des villages voisins et même de Ngota, l'un des deux villages qui existent encore dans la montagne, à environ quatre heures de marche de là. Ils se relaient depuis la veille autour d'une longue planche posée à même le sol, sur laquelle ils frappent en cadence avec de gros bâtons, tout en chantant d'interminables mélopées, en forme de mouvement perpétuel, appartenant à la littérature orale de Maewo. Lorsqu'un homme est remplacé par un autre, il va se préparer un bol de kava devant le nakamal, la maison des hommes, à proximité immédiate. Combien de temps encore la mémoire de cette littérature chantée perdurera-t-elle ? Aujourd'hui, cette mémoire se perd peu à peu au profit des chants d'église. Si les épopées locales se nourrissent de thèmes prenant racines dans les lieux avec lesquels ces hommes ont littéralement fondu leur identité, les chants d'église, bien que s'inspirant parfois de motifs mélodiques et rythmiques ancestraux (c'est notamment le cas chez les chrétiens de confession anglicane), semblent totalement étrangers à cette relation identitaire fondamentale, comme s'ils en faisaient tacitement table rase.



05 juillet 2011 - 14:40. École de Nasawa, classe de technologie. Ces deux jeunes filles, scolarisées en huitième année (équivalent de la 4ème), confectionnent des nattes à partir de feuilles de pandanus. La maîtrise de cet artisanat est capitale dans les sociétés rurales du Vanuatu, car les nattes et les paniers, avant même leurs fonctions utilitaires, sont, avec les cochons, la base matérielle des dons et des échanges, qui jouent encore un rôle majeur dans les liens sociaux. Le processus de fabrication doit être maîtrisé individuellement de bout en bout, depuis la récolte de la matière première, en brousse ou au bord de la mer, sa transformation avant tissage, jusqu'aux différents motifs et à la signification qui y est attachée ou la valeur qu'ils impliquent. C'est un art féminin, particulièrement développé à Maewo et dans l'île voisine de Pentecôte. Les femmes et les jeunes filles, depuis l'âge de 12 ans environ, passent une partie de leur temps libre (le soir, les jours de très mauvais temps où il n'est pas possible d'accéder aux jardins...) à confectionner nattes et paniers, qui s'accumuleront dans un coin de la maison en prévision des occasions qui ne manqueront pas d'alimenter ou de renforcer les liens entre parents, familles, clans, villages ou même au-delà des rivages de l'île, par exemple lors d'un mariage inter-insulaire. Les nattes produites à l'école, comme sur cette photo, seront gardées par l'école, qui les utilisera comme monnaie coutumière pour honorer la visite d'un notable par exemple, ou simplement d'un étranger de passage, mais aussi pour entretenir des liens de confiance avec une communauté rurale vivant essentiellement en autosubistance et aux yeux de laquelle l'école apparaît comme un élément exogène et secondaire au regard de priorités vitales, permanentes.


1er avril 2011 - 16:24. L'île de Maewo est desservie une fois par semaine par un appareil de type Twin Otter (comme sur cette photo) ou de capacité inférieure, selon la disponibilité de la petite flotte d'Air Vanuatu, la compagnie nationale régulièrement au bord du dépôt de bilan. Pourtant, sans concurrence, elle impose des tarifs prohibitifs pour les insulaires qui se rabattent souvent, pour leurs déplacements vers des îles plus lointaines, sur le trafic assez aléatoire des caboteurs venus acheter les productions locales de coprah ou livrer des produits de première nécessite. A chaque occasion, rare, de voyage en avion depuis Luganville ou Port-Vila, les locaux tentent de ramener le plus de produits possibles achetés dans les magasins chinois de ces villes, qu'on ne trouve pas chez les tout petits commerçants de l'île ou bien à des prix augmentés d'une marge assez conséquente : moustiquaires, matelas en mousse, ustensiles de cuisine, vêtements neufs... C'est également par ce vol hebdomadaire qu'arrivent les fonds destinés à la petite succursale de la National Bank of Vanuatu, située dans le village de Betarara, au centre de Maewo. Comme la piste est en herbe, et donc inutilisable après de fortes pluies, plusieurs semaines peuvent s'écouler sans aucune desserte aérienne pendant la saison la plus arrosée (février à mai). C'est la saison où les fonctionnaires (enseignants, infirmières, et l'unique policier de l'île, qui se meurt d'ennui), étant payés tous les quinze jours, sont rapidement à court d'argent, faute de liquidités à la banque. Or, astreints à des horaires de travail, et le plus souvent venus d'autres îles (donc n'étant propriétaires d'aucune terre sur place), ils dépendent, bien plus que les autochtones, de leurs ressources financières. Aussi pallient-ils les retards de salaires par des "petits boulots" annexes. La directrice de l'école, par exemple, déploie ses talents de guérisseuse par le massage. L'aérodrome de Maewo est situé dans la partie nord de l'île, sur le plateau central, relié à la piste côtière par un chemin tellement défoncé que les quelques véhicules à quatre roues motrices qui circulent ici s'y enlisent régulièrement.


23 avril 2011 - 09:22. Côte orientale de Maewo. C'est la face inhabitée, ou presque, de l'île, ne possédant qu'un seul village, Naviso. Déjà très réduites sur la côte occidentale, les plaines côtières sont ici inexistantes, en dehors d'une plate forme corallienne basse où se trouvent le village et la cocoteraie de Naviso. C'est une côte abrupte, sauvage, défendue par des récifs frangeants qui en compliquent l'accès, et qui, régulièrement exposée à des vents d'est saturés d'humidité venant se heurter au long rempart montagneux que constitue l'île, reçoit de lourdes et fréquentes précipitations. D'immenses plages de galets gris ou noirs ourlent, de loin en loin, ce littoral, directement adossées aux escarpements d'où jaillissent de nombreux torrents et cascades. Mais souvent, ce sont les escarpements qui, par de grands abrupts rocheux, plongent à pic dans la mer, sans possibilité de passage à pied sec. Des forêts quasi impénétrables recouvrent entièrement les reliefs, où il arrive que des villageois s'aventurent avec leurs chiens efflanqués pour aller y chasser le cochon sauvage. Maewo fut la première île aperçue par Bougainville en venant des îles Fidji, du pont de la frégate La Boudeuse , un matin de mai 1768. Il la nomma Aurora. Ce qu'il put contempler alors, il y a maintenant près de deux siècles et demi, c'était ce rivage, identique à ce que nous en voyons sur cette photo. Rien n'a changé. Ni les industries minière ou forestière, ni la pression anthropique, ni l'Histoire, ni le tourisme de masse ou de luxe (ce grand pourrisseur d'espaces) ne sont venus insulter ces lieux fièrement défendus par leur sauvage isolement.


20 février 2011 - 20:00. J'ai acheté à Port-Vila un jeu d'échecs que j'ai ramené à Nasawa. Personne, dans le village, n'en connait les règles. Je n'ai du reste encore jamais vu, dans les îles du Vanuatu, personne y jouer, alors qu'aux îles Salomon, on jouait aux échecs dans des coins aussi perdus que les bords du Lac Tengano à Rennel ou dans des villages isolés de l'île de Santa Cruz. J'ai donc commencé à apprendre aux enfants les règles du jeu. Au début, ils sont comme saisis de terreur dès lors qu'il s'agit d'avancer une de leurs pièces, ils osent à peine y toucher. Puis des débats passionnés s'engagent en dialecte local, auxquels je ne comprend rien ; chaque membre d'un petit groupe agglutiné autour de l'échiquier veut imposer le mouvement de son choix (qui s'avère le plus souvent non réglementaire), et ça se finit généralement par une dispersion accidentelle des pièces d'un coup de coude involontaire dans le jeu. Sur cette photo, nous sommes dans le cadre plus paisible d'une veillée tardive (20 heures, c'est tard, ici) à la maison. Une mère joue avec sa fille. Peu importe la cohérence (ou plutôt l'incohérence) de la partie et les multiples entorses faites aux règles : c'est nouveau, et la nouveauté est si rare. Au début, tous les soirs, on me demandait si je pouvais apporter "chèque au roi " . Et puis la passion des "chèques au roi" est retombée, un peu prématurément au regard des progrès immenses qui restaient à accomplir, remplacée par celle, plus durable et qui me fut moins coûteuse en explications, pour la Puissance 4.


22 avril 2011 - 12:43. Qwatiahol est un village perché sur le plateau intérieur de l'île, à environ 400 mètres d'altitude. Cette photo est prise dans le nakamal du village, la maison des hommes. Aucune femme n'est autorisée à y pénétrer. A Maewo, c'est l'endroit où a lieu la prise de grade, c'est-à-dire la cérémonie au cours de laquelle un homme gravit un échelon dans la hiérarchie des big men, terme bichelamar que l'on peut traduire, bien qu'incorrectement, par "chefs" . La poutre que l'on voit au sol en travers du nakamal, et sur laquelle sont assis deux garçons, marque la limite entre le compartiment public du nakamal, et celui réservé aux chefs ayant atteint un certain grade. On peut distinguer, en arrière, au niveau du second pilier de soutènement, une autre poutre, qui marque la limite d'une nouvelle zone, destinée aux chefs de grades plus élevés encore. Plus le nakamal doit abriter des chefs de rangs différents, et donc ménager de l'espace pour autant de compartiments que de rangs présents dans le village, plus sa longueur augmente. C'est une véritable maison de vie pour les hommes du village, et notamment pour les jeunes hommes célibataires, qui peuvent y venir manger et dormir, bien que le confort soit des plus spartiates et l'hygiène des moins strictes.


30 juillet 2011 - 14:26. C'est un jour férié, consacré à la célébration de l'indépendance du Vanuatu. Levée des couleurs. C'est très sérieux. Le drapeau est hissé tous les matins avant le début des classes ; pour cette occasion, on utilise un vieux drapeau à moitié en lambeaux, aux couleurs toute délavées, mais pour le jour de l'indépendance, la directrice a fait hisser le beau drapeau tout neuf que lui a envoyé le Ministère de l'éducation... avec sa facture de 4 000 vatus (environ 35 euros). Les élèves, les enseignants et quelques parents, droits comme des i, chantent l'hymne national. Je ne doute pas que dans toutes les écoles du Vanuatu, depuis Aneytium, à l'extrême sud, jusqu'aux îles Torres tout au nord, on accomplit ce rituel avec le même civisme ; aussi étrange que cela peut paraître dans petit archipel dont les 240 000 habitants parlent 100 dialectes différents, et où personne n'avait, il y a encore trente ans, la moindre idée de ce qu'était une nation, puisque aucune entité politique autochtone véritable n'avait jamais existé jusqu'alors dans l'archipel. Les partis politiques mélanésiens qui ont émergé dans les années 70 aux Nouvelles-Hébrides, et qui ont ouvert la voie à l'indépendance du Vanuatu, se sont vite multipliés comme en écho à l'émiettement socio-linguistique du pays. Une fois l'indépendance acquise, en 1980, les responsables politiques qui l'avaient décrochée durent, en quelques sorte, assumer ce franchissement en donnant à l'archipel les attributs de l'unité nationale. Encore aujourd'hui, beaucoup pensent qu'il était trop tôt. La scène représentée sur cette photo apparaît comme un artefact. Le gouvernement du Vanuatu souffre d'une grave instabilité. Les ministres et Premiers ministres se succèdent en un jeu de chaise musicales, variant au gré des alliances politiques qui se font et se défont au sein d'une petite oligarchie dont l'une des principales caractéristiques est l'incompétence de ses membres. D'un autre côté, des réseaux traditionnels d'échange et de solidarité perdurent le long de routes très anciennes, qui pallient ponctuellement et localement les carences de l'État.


26 février 2011 - 17:50. Ces deux hommes sont occupés à une des grandes affaires dans tout l'archipel : la préparation du kava. Ce breuvage au goût particulièrement infecte, tiré d'une eau filtrée à travers une pâte obtenue par le broyage d'une racine de poivrier, produit des effets particuliers auxquels les Vanuatais attribuent, entre autres, des vertus relaxantes. Connue depuis la nuit des temps en Mélanésie, mais consommé à des degrés divers selon les archipels, le kava avait à l'origine un caractère sacré et pouvait jouer un rôle important dans la vie politique, par exemple au cours de cérémonies d'alliance ou de réconciliation. Certains missionnaires, surtout presbytériens, tentèrent en vain d'en abolir l'usage. Peu à peu, tout en conservant une part de sa charge symbolique et culturelle implicitement ressentie comme partie intégrante du patrimoine national, le kava s'est "profanisé" en devenant un enjeu commercial important. D'année en année, la demande croît sans faiblir, soutenue en grande partie par une consommation urbaine de plus en plus importante (les bars à kava, souvent une simple cabane au bord de la route, pullulent à Port-Vila et Luganville) ainsi que par une exportation elle aussi grandissante vers d'autres pays du Pacifique (Nouvelle-Calédonie, Fidji, et même à présent certains archipels polynésiens comme Tuvalu ou Kiribati). En milieu rural, le kava a conservé des usages plus proches des principes d'origine, notamment dans le fait que sa consommation, de même que sa culture et sa préparation, restent interdites aux femmes, alors que les bars à kava de Port-Vila et de Luganville acceptent largement, de nos jours, une clientèle féminine. Mais là aussi, la fréquence d'aborption tend à banaliser le breuvage et donc à le désacraliser, au risque d'en faire, à l'avenir, une simple culture de rapport au détriment de sa dimension culturelle.


06 février 2011 - 16:44. Nasawa, une fin d'après midi, baignade. Au seuil de la forêt, un vallon de verdure où coule une eau limpide qui rempli des cuvettes naturelles et court de l'une à l'autre au soleil des tropiques. Il chauffe doucement à cette heure-là. Un petit groupe de garçons venus se baigner, comme ils le font tous les jours de beau temps. Est-ce l'image de gens heureux ? Cette question surgit, récurrente, quand j'observe, dans son quotidien, cette petite communauté que le monde extérieur laisse largement en paix et qui ne semble guère éprouver l'envie ou la fascination à l'égard de ce qu'elle ne possède pas. Instinctivement, guidé par un scepticisme, par une méfiance de l'instant et du cadrage partiaux qui peuvent être très complaisants envers une quête d'exotisme comme échappatoire aux angoisses contemporaines, je me garde de célébrer cette scène comme la synthèse de "mon" île. Ce que notre société dite de communication, saturée de signes, d'images, de symboles dont elle ne sait plus faire ni le tri ni la patiente interprétation, voit en ce décor, c'est souvent un archétype façonné dans la confusion et l'urgence d'un regard qui se laisse aller à la facilité des raccourcis sophistiques. Il faudrait une longue, une très longue et riche expérience des autres et des ailleurs, dans un monde qui, en apparence, en réduit les champs, pour y voir clair dans les instantanés dont la tyrannie des fantasmes de masse nous inonde.

01 mai 2011

Vanuatu - Vers Maewo

Les mers profondes du Vanuatu sont sillonnées par des navires de faible tonnage acheminant dans les îles les denrées alimentaires et autres marchandises embarquées à Luganville ou Vila, qui seront revendues dans les petites épiceries familiales disséminées dans les hameaux des îles, ou collectant les productions locales, principalement des plans de kava et du coprah. Lorsqu'il s'en présente un, il prend à son bord des passagers qui s'installent comme ils peuvent sur le pont arrière, dans un confort très spartiate. Le voyage s'effectue au rythme lent des chargements et des déchargements qui ne peuvent se faire la plupart du temps que par l'intermédiaire d'une annexe exiguë, à bout de souffle; les bons mouillages sont rares, les équipements portuaires quasi inexistants. S'embarquer sur ce genre de navire, c'est accepter la perspective de très longues heures de cabotage dans les relents de coprah, à la merci des grains passagers pendant que le rafiot fait des ronds sur lui-même si le fond n'est pas assez haut pour jeter l'ancre. Mais c'est aussi la promesse de visions somptueuses. De loin, une île n'apparaît que comme une masse sombre dans l'air brûlant et poudroyant de la haute mer, et dont les contours se fondent dans un sfumato bleuâtre. Imperceptiblement, à l'approche, les crêtes se compliquent de détails topographiques que la distance abolissait, des nuances végétales deviennent perceptibles, une cocoteraie, un essart, le couvert exubérant, la débauche prodigieuse d'une forêt ombrophile. Les îles de Mélanésie, en général des îles hautes, baignent dans une humidité quasi-permanente. Des panaches nuageux enveloppent leurs pentes sommitales, qui ne sont presque jamais sèches. Le soir ou le matin, quand le soleil est bas, il révèle dans le tranchant de ses rayons à travers l'air limpide des heures fraîches toute une série de plis, de crêtes, de ravines, d'abrupts vertigineux, de replats, de vallées étroites, d'éperons, de cirques aux parois entièrement tapissées d'une sorte de liseron géant. Les espaces plats sont rares, les plaines côtières réduites, la présence humaine si discrète qu'il faut scruter longtemps, sous éclairage favorable, l'inextricable futaie tropicale des bas versants pour y déceler parfois quelques toits de tôle brillant au soleil. Lorsque la nuit tombe et que le caboteur poursuit sa tournée, les villageois qui ont du coprah à embarquer se signalent par un feu de palmes sèches ou bien en agitant des lampes torches dans l'obscurité qui, sous ces latitudes subéquatoriales, se fait si vite.

Le navire qui dessert le plus régulièrement l'île de Maewo s'appelle le Makila. Encore faut-il escompter, par mauvais temps ou avarie (fréquentes) des passages espacés de plus d'un mois. C'est sur le Makila que je suis arrivé à Maewo, le 4 février 2011, en compagnie d'autres habitants de l'île, depuis la grande île de Santo. Le soir du départ, nous avons attendu, installés comme nous le pouvions sur le petit pont arrière, le largage des amarres, qui était prévu pour minuit. A six heures du matin, émergeant d'un mauvais sommeil, nous n'avions pas bougé d'un pouce ; le ciel était sombre, l'air était lourd, des éclairs zébraient l'horizon. Puis nous avons appris que le capitaine avait un deuil dans sa famille, plus exactement un "après deuil", car au Vanuatu, si elle fait les choses comme il faut, une famille organise des festivités 10 jours, puis 50 jours, et 100 jours après le décès d'un parent. Un capitaine de rechange est arrivé vers sept heures. Le soir, nous avons atteint sous une pluie battante l'abri naturel de Lolowai, sur la côte nord-ouest de l'île d'Ambae, qui fait face à Maewo. Une partie des passagers auxquels je dus me joindre alla passer la nuit à terre, tout près de là, à l'hôpital de Lolowai. Lorsque nous arrivâmes, les femmes furent invitées à prendre part à une petite veillée de pleureuses improvisée dans la maison du directeur de l'hôpital, lequel venait de perdre je ne sais quelle parente plus ou moins proche, sur l'île voisine de Pentecôte. Le reste de la troupe attendit sur le pas de la maison. Il était neuf heures du soir, je grelottais dans des vêtements mouillés, j'avais faim, il faisait noir, tandis que juste à côté, à la lueur vacillante d'une chandelle, une demi douzaine de femmes, la tête dans les mains, versaient toutes les larmes de leurs corps en poussant des cris très spectaculaires pour une vieillarde que la plupart d'entre elles ne connaissait même pas. On ne meurt pas plus qu'ailleurs au Vanuatu. En revanche, le nombre d'individus qui doivent se sentir concernés de près par la mort de quelqu'un est assez considérable, couvrant jusqu'à des branches fort éloignées dans l'arbre généalogique du défunt, et le deuil dure plus de trois mois. De ce fait, la mort, sans être plus fréquente, est cependant plus présente.

Le lendemain, le soleil revenu, nous attendîmes encore longtemps le déchargement des nombreuses marchandises commandées par les petites épiceries du nord d'Ambae, ainsi que des bidons de fuel. J'en profitai pour aller visiter l'hôpital, que je serais tenté d'appeler un dispensaire. Mais comme il y a un docteur, il faut l'appeler hôpital, m'a-t-on dit. Les infirmières portaient des uniformes blancs immaculés, bien que tout le reste, matelas, draps, ferraille des lits, armoires, haricots, pèse-bébés, et jusqu'aux formulaires médicaux qui prenaient la moisissure sur un coin de bureau, ne semblait guère jouir des mêmes attentions hygiéniques. De grands trous mangeaient les moustiquaires tendues aux fenêtres, quelques pieds à perfusion tout rouillés étaient entassés en vrac dans une pièce humide et toute sombre.

Le Makila quitta la jolie crique de Lolowai vers 16h00 et, sous un soleil radieux, fendit les flots vers ce qui allait devenir "mon" île pour les dix mois à venir. Maewo.

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Maewo est une île de forme allongée (55 kilomètres de longueur pour une largeur moyenne d'environ 5 kilomètres), orientée nord-sud, qui, bien que possédant des terrains d'origine volcanique, doit sa formation et sa morphologie d'ensemble à des jeux de failles méridiennes, assez récents, qui ont porté à des altitudes de 400 à 500 mètres des séries calcaires coralliennes. Celles-ci forment un plateau intérieur où les eaux de surface, très abondantes du fait d'une pluviosité considérable (certaines années enregistrent près de 5 mètres de précipitations), ont par endroits accompli un travail de dissection assez poussé et crée un réseau complexe d'écoulements souterrains qui rejaillissent en grondantes cascades à la faveurs des multiples cassures géologiques occasionnées par l'histoire sismique mouvementée de l'île. Le plateau central surplombe les littoraux par de vigoureux escarpements, à l'exception du nord de l'île, où les reliefs s'abaissent sensiblement ; il est dominé par des reliefs d'origine volcanique peu accessibles, atteignant 1 000 mètres d'altitude, qui comptent parmi les terrains les plus anciens de tout l'archipel. Il n'existe plus aucune activité volcanique sur Maewo, mais les secousses sismiques y sont fréquentes, l'île étant directement longée sur sa façade orientale par une zone de compression active entre le bassin nord-fidjien à l'est et la plaque australienne à l'ouest qui fait régulièrement jouer les failles transformantes la traversant d'est en ouest. Elle est aussi affectée par la subduction très active entre les plaques Australienne et Pacifique, qui se matérialise par l'enfoncement de la première sous la seconde au niveau de la fosse du Vanuatu, à l'ouest de l'arc insulaire du même nom.

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Le nom de l'île, Maewo, aurait quelque chose à voir avec la notion de tabou, d'interdit. Maewo, à l'image d'Ambrym, plus au sud, passe pour être une terre de pratiques occultes qui lui ont taillé une réputation un peu particulière. A mon arrivée à Port-Vila, en janvier 2011, pour obtenir un visa d'une année, l'immigration me demanda de produire une lettre de recommandation du ministère de l'Éducation, puisque l'objet premier de mon séjour était de venir enseigner bénévolement dans une école du pays. Parmi les arguments avancés par le Directeur de l'enseignement secondaire dans sa lettre, il était dit que le corps enseignant redoutait toute affectation sur Maewo à cause, outre de son isolement, de l'usage intensif qu'on y est fait de la magie noire. La présence d'un étranger venu travailler avec eux ne pouvait que remotiver les enseignants en place dans les écoles de Maewo, pour la plupart originaires d'autres îles. L'histoire de Maewo est fort mal documentée, mais des maigres sources qui existent au sujet de cette île se dégage la même coloration assez sombre, s'exhalent les mêmes parfums de mort, de lamentations et d'interdits. Cela dit, à y regarder de près, Maewo n'a pas l'apanage des ténèbres et des forces occultes. Ambrym, au centre de l'archipel, a aussi ses sorciers redoutés; Erromango, au sud d'Efate, continue de traîner le boulet des meurtres de missionnaires dont ses habitants se rendirent coupables il y a plus d'un siècle et demi ; Malekula, une grande île proche de Santo, est connue pour le caractère belliqueux de ses Big Nambas, des groupes de l'intérieur montagneux ; l'archéologie autant que les témoignages de missionnaires et de négociants du XIXe siècle ont attesté que le cannibalisme n'était pas rare dans certaines îles, dont Ambrym et Malekula ; les habitants de Tanna, dans le sud de l'archipel, ont encore de nos jour assez mauvaise presse : ils sont mangeurs de rats et de chats, rejettent les apports de la civilisation moderne pour se complaire dans l'inconfort et les cruautés d'une coutume arriérée. Au-delà même de ces exemples très localisés, on touche ici au mythe d'une Mélanésie sauvage, hostile, et sanguinaire, mythe qui remonte au temps des premiers explorateurs et missionnaires européens dans cette partie du monde, dont un certain nombre, c'est un fait, reçurent un accueil pour le moins mitigé de la part des populations autochtones. Mais si tous, il s'en faut de beaucoup, ne finirent pas dans une marmite, le mythe était né, qui allait être relayé par toute une littérature de voyage dépeignant la Mélanésie et ses habitants sous des traits particulièrement dépréciatifs, dépréciation d'autant plus saillante qu'elle était souvent mise en regard d'un autre mythe, celui de la douceur paradisiaque polynésienne. Jack London offre l'exemple assez caractéristique de cette opposition dans son récit The Cruise of the Snark où il relate son voyage entre Hawaï et l'Australie à bord de son yacht le Snark. Ses vues sur les îles de Mélanésie offre un contraste saisissant entre les merveilleux paysages et les habitants beaux, sains, aimables et accueillants de Polynésie, et les climats insalubres, la laideur, la cruauté et la sauvagerie des habitants de Mélanésie.

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Il n'existe pratiquement pas de plaines littorales à Maewo, et pourtant l'essentiel de l'habitat se concentre sur une bande côtière de trois à quatre cent mètres de profondeur tout au plus, en villages très espacés les uns des autres. Cela n'a pas toujours été le cas ; les témoignages des premiers voyageurs autant qu'une attention portée aux traditions orales ou à la toponymie locale attestent un peuplement intérieur qui fut relativement dense et qui a presque entièrement disparu de nos jours (seuls deux villages subsistent sur le plateau intérieur, au centre de l'île). En 2008, il y avait un peu plus de 3 000 habitants à Maewo, soit une densité de peuplement de 10 habitants par kilomètre carré. Il est très difficile de fournir une estimation démographique de l'île avant l'époque contemporaine, c'est-à-dire avant l'installation des blancs aux Nouvelles-Hébrides, mais les observations des premiers navigateurs et négociants blancs qui l'abordèrent au cours du XIXe siècle ne peuvent guère laisser de doutes sur le fait que Maewo a connu, à une époque relativement récente, une chute très brutale de ses effectifs, selon un processus probablement semblable à celui qui mit gravement en péril les peuplements de nombreuses autres îles dans l'archipel et dont l'élément principal fut le choc microbien provoqué par le contact avec les blancs. Néanmoins, les traditions orales à Maewo évoquent fréquemment des guerres tribales très meurtrières qui pourraient avoir pris aussi une part importante dans le dépeuplement de l'île. Ces guerres semblent avoir eu pour origine une profonde division entre le nord et le sud de Maewo et s'être conclues par une domination culturelle du nord sur le sud, au terme de luttes qui purent occasionner de véritables massacres. Une légende mentionne les eaux d'une rivière rougies par le sang des victimes d'une tuerie de masse ; depuis ce temps, non daté (de fait, la tradition orale ne date pas, au sens où nous l'entendons communément ; il faut situer les événements qu'elle décrit selon une grille de lecture du temps très différente de celle que nous impose le découpage calendaire familier aux sociétés de la mémoire écrite), il y a, tout près de l'estuaire de la rivière, un lieu, aux limites invisibles mais précises, que la mémoire collective des villageois a frappé d'interdit. C'est un lieu que les différents dialectes de l'île, avec quelques variantes dans la prononciation, s'accordent à qualifier de maewo, c'est-à-dire "tabou". Ne pas s'y baigner, ne pas y accomplir certains actes jugés déplacés au regard du deuil qui l'habite, voire même éviter d'en fouler la surface. L'île est ainsi parsemée de lieux maewo, qui se sont multipliés au fur et à mesure que le corpus de traditions orales s'est étoffé de génération en génération. La tabouisation d'un lieu peut aussi être liée à des événements réel, clairement fixés dans le temps (une noyade, un suicide, une querelle, un décès inexpliqué...), ou, plus généralement, au culte des ancêtres, largement répandu dans les sociétés mélanésiennes et qui entretient des liens très étroits, une osmose pourrait-on dire, avec le sol, le territoire. Il est difficile de dire si le corpus oral qui enregistre et justifie cette classification spatiale très prégnante continue d'évoluer, de s'enrichir. Les tabouisations liées à des événements historiques n'offrent sans doute pas assez de recul pour affirmer qu'elle perdureront dans l'imaginaire collectif de la population au même titre que celles ayant donné lieu à une véritable littérature orale. Mais à l'évidence, l'espace est, dans l'esprit des insulaires de Maewo, peuplé de lieux dont l'usage, ou plutôt la restriction d'usage est commandée par des superstitions bien réelles, par une perception de l'espace profondément solidaire de sa dimension "enchantée". Joël Bonnemaison a analysé cette caractéristique de l'espace vécu vanuatais comme une réponse à son émiettement insulaire, dont il faut rompre les finitudes, les confinements, par une réinvention des lieux. Les habitants du Vanuatu, et particulièrement ceux des communautés vivant encore largement repliées sur elles-mêmes, conjurent l'isolement que leur impose leur éloignement des grands courants d'échange en donnant un surcroît de sens à leurs espaces.

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Maewo est donc presque entièrement inoccupée en dehors du littoral, et plus précisément du littoral occidental. Il ne reste que deux villages sur le plateau central, Qwatiahol et Ngota, dans la partie médiane de l'île. Ce plateau central fut certainement beaucoup plus peuplé par le passé, de même que l'étroite bande côtière occidentale. Le peuplement de Maewo était caractérisé par une distinction classique entre peuples des montagnes et peuples de la côte, encore très pertinente aux premiers temps des contacts avec les blancs, mais qui s'estompa dans certaines îles au fur et à mesure de l'abandon des villages de montagne. Maewo fait partie de ces îles, avec Aneityum, Ambrym, Erromango ou Gaua, alors que des populations de l'intérieur ont subsisté dans d'autres îles comme Tanna ou Pentecôte. Le pidgin véhiculaire en usage dans l'archipel, qu'on appelle le Bichlamar, désigne ces deux types de populations par les noms de man solwota pour les gens de la côte (littéralement : "hommes de l'eau salée") et man bush pour les gens de l'intérieur ("gens de la brousse", "de la forêt"). Le dépeuplement des hinterland et la concentration des populations sur les rivages n'a peut-être pas obéi à un processus, des séquences identiques dans toutes les îles qui ont connu cette évolution. A Maewo, les populations côtières ont connu des hécatombes dramatiques au XIXe siècle, conséquences des chocs microbiens et de conflits locaux incessants, mais aussi du départ de nombreux hommes embauchés par des recruteurs de main-d'œuvre pour le compte des planteurs du Queensland. Beaucoup de familles décidèrent de fuir les littoraux pour s'établir sur les hauteurs. A cette phase succéda à partir de la fin du XIXe siècle un mouvement de descente vers la côte ouest, encouragé par un apaisement des conflits et l'installation de missions anglicanes qui favorisèrent les regroupements démographiques autour des lieux de culte. Si la géographie physique semble justifier la dissymétrie démographique entre les côtes est (très escarpée, n'offrant pratiquement aucun terrain aisément habitable) et ouest (plus accueillante, surtout dans la moitie nord de l'île), les raisons profondes sont sans doute à chercher ailleurs que dans ce déterminisme physique. Les aptitudes physiques des espaces n'expliquent pas toujours les logiques de peuplement; l'Histoire, et aussi les niveaux techniques atteints par les groupes humains en matière d'agriculture ou d'élevage, les éclairent plus souvent. Les cartes de densité de peuplement du Vanuatu, et plus généralement de Mélanésie, ne manquent pas de surprendre. A Malekula, deuxième île du Vanuatu par sa superficie, des ilots comme Atchin (70 hectares) ou Vao (120 hectares), situés à quelques centaines de mètres au large de la côte nord-est de l'île, portent respectivement des densités de 555 et 1 087 habitants par kilomètre carré, alors que les plaines qui leur font face sont largement sous-peuplées, avec des densités inférieures à 10. Malaita, aux îles Salomon, offre semblable curiosité : l'île dans son ensemble porte de faibles densités tout en ménageant de vastes espaces habitables, mais sur certaines lagunes qui l'entourent, comme la lagune Lau au nord, les hommes se sont échinés pendant des siècles à construire des îlots artificiels en entassant des blocs de corail, sur lesquels ils se sont entassés, délaissant les plaines littorales et les bas versants voisins. Dans les deux exemples cités, ce qui peut apparaitre à première vue comme illogique l'est moins à l'observation des faits historiques. A Malekula comme à Malaita, les différents groupes ethno-linguistiques qui se partageaient le territoire insulaire n'ont cessé, pendant très longtemps, d'entretenir des rapports conflictuels alimentés par des cycles sans fin de raids punitifs. Certains groupes ou clans lignagers tentèrent d'échapper à cette insécurité en s'isolant sur ces îlots, naturels ou artificiels, qui avaient l'avantage de constituer des positions défensives, mais aussi de soustraire leurs habitants au fléau malarien qui touchait (et continue d'affecter) les populations des plaines. A Maewo, la concentration des lieux de vie sur la côte ouest s'explique d'abord par la position et l'orientation générale de l'île dans l'ensemble des îles du nord du Vanuatu. Sa côte occidentale regarde vers une sorte de petite méditerranée limitée par les îles Banks au nord, de Santo et Malekula à l'ouest, l'île d'Ambrym au sud, et les îles de Pentecôte et Maewo à l'ouest ; occupant une position centrale dans cet ensemble, l'île d'Ambae. L'espace maritime ainsi délimité possède une réelle cohérence "régionale" qui a, depuis des siècles, trouvé son écho dans un réseau d'échanges (échanges de biens matériels, d'épouses, de savoirs...) qui perdure en ce début de XXIe siècle. Ainsi les familles du nord de Maewo entretiennent-elles des relations privilégiées avec celles des îles Banks, et plus particulièrement l'île de Mere Lava, celles du centre avec le nord d'Ambae, et celles du sud de l'île avec le nord de Pentecôte. A l'échelle de tout le nord du Vanuatu, Maewo s'inscrit clairement dans le fonctionnement et la vie de ce réseau "nord méditerranéen" de l'archipel. Or, la côte est de l'île s'en trouve singulièrement isolée. Les communications avec la côte ouest sont malaisées, la circumnavigation de l'île est rendue périlleuse par la présence, à ses extrêmités nord et sud, de courants contraires, et l'est regarde vers une vastitude océanique qui n'est interrompue que par l'archipel fidjien, à 800 kilomètres de là ; une telle distance à surpassé les capacités techniques des peuples vanuatais à construire des échanges commerciaux réguliers avec les Fidji. La façade orientale de Maewo n'est pas seulement un quasi désert humain de par ses moindres aptitudes physiques, elle l'est avant tout en vertu de la disposition des réseaux d'échanges à l'échelle du nord du Vanuatu.

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Le Makila jeta l'ancre devant Nasawa alors que le soleil était bas sur l'horizon. L'annexe nous amena à terre, à quelques mètres de l'école qui se trouve juste là, un peu isolée du reste du village, au pied de la montagne. Des enfants nus accoururent. Des femmes bien en chair, leurs robes-mission flottant à la brise du soir (ces robes amples imposées autrefois par les missionnaires, généralement imprimées de motifs floraux aux couleurs vives) , les suivaient à pas lents, et s'immobilisaient un peu en retrait. Je respirais, instinctivement, l'odeur de Maewo. Chaque lieu nouveau a une odeur que nous sentons sans même nous en rendre compte. A Nasawa, c'était peut-être l'odeur de la forêt qui assiège l'étroit domaine des hommes, cette toute petite écorchure qu'ils ont faite dans la nature surabondante de l'île. Une odeur tiède et humide, pleine, apaisante, mais qui vibrait du rire des enfants, de la fumée bleuâtre qui s'échappe par les toits de feuillage des cuisines à l'heure où l'on fait cuire le taro sous les pierres chaudes, du battement d'aile des roussettes qui s'envolent au soir tombant, du chantonnement des ruisseaux dont bruit l'île toute entière, et, plus impalpable mais si prégnant à l'odorat du voyageur, de l'écho que le sol qu'il découvre lui renvoie des rêves qu'il a mainte fois nourris à son égard. Il touche au lieu, au terme d'un long et tortueux itinéraire d'ajournements, de mises en sommeil, et d'espérances que tracent l'inconstance ou les angoisses de l'âme. Cet aboutissement, c'est lui, au final, qui crée le vrai parfum des endroit où l'on n'arrive pas par hasard.

Quelques curieux vinrent voir le waetnam, le blanc. Quelques figures qui allaient vite me devenir familières, comme pratiquement tout le reste du village, dont personne ne sera jamais capable de me donner une estimation du nombre d'habitants ; mais j'aurais eu plus vite fait de les compter moi-même que d'attendre une réponse fiable. De l'ordre de 400 personnes, en allant jusqu'à Bosgole et Lavonda, des écarts, comme on dit en Bretagne, en allant vers le sud. Ce soir-là, donc, il y eut Favie, l'ancienne infirmière de Nasawa, qui perd un peu la boule de temps à autre, quand elle vient chanter à tue-tête sur la plage à quatre heure du matin (j'entends l'écho de La chanson de la folle au bord de la mer, un surprenant prélude pour piano d'Alkan ). Il y eut Paul, une armoire à glace, crasseux comme un peigne, qui ne parle jamais, qui rit seulement ; pour le coup, lui est vraiment demeuré ; il me renvoie l'image du Gagou, l'idiot du village dans des romans de Giono ; il sait rendre service comme portefaix lorsqu'il faut débarquer cartons et sacs de riz du Makila et les acheminer quelque part dans le village. Il y eut Kieth, celui qui a construit ma maison sans faire aucun plan ; un homme à la voix un peu éraillée et au visage noble : un regard un peu froids au creux d'orbites profondes, des arêtes bien tranchées, une lèvre supérieure dissimulée derrière une moustache toujours très bien taillée, un sourire franc qui creuse deux longues parenthèses dans ses joues. Il y eut Kaylin, qui habite juste à côté de l'école : je l'ai surnommée madame Nochere, comme la concierge de l'immeuble de la rue Simon Crubellier dans La vie, mode d'emploi de Pérec, parce que c'est le seul nom de concierge littéraire que je connaisse, avec madame Pirotte, la concierge de Tintin ; mais à mon avis Kaylin se rapproche plus de madame Nochere ("boulotte et volubile") que de madame Pirotte, et puis surtout c'est une vraie concierge ; les premiers temps (elle devait m'épier, je ne vois pas d'autre explication) je ne pouvais pas m'éloigner de l'école sans qu'elle surgisse et s'enquiert de ma destination. Il y eut le pasteur, un type entre deux âges, un peu sourd, un peu lisse, un peu éteint, qui fait des sermons interminables le dimanche dans son église du Christ (la Church of Christ est la principale obédience représentée à Nasawa) ; encore en ai-je pu juger qu'une seule et unique fois à ce jour, le deuxième dimanche après mon arrivée sur l'île, quand la messe fut l'occasion de fêter ma venue et qu'en conséquence je n'y pu pas couper.

La maison qui m'était destinée n'étant pas achevée, on me logea un premier temps dans le dortoir des filles, lesquelles iraient habiter dans la maison de la directrice et de sa famille, tout près de là. Estimant qu'il n'était pas convenable de me laisser dormir seul, la directrice m'adjoignit un compagnon de chambre en la personne d'un de ses fils, mais celui-ci devant aller poursuivre sa scolarité sur l'île de Pentecôte lorsque la rentrée fut venue, je saisis l'occasion pour expliquer à la directrice qu'il était inutile de lui trouver un remplaçant, car je préférais dormir seul. Je n'eus pas le courage de lui dire qu'outre le fait de dormir seul, j'étais également désireux d'aller me promener seul, ou tout simplement d'être seul de temps à autre. Mais ce desiderata eût peut-être plus fait figure d'affront que de franchise. Mon chaperonnage permanent n'était rien d'autre, aux yeux de mes hôtes, que de l'hospitalité. Leurs visites incessantes, à n'importe quel moment de la journée, de la simple curiosité chez des gens qui ne boudent pas leur plaisir de recevoir un étranger chez eux. Leurs questions quant aux lieux où je me rendais, d'où je venais, une figure imposée du code de politesse local (yu kasem we ? "où vas-tu ?")


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11 avril 2011

Vanuatu - quelques remarques préliminaires


Il y a deux ans et demi, vers la fin de l'année 2008, j'arrivai de nuit dans le village d'Upongkor, sur l'île d'Erromango. Les gens me conduisirent chez William Mete, car c'est chez lui qu'on héberge ordinairement les visiteurs. Je fus accueilli par un grand vieillard à moitié aveugle, aux gestes lents, hésitants, dont la partie droite de la mâchoire inférieure était affligée d'une sorte de vilain œdème. William m'amena dans une petite bâtisse au fond de son terrain, au sol recouvert d'un tapisson hors d'âge. De grandes toiles d'araignées aux angles des murs et des jalousies dansaient mollement dans la brise nocturne. William lança quelques ordres à sa petite fille, qui revint quelques minutes plus tard avec une assiette garnie de riz, de choux et de taro, et une lampe-tempête qui faisait une sphère intime de lumière dans la pièce où nous nous tenions. William s'assit au coin de la table où je prenais ma collation. D'abord, il ne dit rien, puis me posa quelques questions assez ordinaires, semblant absorber mes réponses dans de profonds silences. Et puis William se mit à me raconter sa vie, du moins les événements de sa vie qu'il avait envie de me raconter. A l'Époque où le Vanuatu s'appelait les Nouvelles-Hébrides et était "gouverné" par une Commission mixte franco-britannique, il fit partie d'un Conseil consultatif qu'au terme d'un demi siècle de gestion molle ce gouvernement bicéphale absurde avait finit par mettre sur pied. Il avait voyagé en Nouvelle-Calédonie, et même jusqu'en Australie. L'année où l'on fêtait le bicentenaire du passage du Cook aux Nouvelles-Hébrides, la Reine d'Angleterre en personne y fit une visite officielle, sur son yacht Britannia, et William fut invité à une grande réception offerte à bord par Sa Majesté, à qui il serra la main. Lors de cette réception, il eut pour voisin de table Lord Mountbatten, qu'il appelait "mon ami". A l'indépendance, en 1980, William revint à Erromango, il y dirigea quelques années l'école d'Upongkor, deux bâtisses sommaires un peu au dessus de la rivière. Déclinant, il ne bougea guère plus de ce bout de terre où je l'écoutais ce soir-là, près de l'estuaire où les eaux de la Dillon's River roulent jusqu'au Pacifique.

Je fis d'autres rencontres dans les îles du Vanuatu, qui me rappelèrent celle avec William Mete : Witley Toa aux Torres, Charles Bice aux Banks, Harold Finger à Maewo, ou les deux Petites Sœurs de Marie à Lolopuepue, sur l'île d'Ambae. Toujours, les premiers instants furent atones, presque froids, parce que les Ni-Vanuatu (c'est ainsi qu'on appelle les habitants du Vanuatu) sont généralement peu portés à l'exubérance. Ce sont des gens discrets, mesurés. A la lecture des récits des premiers missionnaires qui prirent pied dans ces îles, et qui constituent la maigre bien que meilleure source sur leurs populations dans la première moitié du XIXe siècle, on peut se demander s'il en fut toujours ainsi : il y est surtout question de martyres, de cannibalisme, d'épouvante, de veuves étranglées, de guerres continuelles... A peine John Williams, le premier missionnaire arrivé au Vanuatu en 1839, eut-il posé le pied sur l'île d' Erromango qu'il fut transpercé de flèches. A lire tant de semblables récits, on a du mal à comprendre pourquoi les Églises (principalement anglicane et presbytérienne) s'acharnèrent tant à vouloir pacifier ce bout du monde, comme elle le firent en d'autres contrées tout aussi reculées et dont les indigènes, pour violentes et inhumaines que pussent paraître leurs manières, ne les avaient jamais étendues au-delà de leurs rivages. Ce fut une entreprise funeste. Les missionnaires, mais aussi les santaliers, les recruteurs de main-d'œuvre et les négociants venus d'Australie, provoquèrent un effondrement démographique spectaculaire d'un bout à l'autre de l'archipel en apportant des maladies inconnues des indigènes, en bouleversant, par leur élargissement soudain, les horizons de sociétés dont les fragiles équilibres furent ainsi dramatiquement rompus. Le cas, assez bien documenté, d'Aneytium, l'île la plus australe de l'archipel, est emblématique. En 1850, c'est-à-dire deux ans après l'arrivée du révérend John Geddie qui y installa une mission presbytérienne très active, Aneytium comptait 3 500 habitants. Il y en avait probablement beaucoup plus vingt ans auparavant, avant l'arrivée de James Paddon, le premier colon blanc des Nouvelles-Hébrides, qui s'était installé sur l'îlot d'Inyeug, en face de l'île. En 1905, on ne comptait plus à Aneytium que 435 habitants. En un demi siècle, la population y avait donc chuté de 95%. Si, au fil des années, au prix d'un zèle missionnaire qui ne manque pas de laisser un sentiment d'admiration mêlé de légitimes critiques que le recul historique et les progrès des connaissances anthropologiques font apparaître, le christianisme fit œuvre pacificatrice, il provoqua, par ignorance ou sectarisme (le débat est délicat), des dégâts irréversibles. La brutalité des recruteurs de main-d'œuvre, leur malhonnêteté fréquente, puis les méthodes désastreuses de planteurs blancs aussi inexpérimentés en matière de mise en valeur des milieux tropicaux que médiocres dans leurs rapports aux indigènes, acheva de donner à l'histoire de l'ouverture des îles au monde extérieur une coloration assez sombre. Le régime condominial qui fut esquissé au début du XXe siècle par l'établissement d'une Commission navale mixte sous la pression des missions et des planteurs fit preuve, les cinquante premières années de son existence, d'une quasi indifférence vis-à-vis de tout ce qui existait et se passait au-delà des limites de Port-Vila et de sa région, donnant libre cours aux abus des blancs envers des populations indigènes décimées, parfois spoliées de leurs terres, et qui peinaient à maintenir des assises culturelles séculaires que moins d'un siècle de contacts avec marchands et missionnaires avaient mises en grand péril.

Il est impossible de donner ne serait-ce qu'une estimation de ce qu'étaient les îles que James Cook nomma Nouvelle-Hébrides (un choix toponymique qu'on ne su jamais expliquer) avant l'arrivée des premiers explorateurs européens. Leur existence fut pour la première fois attestée par Pedro Fernandez de Quiros lorsqu'en 1606 il jeta'ancre dans ce qui est aujourd'hui Big Bay, au nord de l'île d'Espiritu Santo. Les relations très conflictuelles entre l'équipage européen et les indigènes ne donnèrent guère à de Quiros le gout d'entreprendre une étude très objective de ces nouvelles terres, d'autant qu'aveuglé par la certitude d'avoir touché au but de son expédition, le Continent austral, il s'occupa surtout d'organiser sa prise de possession au nom de la Couronne d'Espagne en distribuant à ses hommes de bords, y compris aux moins gradés, des titres de chevaliers, de ministres et de fonctionnaires. Ses ambitions firent long feu et après de Quiros, les habitants de l'archipel durent attendre cent soixante-deux ans avant de voir passer un autre navire européen, celui de Louis Antoine de Bougainville, qui ne fit que longer les côtes de Pentecôte et de Maewo (que Bougainville baptisa Aurora), avant de mettre brièvement pied à terre sur Ambae et Malo et de poursuivre vers la Grande Barrière australienne. Six ans plus tard, en 1774, le HMS Resolution de James Cook atteignit à son tour les îles, qu'il explora pendant près d'un mois et demi, dont un mouillage de deux semaines à Tanna, dans une baie qui s'appelle aujourd'hui Port Resolution. Pour la première fois, des descriptions, des observations précises et sérieuses furent rapportées des Nouvelles-Hébrides. Même si elles doivent être interprétées avec un certain recul, elles attestent au moins un fait certain : les îles portaient des populations assez denses, aussi bien littorales qu'intérieures, d'effectifs bien supérieurs aux estimations plus justes qui seraient produites plus tard part les missions.

Après l'exploration de Cook, il faudra encore attendre un demi-siecle pour que l'isolement des Nouvelles-Hébrides soit définitivement rompu. C'est en 1825 que Peter Dillon, à la recherche de nouveaux gisements de bois de santal, aboutit à Erromango. Si sa tentative de négocier un marcher avec les indigènes d'Erromango fut vouée à l'échec, elle marqua pour les peuples de ces îles le commencement de leur déclin démographique, de leur lente et dramatique ouverture au monde extérieur.

J'ai cru parfois percevoir, dans les rencontres évoquées plus haut, les traces de ces décennies où les peuples du Vanuatu virent leur monde vaciller, s'évanouir, se noyer au contact des hommes venus d'ailleurs. Si certains groupes insulaires réagirent violemment, jusqu'au meurtre (mais il s'agissait toujours de cas isolés), ce fut plus en vertu de raisonnements que leur imposaient leur vision du monde que par pur refus de voir leurs îles investies par des étrangers. Les sociétés mélanésiennes avaient déjà, à cette époque (et bien plus qu'aujourd'hui, devrais-je dire, où les espaces insulaires et leurs occupants sont gagnés par une tentation "globalisante" très réductrice du monde) une vision précise et contraignante de l'ordre des choses. Des témoignages de missionnaires, des récits de voyageurs éclairés, ainsi que les études anthropologiques contemporaines ont pu donner une image approchante de ce qu'étaient les sociétés mélanésiennes au moment de l'arrivée des blancs. L'émiettement politique qui prévalait, que l'on retrouve dans une diversité linguistique prodigieuse (le Vanuatu présente le plus fort morcellement linguistique au monde, rapporté au nombre d'habitants : un dialecte pour trois mille locuteurs en moyenne) n'excluait pas une cohérence culturelle à l'échelle de l'archipel dans son ensemble, que partageaient, au-delà du domaine proprement néo-hébridais, d'autres domaines insulaires qu'on a appelés, de par un système classificatoire un peu simpliste, mélanésiens. A l'impression de très faible niveau d'organisation politique que pouvait laisser les sociétés mélanésiennes aux visiteurs issus des États européens succéda, grâce aux grandes études anthropologiques du XXe siècle et au développement des sciences humaines en général, la découverte d'un univers particulièrement élaboré. Ce que certains missionnaires, parmi les plus éclairés avaient su appréhender des communautés qu'ils entendaient amener à la foi chrétienne (une histoire de l'anthropologie missionnaire reste-t-elle à faire ?), d'autres personnalités formées aux pratiques de l'observation participative et aux grandes théories des écoles anthropologiques américaines et européennes allaient en faire une étude minutieuse, systématique, révélant, à un stade historique où certaines institutions avaient déjà été gravement altérées par l'ouverture de l'archipel au monde extérieur, une richesse et une complexité culturelles bien éloignées des impressions hâtives, des vues courtes, que laissèrent la plupart des témoins qui les avaient précédés. Bien que n'ayant pas vécu au Vanuatu, mais en Nouvelle-Calédonie, le pasteur Maurice Leenhardt fut une figure majeure de ceux qui fondirent leur vocation missionnaire dans une approche ethnographique approfondie des populations dont ils avaient la charge. Affecté en 1902 dans la Province Nord par la Société des missions évangéliques de Paris, Leenhardt, durant un quart de siècle, rassembla toute la mémoire des Kanak de la vallée de Houaïlou, un groupe alors en voie d'anéantissement. Son œuvre, autant humaine que scientifique, admirable, fit date dans l'histoire des études océanistes. A son retour en France, en 1927, il fonda la Société des Océanistes et enseigna à l'École Pratique des Hautes Études. John G. Paton, presbytérien écossais arrivé aux Nouvelles-Hébrides en 1858, incarnait un style diamétralement opposé à celui de Leenhardt. D'abord installé à Tanna, qu'il dut fuir précipitamment pour ne pas être massacré par les autochtones, il s'implanta sur la toute petite île basse d'Aniwa, à l'est de Tanna, avec sa seconde épouse Maggie et leurs enfants, à qui il interdit d'apprendre le dialecte d'Aniwa pour ne pas être contaminés par le paganisme des îliens. Des années durant, Paton s'acharna à convertir jusqu'au dernier les habitants d'Aniwa, mais récolta aussi des fonds lors de tournées de conférences en Australie afin de construire des églises et des dispensaires dans le sud des Nouvelles-Hébrides. Son courage et son abnégation furent indiscutables, mais ne tendirent que vers un seul et unique but : substituer à la pensée indigène, présumée barbare, les enseignements de la Bible, présumés exclusifs de toute autre forme acceptable de croyance. L'entreprise de Paton fut entièrement guidée par sa totale absence de questionnement face aux pratiques des indigènes et par l'obsession du sauvetage de leurs âmes d'un ensemble de comportements auxquels il ne comprenait rien, ou que son propre fanatisme religieux lui interdisait d'interroger.

Les sociétés insulaires que rencontrèrent les visiteurs blancs aux Nouvelles-Hebrides dans la première moitié du XIXe siècle étaient, objectivement, assez cruelles. Les individus vivaient dans un monde semé d'interdits dont la transgression était punie de mort; leurs horizons n'étaient pas seulement clos par les rivages des îles, qu'ils quittaient assez rarement, mais encore plus étroitement par les limites du territoire en dehors duquel ils risquaient leur vie à cause de querelles claniques très anciennes dont les échos se répercutaient de génération en génération, et ces limites pouvaient être aussi réduites qu'une vallée ou qu'une petite plaine côtière. Dans un espace sans construction politique d'envergure susceptible de rompre ou d'élargir des cadres coutumiers profondément aliénants, la plupart des individus, en dehors de ceux qui réussissaient à s'élever au dessus des pressions de ces cadres par un système compliqué de grades, subissaient quotidiennement un ensemble d'interdits, de règles qui ne leur laissaient probablement que très peu de choix personnels.

Il serait donc sans doute inexact d'affirmer que les insulaires menaient une vie heureuse avant l'arrivée des blancs, à moins que l'ignorance de toute autre forme d'organisation sociale, de tout autre mode d'existence ne les mit à l'abri de doutes quelconques vis-à-vis des leurs. Pour dramatiques que furent les conséquences de l'ouverture soudaine des sociétés mélanésiennes au monde extérieur, ou tout au moins à celui des pionniers européens, elles ne doivent pas pour autant nous faire basculer dans une vision manichéiste opposant un avant et un après : monde vierge et heureux avant l'arrivée des blancs, monde ravagé par les maladies et profondément déculturé au profit d'un asservissement économique (recrutement de main-d'œuvre forcé, mise en valeur des îles par des cultures commerciales au détriment des cultures traditionnelles) et spirituel (conversions massives) au contact des blancs. L'irruption des négociants, des missionnaires et surtout des recruteurs fut pour nombre d'indigènes l'occasion de s'extraire des carcans de la coutume; beaucoup d'hommes et de femmes qui n'étaient jamais sortis de leur île et qui allèrent travailler dans des plantations sucrières du Queensland, soit choisirent une rupture définitive en passant le reste de leur vie en Australie, soit retournèrent au pays investis d'une dimension nouvelle qui leur conféra une autorité qu'ils n'auraient pas pu acquérir autrement, et leur ouvrit d'autres perspectives au sein de leur propre société, qu'ils n'auraient jamais pu entrevoir dans les seuls cadres très contraignants des institutions locales.

Quelle que soit l'opinion que l'on forme, avec toute l'objectivité souhaitable, sur l'impact de l'arrivée des blancs dans un monde insulaire relativement clos tel que celui des archipels mélanésiens, il faut se garder des archétypes, des indignations ou des émerveillements faciles qui ne sont rien moins que les instruments d'un confort intellectuel s'épargnant tout effort de réflexion ou de critique nuancée. Ce nécessaire recul vaut encore aujourd'hui, au XXIe siècle. Le Vanuatu est arrivé en tête d'un classement des pays les plus heureux du monde (Happy Planet Index), aux dires d'une savante mesure publiée en 2006 par la New Economics Foundation (NEF), un institut britannique. Mesurer le bonheur ou le malheur de toute une nation semble assez réducteur, d'autant qu'à y regarder de près, il est peu de notions plus relatives. Ce même classement plaçait la Colombie en deuxième position. Le critère majeur de mesure mis en avant par la NEF est le rapport des populations à leur environnement par l'évaluation du degré d'équilibre entre les hommes et le milieu naturel dans lequel ils vivent. Les Ni-Vanuatu jouissent, certes, de terres fertiles, de forts taux de précipitations et d'ensoleillement, qui, combinés à des densités de population basses et donc à une faible pression anthropique sur la majeure partie des espaces cultivables leur assurent tout au long de l'année une alimentation à la fois saine et en quantité suffisante. Pour autant, les difficultés ne manquent pas pour les habitants de ces îles, à qui de beaux paysages, une paix civile que leur envieraient bien des citoyens à travers le monde (sans aller très loin, les habitants de Port-Moresby et de ses alentours, ou ceux de l'extrême sud des Philippines), en dépit d'une instabilité politique flagrante, ne suffisent pas à en faire les gens les plus heureux du monde. Quoi qu'il en soit, ce type d'évaluation appliqué à une telle échelle n'a que très peu de valeur. Il flatte le goût pour les raccourcis saisissants qui s'accommode mal à celui pour la nuance par la distance critique.

Les rencontres que j'ai mentionnées au début de ce texte m'en apprirent autant, sur le moment et après la lente et complexe décantation de leurs échos au croisement d'autres expériences de voyage et d'autres rencontres, que le concert un peu bruyant, un peu criard des mythes océaniens m'apprit qu'il faut fuir l'exotisme pour lui-même; car lorsqu'il parvient au stade où il est une fin en soi, alors tout devient parodie, tout doit rentrer dans le moule que le mythe a fondu, et la culture mythifiée ne survit plus alors que sous une forme frelatée. C'est à peu près ce qu'il est advenu de la culture hawaïenne dont subsiste, aux yeux d'un tourisme de masse convaincu d'y voir un objet culturel vivant, une mise en scène assez grossière qui fut tristement symbolisée par le Kodak Hula Show à Honolulu. J'eus été maladroit d'espérer de ces rencontres le rêve fait réalité, au risque de m'exposer à la déception, voir à l'ennui, comme cela m'arriva lorsque je visitai la ville de Darjeeling. La déception est salutaire, elle chasse les illusions, elle assoit les vérités avec une sècheresse qui ne peut nous les faire ignorer, au premier rang desquelles celle-ci : les choses ne sont jamais aussi simples que la perspectives radieuse et longtemps caressée de les approcher un jour ne les avait dessinées . Alors le voyage commence. Dans l'étrange détachement de mes interlocuteurs, qui était presque comme une absence, dans l'économie de leurs paroles, dans leurs silences interminables, dans la douceur de leur expression qui confinait tantôt à la tristesse, tantôt à une impression de morgue, mais qu'effaçait soudain l'éclaircie d'un sourire ou d'un regard aussi furtif qu'intense (soutenir le regard de l'autre peut s'apparenter à une offense, au Vanuatu comme chez d'autres peuples), dans cet effacement, pour tout dire, des mots ont finit faire surface, qui sont restés depuis ceux par lesquels j'expliquerais ma curiosité pour ces terres : humilité, sagesse, droiture. Et souvent, de cette noble posture de caractère, émerge la profondeur. Les insulaires du Vanuatu se sont sans cesse interrogés sur les réponses qu'ils devaient apporter aux bouleversements infligés à leur univers à partir du moment où il entra en contact avec les blancs. Loin de n'apporter que les réponses guerrières qu'ont décrites certains récits de missionnaires obnubilés par la figure du martyr, ils réfléchirent, interrogèrent, s'engagèrent dans de vastes débats contradictoires qui se prolongent encore de nos jours. Le géographe Joël Bonnemaison, l'un des meilleurs connaisseurs du Vanuatu, rendit admirablement compte de ces réflexions au long terme dans La dernière île (1987) à propos de l'île de Tanna, lieu emblématique de l'affrontement entre tenants du maintien et de l'abandon de la coutume.

10 janvier 2011

Nouvelle-Zélande - Portrait de Bluff un 1er janvier.


Rétrospectivement, je trouve mon idée d'avoir passé une journée et une nuit à Bluff plutôt audacieuse. Je pensais avoir vécu des expériences définitives en matière de vacuité urbaine après avoir hanté, de jour, tel un spectre égaré, les rues de Narvik, en Norvège, de Maribor, en Slovénie ou de Vierzon, avec, sur les lèvres, cette question lancinante, obsédante : où sont les gens ? Évidemment, il est toujours possible, par le jeu des comparaisons, de trouver à des villes que d'aucun considère sans hésiter comme vivantes un travers casanier. En octobre 2009, je regagne Paris au terme d'un voyage en Inde du sud. C'est en descendant la rue Claude Bernard, un soir de semaine, autour de vingt heures, que je prends pleinement conscience, tant le contraste est violent, des foules incroyablement denses qui congestionnaient les rues de Bangalore, de Madurai ou de Trichy, à six heures du matin comme à minuit. Cependant, j'ai beau fouiller dans la mémoire de mes voyages, je ne pense pas avoir goûté un tel sentiment de néant avant que d'arpenter les rues de Bluff aux premières heures de l'année 2011. Il faut dire que les villes de Nouvelle-Zélande n'ont pas exactement la réputation d'être fêtardes. Elles respirent un tel sérieux, se figent à ce point dans une sévérité et une tristesse toutes antipodiennes qu'un coup de klaxon, un éclat de rire, un groupe de plus de trois personnes, un petit commerce ouvert après dix neuf heures suffisent à éveiller les soupçons. Longtemps, je me suis remémoré d'autres villes de Nouvelle-Zélande où j'avais eu la drôle d'idée de faire étape, Napier, Greymouth ou Hamilton, en me disant qu'un voyageur souffrant d'un chagrin d'amour ou à peine remis d'un épisode dépressif devait absolument éviter d'y séjourner. A Napier (cela remonte à sept ans, peut-être les choses ont-elles changé, mais j'en doute, je soupçonne un certain attachement des Néo-zélandais à cette austère tranquillité), pris d'une sorte de vertige momentané face à l'absence totale de perspective dans la manière dont j'allais occuper une journée qui s'annonçait pluvieuse, j'eu la brillante idée d'aller à la bibliothèque municipale. Les bibliothécaires de Napier semblaient avoir pris a malin plaisir à ne commander que des ouvrages parfaitement inoffensifs pour la curiosité et l'émotivité de leurs concitoyens. Épluchant grossièrement le contenu des rayons, je découvrais des quantités phénoménales de livres sur le jardinage, la couture ou le point de croix, le bricolage, les animaux de compagnie, les régimes diététiques, la gymnastique douce, l'entretien des autos, la confection d'un herbier, les bonnes manières en société, les mille et une recettes pour réussir une compote... Me dirigeant vers le rayon histoire : quelques uns de ces ouvrages prétendant, en deux cent pages, rendre intelligible toute l'histoire du monde depuis le néolithique jusqu'aux voyages dans l'espace, et pléthore de monographies locales à tout petit tirage (planche 4 : une vue de la ferme des MacPherson, premiers éleveursde la race mérinos dans le comté de Napier, septembre 1873). Essayons la géographie : un vieux fascicule de géologie sur les séries de l'oligocène inférieur dans l'arrière pays d'Hasting, ou l'habituelle théorie de guides touristiques ultra-datés pour ne rien manquer des délices toscans ou des merveilles d'Angkor (avec liste des meilleurs restaurants). Les périodiques ! Les magazines ! Là est mon salut ! ... Sélections du Reader's Digest, bien en évidence comme le serait un incunable sur un lutrin en bois précieux, revues très pointues de chasse et de pêche (guide d'achat des hameçons pour la saison 2004 de pêche en eaux douces), lettre mensuelle de la Fédération nationale de l'industrie laitière de Nouvelle-Zélande... Je quittais la bibliothèque un peu plus désemparé que je n'y avais pénétré, errant le long des rues, passant devant des pubs où des couples silencieux étaient attablés devant des bières (probablement éventées depuis longtemps : quand on s'ennuie, on commande une bière et on la consomme le plus lentement possible pour tuer le temps), le regard fixant le vide de la rue par-delà la fenêtre.

Et bien, après réflexion, je crois que Napier est à Bluff ce qu'un sketch des Monty Python est à une œuvre d'Ingmar Bergman. Il paraît qu'Invercargill, un peu au nord de Bluff, fait figure de ville la plus ennuyeuse de Nouvelle-Zélande, et ce de l'aveu même des Néo-zélandais; c'est dire si la ville promet de longues heures de détresse. Pourtant, j'ose le dire, de retour de Bluff, je ne savais plus, dans Invercargill, où donner de la tête.

A l'instar de la plupart des villes et des villages de Nouvelle-Zélande, comme atteints d'un syndrome abandonnique aigu, Bluff s'ingénie à claironner aussi loin que possible l'inventaire des bonnes raisons qui méritent qu'on s'y arrête, non sans laisser aux éventuels candidats à cette téméraire entreprise la sourde impression qu'il doit y avoir plus de bonnes raisons revendiquées que de valables. Et il est un mot magique, dans la rhétorique du marketing touristique néo-zélandais, pour frapper n'importe quel patelin au coin du "vaut le détour" : heritage. Partout, il y a des heritages chapels, des heritage houses, des heritage cafes, heritage trees, heritage-ci, heritage-ça. La logique de cette enchère promotionnelle me paraît assez simple : tout ce qui a plus de quarante ou cinquante ans d'âge doit, à mon avis, pouvoir acquérir, tel un titre de noblesse, le label heritage. A Bluff, il y a un heritage trail qui passe par pas moins de dix sept heritage sites , égrenés le long des rues venteuses et désertes de la ville comme les perles enfilées sur un collier de grand joaillier, dont un petit hôtel familial un peu ancien, tout en bois (heritage !), le Monica, un vieux bateau qui servit à la pêche aux huitres (heritage !), ou la statue (heritage !) de Sir Joseph Ward, enfant du pays, ancien maire de la ville, Premier Ministre de Nouvelle-Zélande au début du XXe siècle.

Poussons la porte du Foveaux Hotel, bâtisse vaguement art déco aux angles arrondis et à la griseur bien assortie à l'humeur des lieux, sise entre une galerie d'art vide et un hangar anonyme, le long de la route principale, laquelle ne mène d'ailleurs nul part. La moquette est épaisse et un peu envahissante, habillant de cramoisi jusqu'au comptoir de la réception ou la paroi d'une soupente, comme l'affirmation d'un confort conquis de haute lutte en cet âpre finisterre. Silence feutré souligné par le chuintement très léger du vent sous la porte. A droite, un salon, avec des fauteuils profonds, tendus de velours sombre, parfaits pour accueillir les séants d'une tricoteuse d'âge mûr ou d'un lecteur de journaux adepte des nouvelles locales. Un chat persan complèterait judicieusement la scène, assis sur le rebord intérieur de la fenêtre, promenant son regard supérieur sur le vide du dehors. A gauche, la salle de restaurant. Des chaises droites à dossiers massifs, des nappes austères a grosse trame sur lesquelles sont posés des bouquets un peu naïfs (le lendemain, je ne résisterai pas à la tentation de vérifier la nature de ces fleurs, pour boire jusqu'à la lie la délicieuse désuétude des lieux : sapristi, les hôteliers l'assument jusqu'au bout, elles sont en tissu !), un vaisselier bien ossu où sont posés un de ces petits ustensiles en ferraille nickelée destinés à recevoir des œufs durs, un grille-pain bien astiqué, des tasses à thé et à café ne dérogeant point à cette fâcheuse manie qu'ont les tasses à thé et à café de tous les hôtels, bistrots et brasseries de la terre d'être excessivement exiguës (j'invite tous ceux et toutes celles que cette mesquinerie tassière exaspère à se munir ostensiblement de leur bon vieux bol dès lors qu'ils comptent prendre leur petit déjeuner à l'hôtel). Aux murs, les inévitables marines, encadrées comme s'il s'agissait de Boudin ou de Turner, mais ce ne sont que les œuvres, méritantes sans être véritablement de l'art, d'artistes peut-être connus à Bluff. Je fais tinter la sonnette posée sur le comptoir, si bien astiquée qu'on peut s'y mirer en super grand-angle. Un homme émerge , le pas lourd, le cheveux neigeux et rare, le nez rouge et criblé de petits cratères. Il porte un gilet de laine. A-t-il une chambre de libre ? Les quelques secondes de réflexions qu'il s'est accordées avant de répondre à ma question, tout en feuilletant machinalement son registre, me fourniront par la suite matière à de plaisantes suppositions. Pourquoi feindre de vérifier une disponibilité qui s'affirme d'emblée comme une vérité première ? Je débarque, la tête ébouriffée par le vent du détroit, les godillots à peine décrottés, les doigts couverts de pansements, la mine un peu égarée après une semaine de gadoue, de tourbières, de rafales mordantes, de brouillard, j'atterris dans cette ville-fantôme, pousse la porte, à dix heures du matin un premier janvier, d'un hôtel qui fait penser à une maison de retraite en dépôt de bilan, et l'hôtelier fait mine de ne pas savoir s'il lui reste un lit vacant pour moi ? Conscience professionnelle, doute sur ma personne, fierté de son statut, amour du métier, réflexe incontrôlable, je ne sais que choisir. La chambre m'attend à l'étage, face à l'escalier. Décrire l'étage prendrait des pages et des pages, comme quand Balzac décrit la pension Vauquier. D'ailleurs, il y a quelque chose de la pension Vauquier dans le Foveaux Hotel, cette obséquiosité muette des meubles et des papiers peints, cet ennui qui habite tout, comme une odeur de tabac froid imprégnant des vêtements, ces crédences ou ces guéridons "gluants". Comme les portes de toutes les chambres sont grandes ouvertes, je peux me repaître  à volonté de ces intérieurs jouissifs, d'autant que pas deux ne sont identiques; c'est un hôtel familial, avec chambres personnalisées. Dessus de lit décorés au point de croix ou en patchwork, abats-jour à frangettes, couvertures chauffantes, fenêtres à guillotine exigeant de vigoureux efforts pour être ouvertes ou fermées, petits bureaux en contreplaqué avec fonds de tiroirs tapissés de papier journal, bibles Gideons International dans les tiroirs, salles d'eau peintes en vert très pâle, avec lavabos et baquets de douche jaunes-morve, tuyauteries rustiques à l'épreuve du temps, descentes de bain à bouclettes... Une "salle de détente" avec un poste de télévision autrement plus grand que les timbres-poste qui équipent les chambres, un canapé en simili-cuir, une bouilloire et puis des tasses mesquines, quelques jeux de société, et une table basse en verre fumé avec des piles de magazines dignes de la collection de périodiques de la bibliothèque municipale de Napier.

Je sors, comme mis en appétit par la visite du Foveaux Hotel et de sa réjouissante intemporalité balzacienne. La ville est bâtie sur les basses pentes d'un appareil volcanique éteint depuis longtemps, dont il subsiste une vague colline qu'on a baptisé, fort astucieusement, Bluff Hill. Ce qu'on peut voir du site de la ville, en prenant un peu de hauteur, n'est pas aisément identifiable : de vastes étendues d'eau, où, en certains endroits, on ne sait pas très bien s'il s'agit encore de la mer ou déjà d'une lagune; de grandes platitudes sableuses ou a moitie marécageuses, au raz des flots, qui s'estompent dans le lointain sans qu'on arrive à dire si ce sont déjà des îles ou encore des presque-îles. Sur l'une d'elles, face à la ville dont elle est séparée par des eaux houleuses, se dresse la silhouette assez laide d'une grosse fonderie d'aluminium. Vers le nord, quelques collines pelées, et le miroitement des lagunes par ou s'achèvent les plaines du Southland. Par beau temps, paraît-il, on voit très bien les montagnes du Fiordland, coiffées de blanc. Je ne sais pas très bien par où commencer ma découverte des lieux. Il y a un quadrillage assez strict des rues toutes droites, très larges, absolument identiques les unes aux autres, bordées de trottoirs fort conséquents en dépit d'un trafic piéton quasi nul et, en arrière des trottoirs, une bande de pelouse, et encore en arrière, les maisons. Les maisons sagement alignées, certaines dans le même style que le Foveaux Hotel, fenêtres d'angle arrondies, crépis fatigués, stores à lamelles, lourdes portes en bois; d'autres toute en bois, style victorien, bow-windows, façades à pignon, petites vérandas à balustrade vermoulue. On en dirait abandonnées tant leurs portes, leurs fenêtres, leur façade, paraissent comme figées de toute éternité dans une inébranlable apathie, indifférentes au vent, aux grains, aux moindres traces de vie qui se donnent à voir ou à entendre ici ou là, très parcimonieusement, un aboiement, un chat furtif, une auto qui passe au coin de la rue, un bateau qui rentre au port, en contrebas. Je passe tel une ombre dans ce qui me fait penser à un décor de cinéma. Ah ! Là, dans celle ci, je distingue une femme assise dans un fauteuil, près de la fenêtre. Elle semble lire. Une figurante, en somme, le décor n'est pas construit pour les rôles parlants. Le temps s'éclaircit. Une légère bruine traversait l'air quand j'ai quitté l'hôtel, et maintenant que le ciel se dégage et s'assèche lentement, les premiers feux de cette lumière glorieuse des hautes latitudes se manifestent, jouissance assurée même en une ville aussi sinistre. J'emprunte la route du bord de mer, la route principale, celle qui ne mène nul part. C'est en effet la Highway 1, qui commence sans doute à Picton, au nord de l'île du sud, sur le détroit de Cook, là où arrivent les ferries en provenance de Wellington, et elle s'achève ici, 800 kilomètres plus bas, à Stirling Point, sur un parking. Et sur le parking, on a planté un de ces panneaux multidirectionnels donnant les distances qui séparent Bluff d'une vingtaine de villes dans le monde. A l'horizon, la silhouette à peine distincte de l'île Stewart au dessus de l'océan moutonneux. Il y a un chemin qui passe par la colline, un heritage trail, naturellement, qui traverse d'intéressantes formations basses, très anciennes. Il monte jusqu'au sommet de la colline, là où se dresse une antenne-relais. Le lointain se fond dans un flou laiteux que la belle clarté australe qui commence à inonder Bluff peine à dissiper. On devine plus qu'on ne voit les mornes finitudes du sud. Je contemple la ville en bas, les toits de tôles rouges, bleues, vertes, comme des dominos multicolores consciencieusement alignés dans la dureté puritaine du milieu; le port, avec ses chalutiers rangés en files indiennes le long des wharfs en bois hauts perchés sur leur pieux. Je redescends vers la ville, côté port, je vais au hasard des perspectives, maintenant inondées de lumière. Je ne croise personne. Le vent court le long des axes déserts, poussant une cannette vide en travers de la rue ou faisant danser ici un emballage de fish and chips, là les pages des petites annonces d'une feuille de chou locale. Il y a, bordant la rue principale, bien en ligne, des immeubles très sérieux, un peu anciens, à deux étages, aux façades agrémentées de colonnes engagées, cannelées, coiffées d'un semblant de chapiteau sauce dorique simplifiée, aux entrées à fronton et plaques noires à lettres dorées (Attorney, Club de Bridge...). Il y a des vitrines d'articles de mode où les mannequins sont comme les habitants pétrifiés de Bluff depuis la dernière éruption de ce qui est aujourd'hui Bluff Hill, et qui doit remonter à quelques dizaines de millions d'années, un peu comme les corps pétrifiés retrouvés à Pompéi, en beaucoup plus ancien. Ce sont en tous cas les seuls représentations d'hominidés que je pourrai observer ce jour à Bluff de manière un peu prolongée, qui ne soient pas seulement des visions fugaces surgissant d'une auto, d'une porte, et se volatilisant presqu'aussitôt au coin d'une rue, dans l'embrasure d'un pub, ou tout simplement, j'en suis presque convaincu, happés par l'implacable vacuité des lieux. Je finis par repasser dans les mêmes rues, devant la même école primaire où les balançoires oscillent toutes seules dans le vent, avec un couinement d'une régularité sans faille (comme dans la scène d'ouverture de Il était une fois dans l'Ouest), devant le même église style contemporain, qui fait penser à un entrepôt des services techniques municipaux plutôt qu'à un lieu de culte, devant les mêmes maisons art déco peintes en bleu ciel ou vert amande... Me voilà tombé dans un sortilège, prisonnier d'un mouvement perpétuel qui me rend captif d'un circuit dont je ne peux m'extraire, d'une ornière spatio-temporelle qui n'est que le sillon d'un disque rayé. Les rues s'allongent, sans fin, sans bruit, sans autre mouvement que celui, très discret, des lignes électriques dans le vent. Le soleil baisse mais n'en perd pas moins de sa clarté, bien au contraire, il embrase cette ville muette, allume les fenêtres et révèle des détails d'intérieurs, un calendrier kitsch accroché au mur d'une chambre à coucher, des poupées avec robes à fanfreluches alignées sur une commode, un papier peint imitation toile de Jouy... Il sature aussi la couleur vive des toits et des clôtures en bois. Et le froid engourdit un peu plus ce néant silencieux et coruscant.
Vingt heures passées. Je continue d'avancer, je photographie, je parle tout seul pour me persuader instinctivement de n'être pas complètement seul dans cette ville, je suis la ligne de chemin de fer, car oui, aussi inouï que cela puisse paraître, Bluff est au bout d'une ligne de chemin de fer, qu'il fut un temps y amena des passagers, et qui sert aujourd'hui a évacuer le maigre volume des marchandises arrivant dans le port de commerce ou la production de la fonderie. Revenu au débarcadère des ferries de l'île Stewart, j'avise, juste en face, un bar où il y a de la lumière. Anchorage Cafe, dit l'enseigne. Il y a donc de la vie à l'intérieur. Une femme, ou un homme, je n'arrive pas à me décider, m'invite de sa voie rocailleuse comme le lit d'un torrent de montagne à m'installer et à lire le menu. De ma petite table carrée où sont posées une salière et une poivrière en forme de phare, je fixe la rue de l'autre côté de la grande baie vitrée. Rien ne bouge. On dirait une photo grand format de Raymond Depardon, quand il veut dire la permanence des lieux, leur tendre monotonie, leur éternelle banalité. Bluff, me dis-je de mon observatoire, c'est la banalité élevée au rang d'art. Je mange en silence des pâtes au poulet et aux champignons, que j'arrose d'un Coca-glaçons. J'envisage de rester un instant assis à ma table et de devenir, le temps qu'il faudra, moi aussi un des mannequins-figurants dont Bluff est peuplée, de me fondre dans ce décor figé. Mais l'androgyne aux cailloux dans la voix m'indique sans détour que ça va fermer. Bien sûr, c'est déjà un miracle que ce fut ouvert; peut-être, m'ayant aperçu divaguer par les rues comme une feuille morte égarée par le vent, ont-ils rallumé les lumières. Je regagne le Foveaux Hotel. Au salon, une dame permanentée, col à dentelles, s'entretient avec un homme en uniforme de policier, tous les deux une tasse de thé à la main. Ca me fait l'impression d'une scène de roman d'Agatha Christie, Miss Marple s'entretenant avec un bobby. Je leur fais mes hommages avec la politesse compassée qui sied à l'établissement. Je monte dans ma chambre, les jambes lourdes, les oreilles encore toutes bourdonnantes de vent, les joues congelées. Je suis toujours le seul client de l'hotel. L'eau chaude approche les cent degrés, c'est une autre règle dans ce genre de maison. Je tire les voiles légers, j'ôte le dessus de lit qui doit peser dans les six ou sept kilos et m'étends sous les draps rêches et, le regard flottant à travers la chambre doucement baignée des derniers feux du jour, j'écoute l'imperceptible souffle de vie qui coule au dehors . Un jour, je le sais, je me souviendrai avec beaucoup, beaucoup de nostalgie de ces heures hors du temps, muettes, immobiles, somptueusement éclairées par la lumière antipodienne, et peut-être me viendra-t-il alors l'envie de revenir à Bluff.

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02 janvier 2011

Nouvelle-Zélande : Stewart Island, finisterre exigeant


J'ignore s'il existe un terme approprié pour désigner l'attirance par les bouts du monde, qu'on appelle très joliment les finisterres. Je propose la finisterrophilie. Je suis finisterrophile. Finisterrophage, finisterro-dépendant, je dois vivre avec une patho-finiserrite aiguë qui me contraint à visiter en priorité les endroits relégués aux toutes dernières pages du Lonely Planet. Le finisterrophile ne limite pas son obsession aux finisterres qui sautent aux yeux, tels les caps mythiques par où s'achèvent les grandes masses continentales. Le concept finisterrien est plus complexe, il s'inscrit dans une logique d'espaces gigognes. La Bretagne est un finisterre, et pas seulement le finisterre de la France, identité qu'elle assume jusque dans le nom de son département le plus à l'ouest, mais celui de l'Eurasie toute entière; à une échelle supérieure, la Cornouaille est un finisterre de la Bretagne, et la cap Sizun un finisterre de la Cornouaille; et si je vais à Plogoff, commune occupant le bout du cap Sizun, je n'aurai de cesse d'atteindre la pointe du Raz; et de ce promontoire magnifique, très finisterrien dans l'âme, j'apercevrai, au-delà du phare de la Vieille, dans l'axe de la chaussée de Sein, l'ile du même nom, Sein l'héroïque, comme un écueil à fleur d'Iroise qui feint la noyade de ses six mètres d'altitude en son point le plus haut; soit, j'irai à Sein, et même jusqu'à son phare annelé de noir et de blanc, tout à l'ouest, j'en gravirai les marches, et de ce sommet senan, je chercherai au ponant, par beau temps, debout dans les creux écumants, Ar-Men. Alors j'aurai vu "ce que l'homme a cru voir" (et pour mieux voir ce chef-d'œuvre d'aventure humaine, lisez Ar-Men de Jean-Pierre Abraham), puisque les finisterres ont, par leur essence-même, des saveurs rimbaldiennes : viser un finisterre, c'est embarquer sur un bateau ivre. Disons-le d'emblée, il est des finisterres qui peuvent décevoir; leur attirance se nourrit de l'attente et de l'espoir qu'ils suscitent au travers des atlas, de leur enchantement toponymique ou de quelques photos, souvent mauvaises (ce qui épaissit d'autant plus leur mystère). Au commencement de l'intérêt que je portai aux iles Batanes, un petit archipel situé dans le détroit de Bashi, à l'extrême nord des Philippines, j'avais déniché des rayons de la célèbre librairie manillaise Solidaridad un livre qui s'intitulait Batanes, Home of the Winds ("Les Batanes, pays des vents"), commis je crois à compte d'auteur par un médecin de Manille, le Dr. Madella. Y figuraient quelques articles très ciblés, dont une enquête sur les ravages supposés du pian parmi les insulaires des Batanes dans les siècles passés, supposition basée sur l'étude de crânes retrouvés dans des jarres funéraires. Il y avait, hors texte, quelques planches photographiques, œuvres de l'auteur lui-même, et qui attestaient de ses piètres qualités de photographe. Pourtant, rien n'aiguisa plus mon désir de Batanes que ces photos mal cadrées, un peu floues, ne montrant des îles que des morceaux de brousse, des bribes de plages, des miettes d'existence pâles ou surexposées. En l'occurence, je ne fus pas déçu. Les Batanes furent largement à la hauteur des accents finisterriens qu'elles avaient fait chanter à mes oreilles. Leurs trois îles habitées portaient des paysages tels que je les avais espérés, tantôt élégiaques, tantôt angoissants, rabotés en quasi-permanence par des vents qui finissaient par rendre saoul. Les gens, qu'on appelle les Ivatan, habitaient dans l'obscurité de maisons en corail avec de toutes petites ouvertures et dont ils retenaient les toits d'Imperata cylindrica dans des filets de pèche. Je croisais sur les côtes nues des jeunes femmes aux visages plus beaux, plus énigmatiques que tous ceux qu'il m'avait été donnés de voir jusqu' alors, des hommes pleins de noblesse, droits comme des i à force de défier les bourrasques, la peau tannée par l'embrun qu'elles emportaient jusqu'au cœur des îles. J'entendais beaucoup d'histoires de sorcellerie, d'envoûtement, de jeunes hommes retrouvés pendus à l'écart des sentiers, de serpents venimeux, de dorades géantes, de prêtres géniteurs ou exorcistes, de pêcheurs disparus en mer, de typhons meurtriers. Les aubes, fraîches et glorieuses, écharpaient le mont Irayat, un cône dormant, de brumes filandreuses et bleutées. Dès neuf heures, le soleil cuisait tout, les crânes, l'océan, les falaises, les bocages autour de Basco, jusqu'au vent qui soufflait comme une haleine brûlante. On trouvait l'ombre d'un arbre assez grand et, calé contre la pente, on contemplait l'horizon tremblant, sans rien dire. C'était une belle, très belle manière de finisterre, où la splendeur du milieu le disputait à sa violence, la beauté des hommes à leur réclusion et à leurs angoisses.


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Je suis venu a Stewart Island une première fois à la fin de l'année 2003. Je n'en connaissais que sa position sur les cartes du pays, au sud de l'île du sud, dont elle est séparée par les trente kilomètres du détroit de Foveaux. La taille en paraissait modeste. Un seul village, Oban, bâti au creux d'une anse taillée dans la cote nord-est. Pour se rendre à Stewart Island, il faut passer par Invercargill, environ cinquante mille âmes, l'une des villes les plus méridionales du monde et, à en croire les Néo-Zélandais, des plus ennuyeuses (j'aurais assez peu d'arguments pour les contredire). Ce fut là, par l'entremise de randonneurs qui en revenaient, que je fus avertis de la rudesse de l'île. Quelques mots suffisaient à en préciser les attraits aux oreilles du finesterrophile : de l'eau, de la boue, du vent ; du vent, de la boue, de l'eau. Une paire de guêtres, un grand sac étanche pour doubler la toile du sac à dos, des vêtements chauds, une réserve d'aliments déshydratés, un réchaud, et une bonne dose d'optimisme. Une semaine et demie durant, j'avais parcouru une partie du sud de l'île ainsi équipé et en avait gardé un souvenir si vif, si récurrent tout au long des sept années qui s'écouleraient avant d'y revenir, que ma mémoire n'a probablement laissé s'échapper aucun détail de cette découverte.

Il est assez surprenant d'apprendre, au vu des sols, des reliefs et du climat peu hospitaliers qui font l'île Stewart, qu'elle fut jadis plus densément peuplée qu'elle ne l'est aujourd'hui. De nos jours, seul Oban et ses environs immédiats font l'objet d'une occupation humaine permanente, et encore beaucoup de maison ne sont-elles que des locations saisonnières ou des résidences secondaires. Au-delà, l'île est rendue à une entière et très âpre sauvagerie, difficilement pénétrable si ce n'est par deux circuits de grande randonnée considérés, avec celui des Dusky Sounds a l'angle sud-ouest des Fiorlands, comme les plus éprouvants de Nouvelle-Zélande. Un réseau de refuges sommaires mais bien entretenus ponctue ces deux sentiers. On a peine à croire, en s'aventurant loin d'Oban, que les lieux traversés firent l'objet de tentatives de conquêtes agro-pastorales. L'existence de l'île Stewart fut attestée pour la première fois par James Cook, en 1770, bien qu'il la prit à cette époque pour une presqu'île rattachée à l'île du sud (il l'appela d'ailleurs South Cape). La présence de tribus maoris sur l'île dont le nom vernaculaire le plus répandu était et reste Rakiura, bien que remontant probablement au XIIIe siècle, resta toujours très limitée, voire saisonnière, et ne laissa aucun impact durable. Les maoris chassaient le moa, une espèce de grand ratite aptère dont la surchasse avait rapidement provoqué l'extinction dès le XVe siècle, ainsi que le puffin, un oiseau marin qui fait encore l'objet, de nos jours, de droits de chasse saisonnière reservées à des clans maoris vivant dans l'île du sud. Dans les années 1860, la découverte de gros filons aurifères dans l'île du sud avait déclenché des ruées vers l'or, induisant le développement rapide de villes comme Dunedin ou Invercargill et une demande soudaine en bois d'œuvre pour soutenir cette croissance urbaine. L'île Stewart devint alors l'un des centres de production de ce bois et des scieries y furent ouvertes. Dans les années 1890, des gisements d'étain furent découverts dans les montagnes du sud de l'île, mais leur exploitation fit long feu. A cette époque, le site de Port Pegasus, au pied de la Tin Range, connut un développement qui nous apparaît, au regard de l'extrême solitude dans lequel il est retombé aujourd'hui, assez incroyable. Il y avait, dans les premières années du XXe siècle, un bureau de poste à Port Pegasus, et même un petit arsenal qui fabriquait des bateaux de pêche. L'île constitua, à la grande époque des baleiniers, un poste avancé pour les campagnes subantarctiques et antarctiques. Ailleurs, dans les grandes dépressions formées par les deux cours d'eau principaux de la Rakeahua et de la Freshwater Rivers, il y eu des tentatives d'élevage de moutons, vite decouragées par des sols trop humides et des conditions climatiques trop dures. En ce début de XXIe siècle, l'île Stewart compte à peine trois cents résidents permanents, concentrés à Oban. Tout le reste est rendu à d'épais couverts forestiers qui laissent place à des formations plus rases dès 300 ou 400 mètres d'altitude, et dont les seuls habitants permanents sont les kiwis et d'autres espèces d'oiseaux parfois très rares, de grands cerfs de Virginie introduits au XIXe siècle, ou des chats sauvages qu'on tente d'exterminer en les empoisonnant.

L'île Stewart couvre une superficie d'environ 1 700 kilomètres carrés. Elle est divisée en deux zones bien distinctes aux origines volcaniques très lointainess, que sépare une baie profonde et très indentée, Paterson Inlet. Au nord, une terre aux contours assez massifs, où le relief s'organise selon un cirque montagneux inégal encadrant une vaste dépression, très évasée, à fond plat, correspondant sans doute à un effondrement d'origine tectonique, où coulent, sans drainage franc, les eaux de la Freshwater River selon une direction nord-ouest - sud-est. On domine cette dépression par la masse imposante du mont Rakeahua au sud-ouest, les formes plus tourmentées des Ruggery Mountains au nord-ouest, dont l'abrupt interne laisse deviner un rejet de faille spectaculaire, le massif du mont Angelm au nord (point culminant de l'île à près de 1 000 mètres), les Monts Thomson à l'est. Au sud de Paterson inlet, s'étend une zone moins massive, aux contours plus compliqués s'émiettant parfois en centaines d'îlots rocheux, comme c'est le cas à Port Pegasus. Cette moitié méridionale consiste essentiellement en une chaîne d'orientation générale nord-est - sud-ouest, la Tin Range. La façade ouest de l'île possède des champs de dunes côtières parmi les plus imposantes au monde, paraît-il (bien que cette affirmation puisse être mise en doute au regard des dunes côtières de Namibie ou de certaines côtes australiennes), que les vents d'ouest on fait pénétrer à plusieurs kilomètres dans l'intérieur des terres. Elles frangent l'immense plage de Mason Bay qui court sur près de 20 kilomètres en une très belle courbe qu'on a attribué, mais là encore les preuves sont aisément démontables, à l'impact d'une météorite.

Il y a en Nouvelle-Zélande des paysages plus immédiatement accrocheurs par leur esthétique supérieure que ceux de l'île Stewart. Milford Sound, les hauts plateaux infra- alpins semi-arides du MacKenzie Country, les grands glaciers des Westlands qui viennent mourir au cœur des forêts de fougères arborescentes, sont des icônes mieux exportables par les promoteurs du tourisme néo-zélandais que les horizons un peu angoissants de l'île Stewart. Chevauchant le 47e parallèle sud, l'île avoisine la ceinture climatique subantarctique, dont elle subit fréquemment les effets directs : une humidité permanente, des vents dévastateurs, et une instabilité météorologique prodigieuse, qui rend toute prévision très fragile. Les eaux qui entourent l'île ne connaissent pratiquement jamais de répit, et certains visiteurs préfèrent payer plus cher pour s'offrir la demi-heure de petit porteur que demande le vol entre Invercargill et Oban plutôt que d'affronter les déferlantes du détroit de Foveaux. L'île Stewart se mérite, et la traversée du détroit, fût-elle agitée, n'est pas, de loin, l'épreuve la plus exigeante a subir pour que soit révélée sa beauté. Plus que la sévère grandeur de ses horizons, ce sont les réalités un peu salissantes du terrain et les promesses d'heures très solitaires et sans pitié qui font de l'île Stewart une villégiature attractive. Pour peu qu'on envisage avec plaisir la perspective d'un repos mérité et qu'on soit assez clairvoyant pour de pas se laisser décourager par les difficultés du terrain, l'île devient rapidement une obsession, un finisterre de premier choix.

J'ai voulu revivre les jours inoubliables d'il y a sept ans, lorsque je suis venu pour la première fois sur l'île Stewart. Deux parcours balisés invitent les marcheurs, l'un au nord, l'autre vers le centre et le sud. J'avais opté pour celui du sud, plus court mais plus exigeant. Certains sentiers de randonnée de Nouvelle-Zélande sont devenus, au grand désespoir des finisterrophiles, surfréquentés, tels le Abel Tasman track à l'extrême nord de l'île du sud, ou le Milford track dans la région du Milford Sound. Fort heureusement, les difficultés liées aux conditions climatiques capricieuses et au mauvais drainage des terrains traversés mettent l'île Stewart à l'abri de tels désagréments. Deux à trois mille marcheurs s'aventurent chaque année au-delà des environs d'Oban, principalement vers le nord, et peut-être deux ou trois cent dans le sud de l'île. Toute randonnée débute par un passage à Oban. C'est un village moderne, très calme, vivant de la pêche et du tourisme. Une supérette, un bureau de poste, un temple presbytérien, une poignée de petits restaurants et de guesthouses, un minuscule musée, un cabinet d'infirmiers, une école primaire assortie d'un gymnase, une pompe à essence antédiluvienne pour permettre aux quelques véhicules de l'île de parcourir le tout petit réseau asphalté qui dessert les environs d'Oban, une modeste centrale électrique fonctionnant au fuel, voila à peu près résumée la vie humaine sur l'île Stewart.


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Un matin, après avoir fait et refait l'inventaire du contenu de mon sac, obnubilé par son poids et les possibilités, très minces, de l'amoindrir, j'embarque sur un de ces taxis d'eau grâce auxquels on peut atteindre à peu de frais énergétiques, en remontant les bras secondaires de Paterson Inlet, quelques endroits à l'intérieur de l'île. La veille, je me suis abstenu de vérifier les prévisions météorologiques, qui sont d'ailleurs par ici, je l'ai dit, très peu fiables. Un employé du Ministere de l'environnement, qui gère le parc national recouvrant 85% de l'île Stewart, m'a dit qu'il n'avait pas beaucoup plu ces dernières semaines, et que je pouvais espérer un terrain moins boueux qu'à l'accoutumée. Aussitôt extrait de la petite crique qui lui sert de mouillage, le bateau taxi doit affronter les eaux tumultueuses du bras principal de Paterson Inlet. Un vent d'ouest, c'est-à-dire de face, creuse la surface qui se couvre de moutons écumants. De gros nuages argentés traversent le ciel à toute allure, voilant et dévoilant alternativement le décor de montagnes sombres qui entourent la baie. Le pilote, un vieux, sorte de Popeye couperosé et taiseux, se fendra, de tout le voyage, d'un laconique "Accrochez vous, jeune homme". Il me dépose sur un ponton de bois en un lieu connu sous le nom de Fred's Camp. Adossé à l'abrupt touffu qui domine directement une plage lilliputienne, un refuge . J'y trouve, comme dans tous les refuges de Nouvelle-Zélande, une scie à tronçonner, qui me permet de couper un bâton de marche, appoint secourable lors des traversées de cours d'eau, de champs de boue et de tourbières. Une légère anxiété m'étreint, mélangée à l'exaltation de pouvoir m'enfoncer dans ces espaces vides d'hommes. Il s'agit, dans un premier temps, de rejoindre le refuge suivant, distant d'une quinzaine de kilomètres. Le sentier, physiquement intermittent, est signalé par des triangles oranges cloués aux arbres de loin en loin. Il suit d'assez près la rive gauche de la Rakeahua River, s'en éloignant par moments pour franchir des reliefs plus importants. A la rumeur des flots agités de Paterson Inlet, succède rapidement le silence de la forêt, tramé, quand on y prête l'oreille, de mille petits détails sonores dont je ne parviens pas à localiser l'origine. De longues portions de terrains plats recouverts d'un épais tapis de feuilles humides offrent des minutes de répit entre les profonds et étroits ravins qui entaillent la première partie de l'étape. Les descentes sont périlleuses, presque en à-pic; j'entends sans les voir les torrents qui grondent tout au fond. Dans un soucis assez dérisoire de vouloir conserver le plus longtemps possible mes pieds au sec, je cherche des franchissements de torrents assez étroits pour m'éviter le bain de pieds. Trop compliqué, mais cela ne m'épargne pas la recherche de passages franchissables sans risquer d'être renversé par des courants trop puissants, je suis donc contraint à des détours par l'aval des torrents, jusqu'à des portions plus calmes ou l'eau glaciale envahit mes godillots. La succession de plus en plus rapprochée des ravins est vite épuisante, d'autant qu'en ce premier jour de randonnée, les victuailles, inentamées, pèsent. Je transpire comme un bœuf sous mes vêtements imperméables, mais il est important que je m'astreigne à leur port, car la chaleur ressentie, due à l'effort, est illusoire. Au moindre arrêt, je suis transi en cinq minutes. Au fur et à mesure de ma progression, la largeur du cours principal se rétrécit. De fait, il est difficile de dire où s'achève la Rakeahua River et où commence les eaux de Paterson Inlet qui la prolongent vers l'est. Probablement là où les courants de marée cessent d'agir. Le temps se couvre de plus en plus, noyant dans une purée de pois blanchâtre les avants sommets du sud de l'île que je pouvais encore apercevoir en arrivant à Fred's Camp ce matin. Il pleut. Le terrain s'aplanit, j'entre dans la basse vallée de la Rakeahua, dont le drainage très approximatif du large fond plat donne des terrains gorgés d'eau. La forêt mixte à podocarpes et hêtres cède la place à des formations plus basses, arbustives et buissonnantes, voir à de vastes clairières là où s'étendent les tourbières. Débarrassé des abrupts casse-gueule, je dois maintenant me battre avec un obstacle plus redoutable, la boue, qui ralentit considérablement ma progression. Le bâton me permet d'en sonder la profondeur, mais mon poids, auquel s'ajoute celui du sac a dos, m'entraîne parfois jusqu'aux cuisses dans cette mélasse noirâtre. Voulant me retenir à une branche qui s'avère être pourrie, je m'étale de tout mon long, les quatre fers en l'air, dans un de ces passages gluants. Handicapé par mon sac, je suis là, à me débattre solitairement comme une tortue qu'on aurait posée sur sa coquille, pour tenter de me redresser. Après six heures de marche salissante, j'arrive en vue de la Rakeahua Hut que signale de loin un couple de grands cèdres.

Faire du feu, décrotter autant que possible ses dessus, ses guêtres, ses chaussures, passer des thermolactyles secs, faire du thé, préparer un plat chaud, se réchauffer les pieds (tâche la plus ardue), les occupations ne manquent pas. Le refuge est minuscule. Il est équipé d'un petit poêle en fonte noirci par des années d'utilisation, estampillé Yukon. Une réserve de bois sec est empilée devant la porte du refuge, sous abri. Le soir, j'entreprends la lecture du livre d'or, où chacun à laissé ses impressions, ses tuyaux, ses souffrances tournées en dérision par un humour grinçant. Ceux qui viennent l'hiver (autour de juillet) sont les plus méritants; les journées sont courtes, le temps plus humide que jamais, les vents plus cruels, la boue plus profonde. Toute la nuit, le refuge est secoué par de très grosses bourrasques et noyé sous des déluges d'eau. Je dors peu, préoccupé par l'état dans lequel les lourdes chutes d'eau risquent de mettre le parcours. Au lever du jour, le vent faiblit à peine, la pluie cesse un peu mais rien n'est visible autour du refuge. Je décide de partir un peu vers l'ouest, sans mon sac, pour vérifier la possibilité de passage, la basse vallée de la Rakeahua étant très vulnérables aux crues après de fortes pluies. Ça va, je pourrais passer, mais le temps ne s'arrangeant guère, le vent d'ouest, donc de face, se renforçant, je reste la journée au refuge, m'occupant à couper du bois à la hache. Les moucherons que l'on appelle ici sand flies (mouches des sables) ne me laissent aucun répit et me dévorent les mains, que je n'ai pas ganté. Le soir, vers huit heures, je vois débouler une randonneuse japonaise avec un sac deux fois plus gros qu'elle sur le dos. Kimiko est originaire de Kobe et vit depuis quatre ans en Nouvelle-Zélande où elle gagne sa vie comme guide de montagne l'été et professeur de ski l'hiver, dans la région de Queenstown. Elle parle sans doute un anglais très correct, mais dont il faut décoder l'accent à couper au couteau. Je m'aperçois que c'est le soir de Noël. Pour l'occasion, je m'offre un curry thaï. Je ne puis imaginer lieu plus enchanteur pour cette occasion, car, pour être franc, le finisterrophile que je suis est également "festivophobe", et je suis prêt à croire que ces deux pathologies vont nécessairement de paire. Nouvelle nuit de vent et de pluie. Kimiko souhaite absolument monter sur le sommet du Rakeahua qui domine de 700 mètres la vallée du même nom, par le nord. Je jette un œil dehors, la montagne est noyée sous un ciel bas, mais qu'importe, je ne souhaite guère passer une nouvelle journée à couper du bois ou scruter le ciel; je n'ai emporté aucune lecture (le poids du sac, le poids du sac...) et les seules laissées par des marcheurs précédents sont des revues de chasse, dont je me suis servi en partie comme de torche-cul. Nous partons donc, Kimiko et moi, à l'assaut de l'invisible Rakeahua. Passées les plates étendues marécageuses qui s'étendent au pied de la montagne, nous pénétrons dans les forêt magnifiques qui en couvrent les basses pentes. Il y a quelques années, la B.B.C. avait produit un documentaire sur les dinosaures, sujet très en vogue. Les animaux étaient reproduits par images de synthèse, mais le réalisateur avaient souhaité les faire évoluer dans de vrais paysages. Ils s'était donc mis en quête de forêts actuelles dont l'aspect se rapprocherait le plus possible de l'image que les paléo-botanistes estiment avoir été celle des forêts du Crétacé. Ils jeta son dévolu sur les forêts basses de l'île Stewart. Et l'on imagine en effet aisément, parmi ces grandes fougères arborescentes, ces podocarpes géants, ces écroulements de troncs morts recouverts de mousses et d'énormes champignons, ces lianes immenses qui festonnent d'arbre en arbre, surgir un de ces stégosaures ou de ces tricératops pustuleux et dentus. Nous traversons une forêt qui n'a pas beaucoup changé d'aspect depuis cent millions d'années. Les atteintes portées par les tentatives d'exploitations aux XIXe et XXe siècles par quelques téméraires aventuriers écossais ou irlandais ne furent que d'infimes blessures aussi vites effacées que ces colons se désespérèrent de l'âpreté du milieu. La marche sur ces bas versants forestés, en pente douce, est aisée. Il n'en n'est pas de même lorsque nous atteignons un premier replat, à la limite supérieur de cet étage, où la végétation est plus basse et protège moins bien du vent. Quelques vues, presque fugaces, s'offrent à nous à la faveur d'une trouée dans le brouillard qui remplit la vallée. Patertson Inlet, tel une grande plaque d'étain chantournée, des taches lumineuses pâles sur les montagnes, et tout au loin l'effritement de l'île en multiples îlots. Nouvelle pente, nous l'attaquons par le lit très raide d'un petit torrent encombré de roches et de racines. Kimiko, très sportive, file comme un cabri. Je lève les yeux, impossible de voir le sommet, et à mesure que nous gagnons de l'altitude, nous sommes de plus en plus exposés à la rage du vent d'ouest. Le brouillard s'épaissit, nous naviguons à vue, en essayant tant bien que mal de repérer les pieux gainés de plastic orange qui servent de balises, mais la visibilité ne porte pas à vingt mètres. Au sommet, je sais que se dresse une antenne relais; j'essaye de la deviner à travers ce voile épais, en vain. Nous finissons par ne nous fier qu'à la pente pour pouvoir atteindre notre but. Les bourrasques nous malmènent. Le couvert végétal est à présent réduit à quelques espèces alpines très basses, la roche mère affleure. Je distingue à présent un sifflement aigu émergeant du hurlement ambiant, qui doit être produit par le frottement du vent sur l'antenne. Nous essayons de nous diriger au bruit, et apercevons enfin le sommet et le relais à travers le brouillard. La vue est totalement bouchée, nous nous recroquevillons à l'abri de la petite cabane qui sert de local technique pour l'antenne-relais, comptant sur une hypothétique éclaircie, même furtive. J'ai emporté dans une poche de ma veste imperméable des barres de céréale, Kimiko une petite bouteille d'orangeade. En moins de quinze minutes d'inaction, le froid nous gagne jusqu'aux os et nous prenons conscience que nous ne sommes pas armés pour demeurer dans cette tourmente : des bourrasques détrempées nous cinglent de plein fouet à plus de cent kilomètres heures; difficile de garder son équilibre. Nous prenons la décision de redescendre au plus vite plutôt que d'être congelés sur place à attendre un dégagement qui ne viendra probablement pas. Kimiko, qui est une battante, décide de poursuivre dans la foulée vers Fred's Camp. Je passe le reste de l'après-midi à enrichir la réserve de bois du refuge et à observer les eaux noires et rouille de la Rakeahua qui serpentent à environ deux cent mètres un peu en contrebas du refuge. Le silence et la solitude des lieux sont absolus, la nuit y est un peu angoissante.

Quatrième jour. Je crois déceler une amélioration du temps. Je souhaite reprendre un itinéraire emprunté il y a sept ans, qui mène vers les sommets dominant au sud la moyenne vallée de la Rakeahua, et qui constituent les prolongements septentrionaux de la Tin Range. L'entreprise est hasardeuse à plus d'un titre. D'abord, le balisage qui montrait un chemin jusqu'au sommet dit de Table Hill n'est plus entretenu depuis au moins cinq ans, m'a-t-on prévenu à Oban. Ensuite, l'amélioration météo risque de n'être pas suffisante ou pas assez stable pour m'assurer des conditions décentes de progression et surtout d'orientation. Un ciel trop bas pourrait me priver d'une visibilité indispensable à l'étage alpin en l'absence de balisage. Je décide de tenter ma chance, quitte à rebrousser chemin si je juge, sur le terrain, le risque d'égarement trop élevé. J'ai du mal à retrouver le départ du chemin, n'ayant pour m'y aider qu'une carte au 50 millième qui ne le figure plus et mes souvenirs d'il y a sept ans, pourtant assez intacts et précis, à moins qu'ils ne me trahissent. Après quelques tâtonnements, je tombe sur un panneau un peu en retrait de la berge, en partie dissimulé derrière des branchages, indiquant l'ancien chemin vers la Tin Range. A ce stade, on peut encore le deviner, en filigrane, mais de balisage, plus aucune trace. J'ai pris soin de me munir de deux rouleaux de chatterton jaune vif pour poser mes propres repères et pouvoir revenir sur mes pas. La fois précédente, alors que le sentier figurait encore sur les cartes et le terrain, je m'étais égaré dans l'étage forestier pendant une bonne heure, à l'approche du soir. Se fondre dans un milieu sauvage est un bonheur qui peut n'avoir d'égal que l'angoisse de s'y perdre, et basculer de l'un dans l'autre peut révéler la fragilité de nos passions lorsqu'elles se heurtent aux risques qu'elles induisent. Je m'accroche aux indices ténus m'indiquant le tracé du chemin, qui sont parfois inexistants avant de réapparaitre un peu plus loin. A de nombreuses reprises, je suis sur le point d'abandonner face à la probabilité grandissante que je fasse fausse route, mais à chaque fois, l'espoir renaît à l'évidence de la présence du chemin, ou, mieux, à la découverte d'une balise rescapée, toute moussue. Une pluie fine commence à tomber, la couronne des grands arbres m'empêche de voir l'état du ciel, mais mon optimisme de ce matin diminue. J'atteins un premier replat et passe à hauteur d'une petite mare dont la présence entre soudain en écho avec mes souvenirs; je m'accroche a cet écho et tâche d'en prolonger les rebonds. Ainsi, je revois une montée très raide qui doit me conduire jusqu'à une sorte de val perché ponctué d'autres étangs et dont il me suffira de suivre le talweg vers l'amont. Je tente d'appuyer ces souvenirs que mon entêtement rallume en cherchant des concordances sur la carte topographique. Les courbes de niveau semblent me donner raison, ce qui provoque en moi un regain d'optimisme, mais plus j'avance, plus le temps se dégrade. Voilà le raidillon qui coupe à travers de hauts genets, voilà les étangs et le val perché. D'ici, j'apercevais Table Hill, immense croupe surbaissée dont un affleurement granitique en forme de corniche soulignait le sommet, mais aujourd'hui, je la devine plus que je ne la vois. Je poursuis malgré tout, mis en confiance par les chattertons qui me garantiront un retour à bon port. Après avoir remonté la partie découverte du val, il me faut poursuivre vers l'amont à travers une formation très serrée d'arbustes. Je tiens toujours le fil de mes souvenirs, beaucoup plus secourable que ma carte, dont l'échelle est trop petite et le légendage trop pauvre. Je retrouve un dernier abrupt, très violent, en haut duquel je dois déboucher sur une formation rase de bruyères. La pente est glissante, traître, ça ruisselle de partout, je suis trempé, les piqûres de sand flies sur mes doigts ne s'arrangent pas : nouvel accès de pessimisme, bien que je sois sur la bonne route. En haut de la pente, coup de massue : la visibilité est de dix mètres au plus, et les rafales sont d'une force telle que mes balises en chatterton risqueraient d'être emportées. Attendre dans un air froid et saturé d'humidité que la visibilité s'améliore est une perspective trop décourageante; m'engager sur cette lande sans repères et risquer que le brouillard la noie à nouveau durablement est trop risqué. Je n'ai pris des vivres que pour la journée, ai laissé tente et duvet au refuge. Le terrain n'offre aucun abri naturel. La sagesse me dicte de revenir vers le refuge.

Table Hill constitue la porte d'entrée septentrionale de l'échine montagneuse qui cours tout le long du sud de l'ile. La ligne de crête, qui culmine au mont Allen à près de 800 mètres, connait les pires conditions climatiques de l' île Stewart en raison des vents d'ouest très violents qui la cinglent la majeur partie du temps. A en croire les randonneurs qui ont traversé cette région, les sols y sont toutefois mieux drainés qu'au nord et au centre de l'île. L'utilisation d'un GPS est indispensable en cas de brouillard prolongé, à moins d'avoir avec soi de bonnes réserves de nourriture. Les photos de la Tin Range et de ses environs montrent d'étranges paysages ou l'on remarque de surprenantes formations rocheuses, des dômes granitiques blancs entierement nus correspondant certainement à d'anciennes montées de matériaux volcaniques qui se sont solidifiés avant d'avoir été dégagés par l'érosion différentielle. Ce sont des paysages d'une solitude absolue et d'une beauté singulière. Les parcourir requiert autonomie et confiance et s'il est fortement recommandé de ne pas s'y aventurer seul, je n'imagine guère d'expérience plus grisante que de s'y confronter en solitaire. Je n'en n'ai pas fini avec l'ile Stewart...

Le soir, au refuge, je ne suis plus seul. Un homme à longue barbe blanche et cheveux rare est arrivé dans l'après-midi, par voie fluviale. Il s'appelle Kevin, et se déplace en kayak de mer. Il est Américain, réside officiellement en Alaska, dans la région d'Anchorage. Mais Kevin passe son temps à osciller entre les hautes latitudes nord et les hautes latitudes sud. L'été boréal, il gère la logistique de camps de chercheurs d'or dans le nord de l'Alaska. Quand vient l'hiver dans l'hémisphère nord, il s'envole pour Christchurch, et s'occupe de l'intendance des missions scientifiques américaines en Antarctique. Tous les ans en décembre, il prend le volant d'une vieille Toyota Corolla break garée à Christchurch et sur le toit de laquelle il arrime son kayak, et part au hasard des routes et des rivages, avant d'estiver vers les bases de vie antarctiques. Un jour, Kevin a décidé qu'il devait apprendre à lire le français. Ça se passait dans les années 1960. Il s'est envolé pour l'Europe, s'est installé dans un petit village au dessus de Lausanne et a appris le français avec l'accent vaudois. Lorsqu'au bout d'un an il est allé s'encanailler a Paris, les filles ont raillé sa drôle de manière de parler le français; il a jugé leur manières un peu vexantes et est rentré en Amérique. Kevin trimballe toutes sortes de sacs et contenants étanches high-tech remplis de livres et de victuailles, dont une outre de vin rouge. Nous compulsons longuement une somme sur l'histoire de l'ile Stewart que lui a prêtée un ami de Dunedin, fort bien illustrée. Nous détaillons ensemble à la lumière de nos torches des vues montrant des familles de colons écossais posant dans des intérieurs sommaires, tout en bois, où se devinent l'humidité et le labeur quotidien; des hommes aux visages usés devant une scierie à Port Pegasus; nous trouvons même la photo d'un certain Fred, assis devant une maisonnette à l'endroit même où se trouve actuellement le refuge de Fred's Camp. Le Fred en question avait construit une auberge à l'usage des colons qui se rendaient en vapeur dans la basse vallée de la Rakeahua et devaient attendre, pour s'y engager, la marée haute, parfois jusqu'au lendemain.

Cinquième jour. Je suis décidé à rejoindre Doughboy bay, vers l'ouest. Mes vivres diminuent, je dois progresser. Kevin, lui, ne peut guère aller plus en amont de la rivière, qui n'est plus vraiment navigable au delà de Rakeahua Hut. Le temps n'a guère changé, mais Kevin a pu capter un bulletin météo sur son poste de radio, qui annonce une probable amélioration à partir de ce soir. Nous nous séparons donc, chacun partant en sens opposé. Je marche dans des chaussures mouillées depuis cinq jours. Mais surtout, les piqûres de sand flies se sont infectées sur mes doigts, j'ai dû les percer avec des épines pour en évacuer le pus. Je n'ai pas de désinfectant. Je ne peux que protéger les plaies avec les quelques sparadraps emportés dans ma trousse. L'état du parcours s'avère bien pire que je ne l'avais imaginé. La boue est si profonde en certains endroits que je suis contraint à de pénibles détours par les broussailles. Je m'épuise à marcher dans un sol excessivement spongieux, jusqu'au moment où, ayant mal évalué une cuvette de boue, je m'y retrouve enfoncé jusqu'en haut des cuisses, sans aucune prise à portée de main pour m'extraire de ce piège. Je mettrai cinq minutes à m'en libérer, sous une pluie battante, en déployant des efforts qui, s'ils doivent être renouvelés, risquent de m'épuiser prématurément. Accompagné, j'aurais probablement trouvé la force de continuer. Seul, dans un accès de découragement, j'y renonce. Je me décide, la mort dans l'âme, à retourner vers Fred's Camp, où je passerai la nuit avant de rallier la vallée de la Freshwater River. Sombre journée, passée à ruminer un sentiment d'échec. Je marche vite, sans prêter aucune attention aux merveilles qui m'entourent, insensible à l'eau glacée des rivières et à la viscosité de la boue qui recouvre en les alourdissant mes guêtres et mes godillots. Vers 15 heures, j'atteins Fred's Camp, sans avoir rien mangé depuis le lever. Par bonheur, j'y retrouve Kevin, qui a préféré y passer la nuit en attendant l'amélioration prédite. Sa présence m'évitera de me ressasser la retraite à laquelle je me suis cru contraint par sagesse. De plus, Kevin est maître dans l'art de faire du feu, grâce à quoi l'air dans le refuge est parfaitement sec. Nous passons une après-midi calme à deviser et lire. Il est plongé dans le manuel de survie en mer qu'avait écrit Bernard Moitessier, Voile, mers lointaines, îles et lagons; j'ai repris la lecture en diagonale du livre sur l'histoire de l'ile, Stewart Island Explored, par Hall Jones . Kevin, je crois, a un côte finisterrophile, je ne pouvais trouver mieux comme lot de consolation.

Sixième jour. Je reprends mes chaussettes froides et mouillées, rechausse mes godillots qui finissent par perdre forme. Le sac est un peu plus léger. Six à sept heures de marche m'attendent pour rejoindre et traverser la basse vallée de la Freshwater River, où je redoute un peu d'avoir à me débattre à nouveau avec des sols peu praticables. Je l'aborde, après deux heures agréables dans une hêtraie bien aérée. La transition est assez brutale, se faisant par ce que les géomorphologues, dans leur fascinantes terminologie (qui n'atteint cependant pas le degré poétique de celle des botanistes), un kick basal. Il est cependant douteux que je puisse appliquer ce terme dans le cas présent, puisqu'il désigne une transition issue d'un processus d'érosion différentielle alors qu'ici la rupture de pente matérialise plutôt le contact entre une zone d'effondrement ou d'affaissement et une autre soulevée, sans doute par une très ancienne activité volcanique ou un jeu de failles. Je m'engage dans la dépression de la Freshwater River. Commence alors une longue traversée, au moment même où, pour la première fois depuis près d'une semaine, le ciel se dégage, faisant oublier la difficulté du terrain, saturé d'eau après les pluies des jours passés. Seules les balises matérialisent un itinéraire physiquement inexistant au sol; je ne peux donc guère me permettre de les perdre de vue en cherchant des passages plus secs, et suis contraint, à nouveau, de m'enfoncer jusqu'aux cuisses dans une surface qui tient du marécage, à moins de trouver un appui une motte en équilibre instable sur son matelas spongieux. La beauté de l'espace où je me trouve est saisissante. La lumière du soleil dore les grandes herbes qui colonisent les endroits les plus secs, et fait mousser le vert sombre des montagnes alentours. Derrière moi, le mont Rakeahua,que KImiko et moi avons gravi à l'aveuglette il y a trois jours, dresse sa masse brunâtre dans un ciel presque d'azur. Je m'assois un instant contre une sorte de grosse touffe de tussock pour laisser les rayons du soleil me réchauffer, l'âme vierge de cette plaine finisterrienne prendre possession de mes sens. Je m'imagine seul sur l'ile. Depuis six jours, je n'ai rencontré que deux personnes. Le reste du temps, j'ai un peu parlé tout seul, surtout pour me plaindre, en termes assez grossiers je le crains, de la boue, des broussailles, de mes piqûres aux doigts qui me font mal, des crochets de mes chaussures qui cassent les uns après les autres (bonne résolution pour la nouvelle année : boycotter les godillots de marque Lafuma). Et j'ai aussi parlé tout seul pour me dire que tout ça n'avait pas bien d'importance en regard du moment présent, là, au beau milieu de cette plaine qui, depuis la disparition des dinosaures, n'a peut-être pas changée. Mais le plus indiqué, c'est encore d'imiter cette nature : ne rien dire. Un peu plus loin, je trouve une levée de terre dont je peux suivre la crête et donc garder les pieds au sec. Il doit s'agir des frontières du lit majeur de la Freshwater, dont le cours est largement excentré à l'est de la dépression, vers les Monts Thomson. Ou peut-être s' agit-il encore d'un bourrelet liminaire fossile, le lit de la rivière ayant du se déplacer à plusieurs reprises sur un profil aussi plat. Pendant deux ou trois kilomètres je dois suivre un itinéraire intuitif en l'absence de balises. Je finis par atteindre le refuge de la Freshwater vers quatre heures. Une passerelle suspendue construite selon la technique dite du pont de singe permet de traverser les eaux sombres de la rivières. Le refuge se trouvant à la jonction des circuits nord et sud, quelques randonneurs sont déjà là, profitant du soleil radieux : un couple venu de la ville de Nelson, une jeune allemande, et, plus tard, deux randonneurs d'Oamaru et de Te Anau. La grande majorité de ceux qui viennent marcher ici sont des Néo-zélandais, des Britanniques et des Allemands. Le soir, la conversation tourne autour des aliments pour randonneurs (éviter les purées et les yaourts déshydratés, sous peine de se nourrir de grumeaux, préférer les pâtes et les plats exotiques, généralement très réussis, maudire la pingrerie des fabricants qui vendent à prix d'or des portions minables) et de quelques autres sentiers de randonnée de Nouvelle-Zélande. On me déconseille fortement le Abel Tasman Track pour les semaines à venir, surfréquenté.

Le lendemain, je décide de laisser mes affaires au refuge. J'ai bien assez de nourriture pour tenir encore deux ou trois jours. En revanche, mes piqûres ne s'arrangent pas. Mon index gauche suppure abondamment, avec une récurrente sensation de brûlure. Le randonneur d'Oamaru, fort bien équipé, me fait don de désinfectant et d'une bandelette propre. Ça fera l'affaire pour les deux jours à venir, avant de me procurer des antibiotiques à l'infirmerie d'Oban. Le refuge se trouve au pied des Monts Thomson, dont un des sommet s'appelle Rocky Mountain. On peut y accéder assez aisément. L'excursion me semble très facile comparée à mes tentatives malheureuses des jours précédents. Les basses pentes portent une belle forêt de grandes espèces endémiques. Les sous-bois sont tapissés de fougères disposées en bouquets rayonnants qui accrochent la lumière filtrant à travers l'épaisse couronne forestière. Au sommet, un chaos granitique possède de belles plates-formes naturelles pour observer la vue, extraordinaire : la dépression de la Freshwater s' étale du nord vers le sud, toute miroitante; vers le nord, enveloppées dans une brume bleue pâle, les formes torturées, presque effrayantes, des Ruggery Mountains; au sud, la surface profondément échancrée, grise, étale, de Paterson Inlet; droit devant, les champs de dune de Mason Bay. Je reste une bonne partie de l'après-midi à jouir de mon perchoir magnifique, me réfugiant parfois pendant de long moments dans un des abris naturels ménagés par le chaos, lorsque le vent me fait top mal aux oreilles. Le soir, je retourne sur les bourrelets liminaires dans la dépression de la Freshwater, pour profiter des éclairages crépusculaires qui confèrent à ce paysage quelque chose qui me rappelle, confusément, quelque tableau de paysagiste hollandais du XVIIe ou XVIIIe siècle; sans doute le relief déprimé, à peine marqué par des buttes résiduelles, la boue, les flaques qui attrapent les derniers feux du jour, la silhouette noueuse d'un arbrisseau...

Ce sera mon huitième et dernier jour. Il me faut rejoindre Oban pour faire soigner mes doigts, dont plus un n'est épargné par les piqûres légèrement infectées mais douloureuses dès qu'on y touche, de sorte que je ne peux plus rien manipuler sans prendre mille précautions pour ne pas grimacer. Il me faudra couvrir deux étapes en une journée, soit environ 25 kilomètres, avec le franchissement des Monts Thomson. Je quitte le refuge dès sept heures, les pieds mouillés mais le sac désormais plus léger. L'ascension du mont est longue, interminable et, à l'étage subalpin, j'avance dans une brume froide et humide, par un sentier plus bourbeux que jamais. Je ne peux guère m'aider de mes mains pour me réceptionner ou me rattraper à une branche quand je trébuche, étant certain d'appuyer sur une des douloureuses piqûres. Je suis fatigué mais la hâte de mettre des vêtements propres et surtout d'avoir les pieds au sec me fait avancer assez vite. L'itinéraire épouse les profondes indentations de Paterson Inlet, imposant des distances marchées relativement longues par rapport à une distance à vol d'oiseau somme toute modeste. Vers 13 heures, j'atteins le refuge de North Arm, vide, sous un grand et chaud soleil. En contrebas, une plage offrant une vue splendide sur le Rakeahua et les premières montagnes du sud de l'île. Je suis presque tenté de poser mes affaires et de passer l'après-midi et la nuit ici, mais l'état de mes doigts me commande de rentrer ce soir pour les soigner dès demain matin. A Oban, je retrouve Kevin et son kayak. Je rencontre aussi Shane, un Américain taillé dans un bâton de sucette, tout en nerfs et en muscles, le visage mangé par une barbe brune. Il est en train de brosser une paire de baskets plus proches des chaussons de danse que des baskets, en vérité. Il a fait le circuit du nord chaussé de cette paire de ballerines, et s'en est très bien tiré. Il la trimballe partout, a remonté à pied toute la Côte Ouest des États-Unis avec pour rejoindre la ville où il habite Seattle, depuis San Diego. A Seattle, Shane travaillait comme programmeur dans une société produisant des logiciels. C'était sa compétence première, mais sa nature première l'appelait à rejoindre les routes, les sentiers, les montagnes... les finisterres. Ce qu'il a fait, armé de son sac léger et de sa paire de ballerines.

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