29 novembre 2010

Îles Salomon : vue sur Santa Isabel


Santa Isabel est une île essentiellement montagneuse, toute en longueur, dont les deux cent kilomètres de côtes sur ses deux faces, au tracé assez régulier, parfois frangées de lagons, portent une humanité discrète qui s'égrène en villages le plus souvent fort modestes et littoraux, bien que le sud de l'île porte des villages implantés au cœur des montagnes. Buala, sur la côte sud-est, exposée aux vents dominants, fait office de centre administratif de Santa Isabel, où siègent les autorités provinciales. Elle constitue l'entité de peuplement la plus importante de l'île, bien que très réduite. Au sud et au nord, le tracé littoral se complique de profondes indentations et d'émiettement en îlots que parcourt un dédale de chenaux maritimes, sans que ces ports naturels n'aient favorisé l'émergence d'un centre de vie ou d'échange dominant, en dehors des modestes villages de Kia au nord et de Kaevanga au sud, pas plus que les basses terres littorales offrant de vastes étendues plates à certains endroits n'ont été investies par les grandes plantations. Les cultures d'exportation se limitent en général à des initiatives familiales pour une vente à des grossistes chinois basés à Honiara : le coprah et, fait encore rare aux Salomon qui n'en est pas consommateur, le kava, cette racine de la famille des poivriers dont on tire un breuvage à vertus plus ou moins psychotropes selon la concentration de la préparation, qui est d'usage très courant au Vanuatu et dans d'autres archipels du Pacifique, avec une demande croissante en provenance du Kiribati, de Tuvalu et des Îles Marshall à laquelle tentent de répondre les plantations familiales de Santa Isabel.

Santa Isabel offre encore les aspects d'un front pionnier. Faiblement peuplée (un peu plus de vingt mille habitants) au regard de sa superficie et de son potentiel, à l'image de Choiseul, qui la prolonge vers le nord-ouest, ou de Makira, la pression anthropique y reste relativement faible. Les richesses forestières, encore largement intactes, dont l'accès est malaisé compte tenu du relief tourmenté, attisent la convoitise des exploitants venus de Taïwan ou de Malaisie. L'île est desservie, une à deux fois par semaine, par deux navires dont une agence provinciale, l'Isabela Development Corporation, est propriétaire. A l'aller, depuis Honiara, ils sont généralement chargés de sacs de semences, de matériaux de construction ou de défrichement (haches, tronçonneuses), dénotant la phase de colonisation à petits moyens que vit encore l'île en ce début de XXIe siècle, infimes morsures sur une nature maîtresse. Encore la moitié nord de Santa Isabel reste-t-elle largement inhabitée.

Buala n'est pas vraiment ce qu'on peut appeler une ville, même si elle en rassemble les fonctions et nonobstant son rang de capitale provinciale. Des administrations hébergées dans des baraquements en préfabriqué, un hôpital qui, comme tous les hôpitaux provinciaux, adresse ses cas sérieux à Honiara, une agence de la Bank of South Pacific ouverte quelques heures par semaine quand elle a des fonds (et même — jusqu'où va nicher le grotesque d'une certaine idée du développement, dans une île dont la plupart des habitants ne manipule que rarement de la monnaie papier et dont une infinitésimale poignée possède une carte de crédit — un distributeur de billets de l'ANZ, fonctionnant grâce à des panneaux solaires, mais qui n'est plus approvisionné depuis que la piste d'atterrissage, située sur le cordon lagunaire de Fera, face à Buala, a été fermée faute d'entretien), des petites épiceries proposant l'immuable et déprimant inventaire de nouilles déshydratées, de boîtes de corned beef ou de thon à la sauce tomate, de gâteaux secs (très secs, en vérité), de riz importé de Papouasie-Nouvelle-Guinée ou d'Australie… une école secondaire, un siège diocésain qui fait aussi office d'hôtel de base. Hormis une voie côtière assez large ne menant nulle part, ouverte sur trois kilomètres vers le nord-ouest, et de deux ou trois autres qui font mines de s'enfoncer dans l'intérieur, mais qui ne font illusion que sur un kilomètre au plus, les seules possibilités de s'échapper de ce périmètre restreint sont le bateau ou la marche à pied. Quelques bulldozers stationnent sur un terrain vague à proximité du wharf de Buala, dans l'attente d'une hypothétique rallonge budgétaire qui permettrait de prolonger les embryons de pistes carrossables.

Un jour de pluie (c'est le début de la saison pluvieuse, des pluies diluviennes s'abattent sur l'île, sans faiblir, des heures durant ; des cascades grondantes et boueuses se jettent dans le lagon là où il n'y avait que des lits à sec trente minutes auparavant) je devise en l'agréable compagnie de deux jeunes professeurs du secondaire, Laureen et Mayleen. Laureen, sourire rougi par une consommation ininterrompue de bétel, vient d'un village isolé de l'intérieur de l'île, qu'elle a quitté à l'adolescence pour ne plus y remettre les pieds. Elle a fait des études supérieures à l'Université du Pacific Sud à Suva (Iles Fidji) et à l'Université d'Etat de Port-Moresby. Elle enseigne les sciences sociales, vocable recouvrant ici l'histoire, la géographie (et donc, en partie, les sciences naturelles), l'éducation civique. Elle semble être revenue à Santa Isabel sans grand enthousiasme, la politique consistant à affecter les enseignants dans leur île d'origine pour des raisons de communauté linguistique, dans un archipel qui compte quatre-vingt dialectes différents. Elle considère ouvertement les villageois peuplant l'intérieur de l'île comme des sauvages, malpropres, incultes, opinion assez répandue chez les jeunes ayant fait des études à l'étranger. Mayleen, jolie polynésienne venue de Rennell avec ses parents, enseigne, quant à elle, les arts ménagers (home economics), discipline s'adressant aussi bien aux garçons qu'aux filles. Sans faire montre d'une amertume aussi nette que Laureen, elle avoue s'ennuyer ferme à Buala et n'a qu'une idée en tête, partir à Honiara. Elle tue le temps en grillant des cigarettes, qui lui servent accessoirement de barrette pour retenir en chignon ses longs cheveux ondulés. Elle affiche, comme souvent les Polynésiens des Salomon dont le caractère semble plus affirmé que celui des Mélanésiens, une critique, ou du moins un détachement prononcé, envers les églises, qui ont ici toutes les légitimités pour dicter aux gens ce qu'ils doivent faire ou ne pas faire. D'ailleurs, si elle fume, c'est un peu parce que l'église à laquelle elle est rattachée, les Adventistes du Septième Jour, l'interdit.

Il est des jours bénis, bien que chargés de sueur, de boue et de fatigue, comme celui que j'ai employé à grimper vers les crêtes qui dominent d'environ six cent mètres le rivage sud-est de Santa Isabel. Au lendemain d'une journée noyée sous les pluies de mousson, ciel bleu roi, lumière intense, presque dure, de celles qui découpent les silhouettes au tranchoir et impriment aux couleurs des tons violents. Je cherche un chemin côtier vers le sud, on m'a dit qu'il existait, toute autre indication préalable me paraît inutile car ici, je le sais d'expérience, la représentation mentale de la géographie des lieux ne saurait s'exprimer par des itinéraires conçus selon la logique cartographique qui m'est familière. Les notions de distance, d'altitude, d'est, d'ouest, de nord ou de sud, de hiérarchie des voies de communication ou des groupements d'habitats ne trouvent ici qu'un écho très flou. Demandez à quelqu'un de vous indiquer le chemin pour vous rendre au prochain village : après d'interminables minutes de réflexion aboutissant à des explications confuses, on se résignera a vous mettre sur la bonne voie en vous accompagnant sur un ou deux kilomètres. J'ai appris à ne me fier à un itinéraire dit qu'avec le plus grand recul, à ne surtout pas compter sur une indication de distance, elle n'a ici que peu de sens, tout déplacement se mesurant en temps de parcours, et encore certains temps de parcours sont-ils, à l'évidence, des plus fantaisistes. On me dit que je vais dépasser un village, il ne s'agit en vérité que de trois maisons fort espacées les unes des autres ; on me dit d'emprunter la route principale qui commence derrière l'église, je ne trouve qu'un étroit sentier disparaissant à moitié sous les fougères. L'espace vécu mélanésien est le seul qui soit intelligible à ses occupants, et ceux-ci ne peuvent le décrire, le penser qu'à la lumière des usages qu'ils en font, des règles de résidence découlant de celles du mariage ou des structures de parenté, de la coutume qui définit, génération après génération, les plans fonciers, unissant la terre aux parentèles. C'est une perception de l'espace profondément ancrée dans l'identification des individus et des groupes à leur terre qui est aussi celle de leurs ancêtres et qui sera celle de leurs descendants, faite de réseaux, de frontières, de flux, d'espaces totalement invisibles à nos modes de perception rivés à des modèles géographiques normés, basés sur le souci permanent de la hiérarchisation stricte des espaces et de leurs fonctions économiques, des voies qui les irriguent et les relient, indépendamment des liens intimes que les hommes entretiennent avec eux. A l'espace vécu, éminemment  sensible, pour ne pas dire sensoriel, des Mélanésiens, s'oppose notre espace normé, pensé, hautement fonctionnel, issu des théories échafaudées par les écoles géographiques européennes et nord-américaines au XXe siècle. Pour ne pas m'égarer, il me faut donc avancer par petites touches, par tronçons successifs, interrogatoire après interrogatoire.

Il y a donc, paraît-il, un sentier qui longe le rivage. Je le perds rapidement, confondu par la multitude de sentes, égales les unes aux autres, qui fendent timidement le haut tapis végétal des sous-bois. Profitant de la marée basse, je décide de suivre la ligne de côte par la voie maritime, les pieds dans la vase où s'enlisent de gros troncs échoués. Il est à peine huit heures du matin, le soleil est déjà brûlant. Je croise des femmes à la mine joyeuse, portant en baluchon des filets remplis à craquer de tubercules ou de bananes naines qu'elles s'en vont écouler au petit marché local, situé à côté du débarcadère de Buala. J'atteins le village de Titiro, blotti au creux d'une anse, bâtisses traditionnelles dans les tons beige clair des panneaux de bambous tressés et des toits de feuilles de palmes séchées qui en constituent les matériaux principaux. Un groupe de gamins jouant au ballon sur une vaste pelouse tropicale détale à mon approche. Scène habituelle. Dans quelques minutes, encouragés par le moins farouche d'entre eux, ils seront agglutinés autour de moi avec des mines hilares et l'humeur bien bavarde. Les adultes observent de loin, réfugiés en petits groupes à l'ombre entre les pilotis des maisons. C'est à celui maîtrisant le mieux l'anglais que reviendra la tâche d'établir le contact le plus " autorisé " avec ce " white man " surgi d'on ne sait où, et c'est justement ce qui importe de savoir avant toute autre chose : qui est-il, d'où vient-il, où va-t-il ? Que répondre à ces sempiternelles questions ? Qui suis-je ? Un touriste, même si cette qualité, avec tout ce qu'elle traîne dans son sillage d'exotisme de pacotille et de superficialité, m'inspire une amère frustration ; et pourtant j'en suis un, par une sorte de mal nécessaire inhérent au déplacement de loisir qu'est ce voyage. D'où je viens ? D'un pays que l'immense majorité de ceux qui s'en enquièrent serait incapable de situer sur une carte du monde ; la plupart pense que la France est en Amérique du Nord, voire en Australie, outremer le plus tangible à leurs yeux, ou aussi en Grande-Bretagne, par rapprochement avec le passé colonial de l'archipel, et tous ont peine à croire qu'on y parle une autre langue que l'anglais. Où je vais ? Si moi-même je le savais… Comment expliquer que je vais, précisément, à la poursuite d'un rêve, celui qui me fut peut-être inspiré, il y a fort longtemps, par la contemplation d'une pirogue d'apparat échouée dans une vitrine du Musée de l'homme à Paris ? Une fois la main mise sur l'anglophone du village, je le noie sous un flot de questions pour mieux endiguer le sien. J'attraperai de-ci, de-là, des réponses qui dessineront peu à peu, par petites touches, le tableau merveilleux, tout en mystères, de Santa Isabel. J'ai oublié le nom de mon chaperon à Titiro ; il m'a emmené vers le village suivant, Maglaw, par un un sentier forestier vert sombre tout en rocailles et vallons. Maglaw domine la mer d'une cinquantaine de mètres, avec vue sur le lagon au fond duquel se niche Buala. Mon guide m'amène vers une vieille femme, Ana, calée à l'équerre sur une petite plate-forme, les jambes bien droites, au seuil ombragé de sa maisonnette. Par gestes lents, un peu hésitants, elle entreprend de découper en minces lanières un sac de riz en fibres synthétiques, qui seront ensuite tressées de manière à former un filet à provisions. Ana est à moitié aveugle (la paire de lunettes quasiment hors d'usage qu'elle porte de travers sur le nez ne lui sert manifestement à rien) et affligée d'une surdité bien avancée. Elle ne parle que le dialecte local, pas même le pidgin des Salomon. Lorsque je lui fais demander son âge, on me répond " environ cent ans ". Ana n'a jamais quitté Santa Isabel, et les déplacements qu'elle a pu faire vers d'autres rivages de l'île lui apparaissent comme des voyages en terres étrangères. Si elle a vraiment cent ans, elle a connu, dans son enfance, des périodes noires pendant lesquelles la chasse aux têtes était encore une pratique courante à Santa Isabel. Veuve, Ana dort seule dans sa maison, assistée pour ses repas et tous les besoins de la vie courante par sa nombreuse descendance. Seul l'espace villageois, vaste replat de terre rouge sombre partiellement recouvert d'un tapis herbeux raz et moelleux, lui reste accessible en toute autonomie.

Je poursuis seul sur le sentier principal qui doit aboutir à un village d'égale importance, à environ une heure de marche. Je respecte aussi scrupuleusement que possible la consigne d'ignorer les chemins divergents qui m'égareraient dans la montagne ou vers des culs-de-sac rocheux servant de points d'accostage. A l'inverse de nos chemins européens qui épousent les courbes de niveau, ceux d'ici filent droit, imposant de rudes descentes au fond d'obscurs vallons et des remontées toutes aussi abruptes. Des perruches blanches déchirent l'air de leur cri de crécelle, traversant le bleu profond du ciel en traits d'arbalète.  D'un sentier fort pentu, débouche un prêtre anglican, John, accompagné du jeune séminariste dont il a la charge. Autant John est volubile, autant son protégé, le visage mangé par une barbe broussailleuse, est le silence et la discrétion incarnés. John mène la destinée religieuse (autant dire la vie toute entière, en ces terres océaniennes infiltrées jusqu'à la moelle, de ceux et celle qui y naissent, vivent et meurent, par le prosélytisme acharné des missionnaires protestants) du village de Gurena, perché plus haut dans la montagne. Il m'y accompagnerait bien, mais le voilà pressé par une affaire qui l'appelle quelque part au-delà de Buala, et vers laquelle il va se rendre en canoë. Cette urgence ne l'empêche pas de faire longuement étalage de ses compétences missionnaires considérées comme exemplaires, qui lui ont valu d'être élu et financé par le diocèse anglican de Cairns, en Australie, pour mener durant sept ans, dans les années 1990, l'éducation religieuse d'une communauté aborigène dans un coin retiré du Queensland, et avant cela d'être choisi pour un voyage en Terre Sainte. John m'indique le chemin pour atteindre son village ; je devrais croiser, en montant, son épouse et sa fille qui le suivent à distance. Sur ses explications, j'attaque de front l'abrupt que couronne la première ligne de crêtes de Santa Isabel. Il fait une chaleur étouffante sous les épaisses frondaisons qui semblent faire obstacle au moindre filet d'air. Il faut attendre les premiers essarts pour attraper la brise. Nouvelle rencontre, celle d'un jeune couple à la recherche d'une essence particulière dont les palmes servent à fabriquer des panneaux pour la couverture des maisons. Elle se fait rare sur les basses pentes proches des rivages, tout comme le bois d'œuvre pour la charpenterie ; il faut monter de plus en plus haut, s'enfoncer vers l'intérieur de l'île pour trouver cette matière première raréfiée par l'exploitation qu'en font les hommes, non seulement pour leur propre usage à Santa Isabel, mais aussi et surtout pour l'exportation vers Honiara. La pénibilité extrême que représente le transport à dos d'homme de ces matériaux, des hauts versants vers Buala ou les divers points d'accostage, fournit une opportunité de revenus non négligeables, au regard des standards locaux, pour les habitants des montagnes.


Jusqu'à ce que les premières maisons de Gurena m’apparaissent dans un éclaircissement de la forêt, accrochées au versant dont elles rattrapent la pente par de hauts pilotis, ou posées à même le sol sur des replats, je doute d'être sur le bon chemin. A l'entrée du village, un chien efflanqué s'arrache de sa somnolence en aboyant mollement. Droit devant, un énorme porc noir, tout en adiposités, les soies maculées de boue séchée, me barre le passage en émettant des grognements dissuasifs. Va-t-il charger ? Non, il s’éclipse, à mon grand soulagement, par un talus et m'observe de son perchoir passer en vitesse. Me voilà donc au royaume du père John, celui-là même qui a visité la fort lointaine Jérusalem et dompté les âmes égarées des sauvages du CapYork. Son église, consacrée à Marie-Madeleine, trône en bonne place, seule construction en dur de Gurena. Tout autour, à quelque distance, s'éparpillent au gré des pentes et d'un réseau de sentiers que les pluies d'hier ont transformé en bourbiers, des maisons un peu bancales sur leurs échasses, avec leurs parois de guingois et leurs toits qu'il faut rapiécer au fil des injures du climat tropical. C'est un certain Boniface qui se charge de prendre les devants. Je lui dis avoir été aiguillé jusqu'en ces lieux par le père John. Une vingtaine de familles vit ici, probablement cent à cent trente individus. Quand je pointe l'importance du lieu de culte pour une aussi faible population, Boniface m'explique que le père à construit son église en prévision des générations à venir et aussi dans l'espoir d'accueillir des familles recluses dans les hameaux les plus isolés de cette partie de l'île, que sa force de conviction missionnaire ne manquera pas de rallier à Gurena. En somme, nous voici revenus à l'époque des " réductions " opérées par les missions espagnoles et portugaises au sein des terres conquises, qui visaient à regrouper autour des églises ou des monastères les populations éparpillées sur leurs espaces d'influence afin de mieux les contrôler et d'en faciliter la conversion (outre le fait que ces regroupements faisaient aussi l'affaire du pouvoir temporel, qui collectait plus efficacement l'impôt). Gurena est pratiquement vide, c'est l'heure où ses habitants travaillent aux jardins parfois fort éloignés dans la montagne, où les femmes sont descendues à Buala pour vendre les menus surplus de la production familiale. Quelques enfants, nus comme des vers, m'observent prudemment du seuil des maisons, de la pénombre desquelles s'échappent des voix qui doivent êtres les commentaires bien fournis sur la présence de ce " white man ". Une très vieille femme, vêtue d'un simple pagne mité et crasseux, disparaît à ma vue dans sa bicoque et en ressort presque aussitôt après avoir passé un t-shirt tout aussi crasseux que son fichu. Boniface désigne au loin le presbytère du père John, isolé sur une butte à sommet plat. Je lui demande si je peux m'y rendre. Pas d'explication claire à l'isolement du presbytère. C'est une bâtisse proprette, en plaques de zinc et tôle ondulée pour le toit, avec des rideaux à fleurs aux fenêtres, entourée d'une belle pelouse tropicale embellie de fleurs aux couleurs vives. Les cocotiers plantés par le père donnent leurs premiers fruits, ce dont s'émerveille Boniface dans un touchant enthousiasme d'ouaille toute acquise au bien-être de son berger. Il y a aussi, plus inhabituel dans l'inventaire cultural solomonais, des plants de kava. De cette thébaïde, on peut jouir d'une vue magnifique sur une nature surabondante à peine écorchée par le village et les essarts.

Boniface me dit que je peux rejoindre, depuis Gurena, par la montagne, le village de Tirontongna, où je retrouverai une route principale descendant vers Buala. Je trouve l'entreprise un peu hasardeuse, mais suis séduit par la perspective de m'enfoncer un peu plus dans l'île. Je m'engage, sous un soleil de plomb, sur un sentier qui atteint une crête à laquelle s'offre une vue lointaine vers l'intérieur sauvage de Santa Isabel, succession de lourds massifs entièrement recouverts du manteau vert-impérial de la forêt pluviale, entaillés de profondes vallées très encaissées. Je distingue la tache plus claire, très légère, d'un hameau accroché au flanc d'un massif. Quelle vie que celle de ses habitants ? De cet observatoire, nulle trace de Tirotongna, le village promis par Boniface. Le sentier poursuit droit devant, dévale le versant jusqu'au fond d'une assez large vallée et disparaît au pied d'un gros abrupt rocheux sans franchissement apparent. Me suis-je trompé de chemin ? J'ai insisté auprès de Boniface pour qu'il me laisse aller seul, et me voilà résigné à faire demi-tour, persuadé de m'être engagé sur une mauvaise voie. Je finis par croiser un jeune homme à qui je demande le chemin pour Tirotongna, et celui-ci me montre sans hésiter la direction d'où je viens. Il me faudra franchir deux crêtes pour atteindre Tirotongna. S'il y a une chose irritante en randonnée, c'est de marcher pour rien dans la mauvaise direction. Et s'il y a une chose encore plus énervante, c'est de rebrousser chemin pour s'apercevoir au final qu'on était sur la bonne voie. L'ascension de la seconde crête est pénible ; je n'ai plus d'eau, la trace du sentier disparaît tantôt sous des éboulis, tantôt mordue par des essarts avec lesquels elle se confond. Certaines portions sont proches de l'à-pic et je ne progresse qu'en m'accrochant aux racines qui courent à fleur de sol. La vue, toujours plus grandiose, m'encourage. Je croise un homme, d'âge assez mûr, qui dévale le chemin, pieds nus, avec l'agilité d'un chamois, sans s'aider des mains. Enfin, la seconde crête, et un courant d'air frais et, au loin, une barre montagneuse sombre dont le sommet disparaît dans un ciel bas et mâchuré, accrochant probablement des vents de mousson qui ne vont pas tarder à donner de la pluie. Vaste espace plat devant moi, m'offrant quelque répit. Un groupe d'hommes, assis en rang d'oignons sur un talus, silencieux, tirant sur des cigarettes comme on en fait ici (du tabac haché au couteau de cuisine, roulé dans du papier de cahier d'écolier), m'indique vaguement la direction du village. Je passe mon chemin. Bientôt, j'aperçois en contrebas le toit d'une école, conformément aux indications de Boniface. La pluie s'abat d'un coup. Un jeune instituteur, Hugo, m'ayant repéré me mettre à l’abri dans l'école, me rejoint. Son école accueille les enfants de quatre villages alentours, dont Gurena. Il dresse un constat sans illusions de l'état de l'Éducation nationale aux Salomon, qui tient en quelques faits assez simples : un instituteur débutant touche 650 dollars solomonais par quinzaine, soit 1 300 dollars par mois, qui équivalent à 130 euros ; c'est un salaire maigre pour quelqu'un qui ne possède pas forcément de terres dans le village où il a été affecté, aussi, beaucoup d'instituteurs ont-ils une activité annexe, prise sur leur temps d'enseignement, gonflant l'absentéisme dans des proportions dramatiques. Les bâtiments scolaires, dont beaucoup sont édifiés dans des lieux très isolés dans un souci d’équidistance entre les différents villages qui en dépendent, sont parfois laissés dans un état de semi-abandon, faute d'argent pour leur entretien. Dans un pays en pleine croissance démographique, ces négligences pèsent et pèseront lourd.

La pluie finit par se réduire à un crachin typique des hautes terres, je traverse Tirotongna par une large piste de terre rouge entre deux rangées de maisons traditionnelles;  l'eau s'égoutte du rebord des toits de palme, les adultes, assis sur le pas de leur porte, me regardent passer en silence, les enfants jouent dans les flaques d'eau boueuse. Au bout du village, le rebord du plateau offre une vue plongeante sur le lagon et ses cordons lunulaires précédés par le bleu céruléen et pâle des hauts fonds récifaux et sableux. Le contraste est saisissant qui rapproche la clarté allumant les cordons des nuages fuligineux qui coulissent parallèlement au tracé de la côte. Longue descente vers Buala. J'y croise Georgina, une femme de cinquante-quatre ans qui en paraît soixante-cinq, remontant vers Tirotongna, accompagnée de deux de ses petites filles. Elle vient de passer deux semaines dans le petit hôpital de Buala après avoir fait une attaque qui l'a laissée hémiplégique durant quelques jours. Le jour où c'est arrivé, elle est descendue à pied de sa montagne, et à peine relâchée par le médecin elle en refait l'ascension. Elle compte sur le seul de ses enfants qui ne s'est pas exilé à Honiara pour lui préparer ses repas. Bien généreusement, elle bénit le ciel de m'avoir croisé et que je l'ai écoutée. Je la regarde s'éloigner à pas mesurés, pieds nus dans la boue, tenant au dessus de sa tête une feuille de bananier en guise de parapluie, les deux gamines lui emboitant docilement le pas.

Le voyage de retour vers Honiara, par la mer, prendra vingt et une heures, quand l'aller, plus direct, en demanda huit et demie. Il se fait à bord du MV Isabela, l'un des deux bateaux que possède l'Isabela Development Corporation. C'est un navire de taille moyenne, racheté à un petit armateur japonais il y a bien longtemps, à une époque où celui-ci avait dû considérer qu'il arrivait en fin de vie. C'est ce qu'il est convenu d'appeler un rafiot. La première partie du voyage consiste en un cabotage le long de la côte au vent, durant lequel on charge de gros sacs en toile de jute remplis de coprah. Pendant que l'annexe du navire va chercher les sacs entreposés sur une plage, le MV Isabela reste à la merci des vagues, faisant des ronds sur lui-même ; impossible de rester debout tant le tanguage est fort. Le coprah, chargé à fond de cale, rempli l'air d'une odeur âcre, écœurante, si forte que le vent ne parvient pas à la disperser hors du navire. Au fur et à mesure des escales, de nouveaux passagers montent à bord, l'un d'eux avec deux énormes tortues marines qu'il a attrapées au crochet et qu'il s'en va vendre, pour un bon prix, au marché d'Honiara. Elles sont là, le ventre en l'air, les nageoires pendantes en arrière, agonisant par soubresauts. La cabine où je suis installé étouffe dans une chaleur malodorante. Les passagers, serrés les uns contre les autres à même le sol, dépiautent des crabes ou du poisson séché en guise de dîner, rendant l'air encore plus irrespirable. Sur le pont, ce n'est guère mieux : entre les déjections des porcs embarqués, l'intrusion soudaine de vagues qui vous trempent sans prévenir, les vapeurs de diesel émises par la cheminée, le roulis qui rend toute progression hasardeuse, impossible d'y trouver un peu de répit. Je débarque à cinq heures du matin à Honiara, épuisé comme rarement.

* * *


17 novembre 2010

Iles Salomon - Voyage dans la province des Temotu


Il existe, aux confins orientaux des eaux territoriales salomonaises, un ensemble d’îles éparses reparties sur un immense domaine océanique. Ces îles forment une des neuf provinces des Salomon, c’est la province des Temotu. Après une escale sur l’île de Makira, à 35 minutes de vol d’Honiara, le bimoteur, loué cette fois-ci à une compagnie privée de Papouasie-Nouvelle-Guinée, survole pendant plus d’une heure la surface uniforme et nue de la mer de Corail, que varient insensiblement les formations nuageuses légères, sortes de gazes filandreuses, qui s’interposent entre elle et le ciel bleu d’encre. Ainsi, en fixant attentivement la surface gris acier de l’océan, la monotonie en est distraite par de subtiles moirures cendreuses, anthracite, ardoise ou argentées.

Politiquement, la province des Temotu résulte d’une fantaisie décolonisatrice qui la fit passer du condominium franco-britannique des Nouvelles-Hébrides (devenu en 1980 la République du Vanuatu), auquel elle était rattachée depuis le début du XXe siècle, à la jeune République des Îles Salomon, sans qu’aucune motivation claire ne vienne justifier ce transfert de souveraineté, ne fût-ce probablement le désintérêt relatif mais réel des autorités condominiales à l’égard de cet archipel que son grand isolement rendait difficilement accessible. Si la découpe territoriale eût été faite dans la logique des géologues, les Temotu auraient été rattachées au Vanuatu. Ces émergences ténues constituent la partie visible de ce que les géologues appellent la province volcanique océanique de l’arc insulaire des Salomon, et ne sont dans la réalité que le prolongement septentrional de l’arc interne volcanique néo-hébridais, formé par l’accumulation de laves sous-marines témoignant localement du tracé de la fameuse ceinture de feu circumpacifique. En cela, les Temotu se distinguent nettement du reste de l’archipel des Salomon qui, des Shortlands au nord-ouest jusqu’à Makira au sud-est forment une extension largement submergée du puissant système orogénique subcontinental néo-guinéen. Géologiquement, on passe d’un domaine épicontinental à un domaine purement océanique. Les Temotu sont séparées du reste des Salomon par la fosse océanique des Torres, creusée par le contact, de type subductif, entre les grandes plaques pacifique et australienne.

Aussi isolées et insignifiantes qu’elles puissent paraître à la contemplation d’un atlas du Pacifique, les Temotu n’en furent pas moins le siège, depuis de nombreux siècles avant l’époque des premiers contacts avec les Européens, de circuits d’échanges aussi intenses que complexes, qui rappellent fortement ceux qui, telle la kula des îles Trobriand décrite par Bronislaw Malinovski dans le premier tiers du XXe siècle, firent les beaux jours de l’anthropologie océanienne. L’île principale des Temotu, Santa Cruz, exportait cochons et objets artisanaux vers les petites îles périphériques volcaniques d’Utupoa, Vanikoro, Tikopia, ainsi que vers les atolls des Reefs et des Duffs qui l’avoisinent au nord ; en retour, Santa-Cruz recevait canoës et femmes des Reefs et des Duffs, des produits alimentaires cultivés sur les sols fertiles d’Utupoa à Tikopia. D’autres biens circulaient ainsi à travers des circuits précis, sur de très longues périodes, ce qui est la base d’un concept socio-politique majeur de la vie mélanésienne qui place dans les échanges cérémoniels le fondement des rapports entre les différentes unités territoriales reconnues par les insulaires à l’intérieur d’un espace géographique donné. Ces échanges, que Marcel Mauss a magnifiquement décrit et analysé du fond de son bureau parisien de l’École pratique des hautes études (“ Essai sur le don ”), auxquels un déséquilibre permanent, un jeu continu de surenchères assuraient une pérennité de génération en génération, garantissait, outre l’émergence d’autorités politiques locales fondées sur les rapports de force entre débiteurs et créanciers, l’évitement d’un repli des îles sur elles-mêmes avec tout ce qu’une telle autarcie eut signifié dans un contexte d’hyper-insularité (dégénérescences, vulnérabilité alimentaire, etc.). L’utilité des biens échangés n’avait pas tant d’importance que la valeur symbolique que les hommes y plaçaient dans le cadre de ces relations en boucle. Ainsi, l’un des biens les plus recherchés aux Temotu fut la plume rouge-vif d’une espèce d’oiseau endémique de cet archipel. De nos jours encore, ce type d’objets rituels que le pidgin salomonais nomme Kastom mani (“ custom money ”, soit : devise coutumière) continue à circuler dans certaines régions des Îles Salomon, où ils constituent généralement la dot de la mariée lors des unions : bénitiers et cauris dans les provinces de l’ouest, dents de dauphins à Malaita, obtenues à la suite de grands abattages rituels en hauts fonds qui font régulièrement s’étrangler d’indignation les âmes pures des associations écologistes de New-York à Auckland.

Si le navigateur espagnol Alvaro de Mendaña avait été au fait de ces fondements de bonne entente dans les mœurs mélanésiennes, cela lui eut probablement évité bien des déboires. C’est à cette illustre figure des premières explorations du Pacifique par les Européens que revient le titre de découvreur des Îles Salomon, bien que ses passions géographiques (et surtout aurifères) finirent par lui coûter la vie, précisément à Santa Cruz. On était en 1595. Des motivations qui nous paraissent aujourd’hui parfaitement fantaisistes suffisaient à cette époque à mettre à flots de folles équipées, avec l’assentiment et l’appui financier des puissants d’alors. Vers le milieu du XVIe siècle, les Espagnols ayant pris pied au Pérou eurent vent d’une légende inca qui mentionnait, à l’Ouest, l’existence d’un archipel, peut-être d’un continent, dont un siècle plus tôt un souverain Inca, Tupac Yupanqui, avait rapporté en quantité de l’or et des esclaves à peau noire. Mendaña, neveu du vice-roi du Pérou, fut désigné, à l’âge de 25 ans, pour mener une expédition à la recherche de ces terres prometteuses. Après avoir dépassé des atolls de peu d’intérêt (Tuvalu, Roncador), il atteignit une île haute, très vaste, qu’il baptisa aussitôt du nom de la sainte protectrice de sa flottille, Isabelle. Dans le feu de son enthousiasme, persuadé d’avoir touché au but, il nomma tout l’archipel du nom de ce roi biblique aux richesses fabuleuses : Salomon. Selon un scénario classique de cette période de grandes explorations, Mendaña et ses hommes passèrent le plus clair de leur temps à essayer d’obtenir de la nourriture des indigènes souvent récalcitrants, s’enfonçant dans des situations conflictuelles occasionnant des morts de part et d’autre. Après six mois de vains épuisements, d’escarmouches, découragé par l’absence manifeste des richesses prodigieuses qu’avaient fait miroiter les légendes incas, Mendaña leva l’ancre pour rentrer au Pérou. On imagine mal, au XXIe siècle, l’extraordinaire ténacité, l’obstination des explorateurs du XVIe siècle, la force de caractère qui les poussait dans des expéditions dont ils avaient en réalité fort peu de chances de revenir vivants ; et certainement en avaient-ils conscience, à moins que ce ne fut l’aveuglement mystique de la foi chrétienne de l’époque. La plupart des hommes d’équipage embarqués, en revanche, étaient des condamnés à qui l’on offrait cette possibilité d’échapper à l’enfer des geôles, voire à la potence. Ce n’était souvent que pour plonger dans un autre enfer, celui des tempêtes, de l’atmosphère de terreur qui régnait à bords des navires, du scorbut, de la faim, de la soif… Il fallut près de trois décennies à Mendaña pour capter à nouveau l’attention des souverains espagnols, gagner leur confiance et pouvoir repartir vers les Salomon, avec 450 hommes et femmes à bord de quatre navires, dans l’espoir d’y fonder une colonie de peuplement. Après avoir perdu l’un des navires en cours de route, il navigua trop au sud et tomba sur les Temotu, trouva refuge dans une baie entaillant profondément la côte nord-ouest de Santa Cruz, au fond de laquelle il établit un camp. Il nomma cette baie Graciosa, et c’est là, à l’entrée de Graciosa Bay, que s’élève de nos jours la très modeste capitale de la province des Temotu, Lata. Naturellement, les Espagnols ne manquèrent pas de se mettre à dos les indigènes à qui ils soustrayaient sans vergogne des cochons, sans aucune contrepartie ce qui, dans un contexte mélanésien déjà tout imprégné de la valeur de l’échange et de ses mécanismes exigeants, ne manquait pas de heurter gravement la conscience de ces îliens à qui il n’en fallait pas plus pour faire usage d’arcs et de flèches. Ce n’est pas sous les flèches que Mendaña rendit son dernier soupir, mais sous les assauts de la malaria. La petite colonie fit long feu, s’en repartit, et Santa Cruz retourna à son superbe isolement pendant 172 ans, avant que les voyages scientifiques du XVIIIe siècle, puis les baleiniers, les missionnaires et autres aventuriers-commerçants, ne viennent le rompre définitivement.

Pour autant, les Temotu font encore, en 2010, figure de terres lointaines, fragiles, bien solitaires. Si Santa Cruz est reliée par voie aérienne, deux fois par semaine, à Honiara, les îles périphériques demeurent dans un véritable et profond isolement, et n’échappent à l’oubli que grâce à la visite, au mieux une fois par mois, d’un navire venu d’Honiara, embarquant et débarquant marchandises et passagers. Téméraires, les occupants de ces îles rejoignent parfois Santa Cruz à bord de petites embarcations plus adaptées à la navigation côtière qu’aux vastes étendues de haute mer qui séparent Santa Cruz de Vanikoro ou de Tikopia. Alors que Vanikoro se trouve à près de 200 kilomètres au sud-est de Santa Cruz, Tikopia émerge à 220 kilomètres à l’est de Vanikoro. En 2002, lorsque Tikopia fut ravagée par un cyclone, les secours dépêchés par Honiara n’arrivèrent sur place qu’au bout d’une semaine. En dépit d’un tel éloignement et de ressources fort limitées (l’île ne couvre pas dix kilomètres carrés, dont un tiers est occupé par un lac !), Tikopia comptait près de deux mille habitants en 1929. Congestionnement surprenant dans un tel isolement géographique, qui traduit peut-être le dynamisme des échanges rituels avec les autres îles des Temotu, voire avec d’autres îles plus éloignées encore (Tuvalu, Fidji, Banks et Torres…) ; avec l’affaiblissement de ces réseaux d’échanges traditionnels à l’époque moderne qui pourtant se gargarise d'un “ village mondial ” très illusoire, les Tikopiens ont peu à peu quitté leur île, étouffés par de nouvelles logiques d’échanges et de relations qui ignorent les espaces marginaux, les renvoient dans l’oubli, les ravalent au rang de l’inhabitabilité. Aujourd’hui, des communautés tikopiennes sont dispersées en divers endroits des Îles Salomon, à Makira, aux Russels (où ils ont fourni le gros de la main d’œuvre dans des plantations de cocotiers à présent dépérissantes), dans les faubourgs d’Honiara. De nombreuses familles ont acquis des terres sur Santa Cruz, qui fait figure de “mainland” avec ses 660 kilomètres carrés (mais dont peu sont en réalité exploitables), souvent par le truchement d’une stratégie d’alliances matrimoniales.

J’ai raté un caboteur venu d’Honiara quelques jours avant mon retour de Rennell, qui visitait toutes les îles des Temotu. J’aurais tant voulu voir ces îles mystérieuses, nichées au creux de l’océan, drapées dans leur solitude héroïque, nimbées d’un voile de légendes et de sortilèges, teintées de cette ascèse géographique à la manière des Kerguelen, de Tristan da Cunha ou de Socotra ; îles de peu, îles-martyres que le vent cingle en permanence, ou qu’un volcan menace jour et nuit depuis la nuit des temps, ou que la fournaise tropicale cuit et recuit jour après jour. Les Temotu, pointillés à peine visibles sur la ceinture de feu, tenues comme à distance des forces vives de l’archipel. Sentiment d’isolement accru lorsqu’on se projette au-delà de ses horizons. Prochaines terres à l’Est, les misérables atolls de Tuvalu, un de ces micro-Etats fantoches du Pacifique Sud, en train de se noyer sous l’irrésistible montée des eaux en même temps que d’étouffer dans son diabète et ses ordures ménagères de pays “ moderne ” ; prochaine terre au Nord, Nauru, la plus petite République indépendante du monde avec ses 21 kilomètres carrés, caillou éventré pour ses phosphates dont les centaines de millions de dollars sont partis en fumée, consommés en pure perte dans l’éblouissement d’îliens peu préparés à ce soudain pactole ; prochaines terres au Sud, les Banks et Torres, hautement instables, que la nature peu anéantir en un séisme, une éruption. Et là, quelque part à l’est de Santa Cruz, ce petit finisterre d’où je perçois un peu mieux ces noms magiques, Utupoa, Vanikoro, Tikopia… Quand j’interroge les gens sur leur île d’origine et que je m’entends répondre “ Vanikoro ”, “ Reef Islands ”, mon cœur s’emballe. Un “ vrai ” îlien ! Un pur ! Pas une de ces contrefaçons de Taïwan ou de Tenerife que les jumbo-jets et le béton ont dénaturées depuis belle lurette, jusqu’à les désinsulariser à outrance. Non, un îlien de Vanikoro, ça serait une manière, version mélanésienne, de Sénan ou de Ouessantin, si j’ose convoquer la Bretagne à mes fantasmes pacifiques. Et puis, Vanikoro, ça me renvoie à Laperouse, qui y connu, dans le naufrage de ses deux bateaux par une nuit de tempête, une mort à la hauteur de sa gloire exploratrice. Dumont d’Urville, qui fut chargé ultérieurement d’attester du lieu du naufrage, fit dresser une stèle sur le rivage de Vanikoro, à la mémoire de ce grand explorateur que fut Laperouse. Elle s’y trouve toujours, et ce doit être, bien mieux que le plus pompeux des monument aux morts, le plus beau, le plus émouvant mémorial à la surface de la terre !

Je les imagine donc, mes îles toutes proches, en goûtant la brise du soir, assis devant la porte da ma chambre du Lata Motel. L’établissement en question, dominant légèrement Graciosa Bay, doit être le seul de ce type dans toute la province. Il abrite, en plus des clients de passage qui sont pour la plupart des fonctionnaires de l’Etat, une poignée de pensionnaires au long terme, pour qui il fait office de meublé, si tant est que le mobilier spartiate qui occupe les chambres (une table, une chaise, un pucier) puisse leur conférer ce titre. Un couple de Tikopiens (des Tikopiens ! des vrais Tikopiens !) et leurs trois filles ; un jeune couple de Malaïtains et leur petite fille de cinq mois, dont lui travaille pour les services de météorologie (bien que les prévisions que je lui demandais de me prodiguer avant de débuter mes excursions se soient révélées peu fiables); un homme assez bavard venu d’Utupoa, qui s’appelle Godfried, et qui met tant de circonlocutions dans l’exposé des motifs qui le retiennent à Lata, qu’en deux semaines de séjour sur place je n’ai jamais clairement compris ce qui l’occupait en ces lieux ; Thomas, un type assez jeune, taciturne, qui émerge de sa chambre à neuf heures du matin quand toutes les Salomons sont debout dès cinq heures et demie, et qui a la lourde tâche de superviser l’entretien du petit réseau de pistes à peu près carrossables qui parcourent le quart sud-ouest de Santa Cruz; enfin un homme du genre poussah, médecin de son état, cou de taureau, crâne en boule de billard, et que je n’ai jamais vu que siroter des bières et tripoter son téléphone portable. Une loi, je crois, se fait jour dans ma vision des activités humaines observables dans ces Etats récemment indépendants, aux racines sinon aux valeurs fort éloignées des statuts que dans leur grande générosité paternalo-démocratiques leur ont accordés leurs anciennes puissances tutélaires. Le rendement effectif des hommes y est inversement proportionnel à leur position hiérarchique effective. Prenez le Tikopian (un Tikopian, tout de même, on est en droit d’espérer de la matière !) : voilà un homme mince, visage noble, front haut, moustache bien taillée, à la manière des sensei, ces intellectuels japonais, parole économe, et qui s’habille presque comme un citadin européen ou australien, poussant ce dandysme temotuan jusqu’à porter en permanence des sortes de mocassins, dans un pays où 99 % de la population portent des tongues ou vont nu-pieds (y compris les agents de comptoir de l’aéroport d’Honiara). Rien d’étonnant à ce portrait en pied de Tikopien ayant réussi, puisque cet homme n’est rien moins que le chef de tous les enseignants de toutes les écoles (primaires comme secondaires) de toute la province des Temotu ! Et c’est alors que je crois pouvoir dire que le corps enseignant des Temotu ne doit pas donner beaucoup de fil à retordre à son chef, puisque ce dernier passe tout son temps à ne faire strictement rien. Il reste assis sur une chaise de jardin en plastic bleu made in China, du matin au soir, interrompant ses longues méditations diurnes par de furtives disparitions dans la pénombre de sa chambre; parfois, il se met debout, fait un pas ou deux en avant, on retient son souffle, va-t-il agir, faire, marcher, rire, éternuer peut-être ? Mais non, faux espoir, il se rasseoit, comme happé par sa prodigieuse aboulie, ou prématurément interrompu dans quelque entreprise prometteuse par l’irruption du poussah venu lui tenir le crachoir, une bière dans une main, le téléphone portable dans l’autre.

A l’opposé de ces navrantes bien qu’émoustillantes observations, je marche vers le sud-ouest de l’île, j’atteins le dernier village, Nbanyo, tout au bout d’une piste côtière, un hameau de huit familles, pris en étau entre une falaise morte dégoulinante de végétation et la mer aveuglante. Là, des gens de peu, de rien serais-je tenté de dire et qui, un petit moment de stupeur passé, accueillent l’étranger, l’inconnu, l’autre, à bras ouverts, l’invitent à prendre l’ombre sous l’avancée d’un toit, sur une natte de feuilles de palmier tressées que l’on balaie à la hâte ; des ordres sont distribués aux enfants pour que lui soient apportés des bananes, une noix de coco ; puis on le bombarde de questions, certes toujours les mêmes, et toujours les mêmes mines aimablement admiratives à l’énoncé des réponses. Vous leur serrez la main, et vous sentez la paume calleuse qui a retourné mille fois la terre sur les parcelles défrichées, pagayé tout autour de l’île ; vous regardez leurs pieds et voyez leurs orteils en éventails, parce que constamment agrippés aux sols pentus des jardins qu’il faut atteindre par de longues marches à travers la  brousse ; vous contemplez leurs visages et vous y devinez l’empreinte de l’effort, la douleur du labeur quotidien pour produire de quoi se nourrir ; vous détaillez ces corps, pas un gramme de graisse, les griffures, les meurtrissures, les assauts d’une vie en plein air, au soleil, du corail, de la forêt dont il faut affronter sans cesse l’appétit sans limites pour cultiver son lopin de taro ou de patates douces. Ces gens “de rien”, le zèle enraciné dans le calcaire et l’humus de leur île, n’arrêtent jamais et ne vous demandent rien d’autre, au bout du compte, à vous, simple promeneur en intrusion sur leur terre de labeur, que de vous sentir chez vous, en s’excusant presque de la modestie des lieux qu’ils proposent à votre repos.

La côte nord de Santa Cruz présente un chapelet assez lâche de hameaux dont certains se réduisent à trois ou quatre cabanes, assiégés par une forêt dense, rapidement impénétrable dès lors qu’on cherche à s’enfoncer dans l’intérieur de l’île. Baies et criques peu profondes échancrent de loin en loin ce littoral presque désert, parfois ourlées de longs bourrelets de galets noirs et argentés, en demi-lune, en arrière desquels vient s’achever, parfaitement immobile, le cours paresseux d’une rivière. Ce sont des endroits splendides, solitaires, où s’échouent des troncs noueux, blanchis par le ressac, baignés par les embruns, balayés soudainement par des grains surgis d’on ne sait où, et presque aussitôt après inondés d’un éclat flamboyant qui enflamme l’air encore embrumé des dernières gouttelettes. La traversée des cours d’eau peut s’avérer délicate, surtout à marée haute, mais toujours, comme alertée par un sens inné de la présence d’un randonneur venu d’ailleurs avec son équipement photographique fragile, une bonne âme finit par apparaître, un enfant, un vieillard, une mère de famille portant son nourrisson écharpé dans un drap, lui fait signe d’attendre, s’évanouit dans la haute verdure et réapparaît en amont du cours, dans une minuscule pirogue faite d’un tronc évidé. Traversée des hameaux : les jeunes filles disparaissent dans de petits rires, les enfants suivent à distance, se chuchotant quelque commentaire, puis, quand ils l’ont apprivoisé, les timides réapparaissent, un cercle se forme autour du nouveau venu, se ferme, s’ouvre à nouveau lorsqu’un patriarche vient voir ce qui se passe. Alors, à nouveau, noix de coco, bananes, ou fruit de l’arbre à pain, particulièrement indigeste, mais visiblement friandise aux Temotu, place à l’ombre, interrogatoire, mais, au final, jamais de lassitude, juste, parfois, cette légère amertume de n’être que de passage, de ne faire qu’effleurer l’autre dans cet ailleurs pour lequel j’ai déployé tant d’efforts et de rêves avant que de l’atteindre.

Quelque part sur cette côte nord de Santa Cruz, en un lieu nommé Luesalemba, la forêt a été rasée sur un rectangle assez vaste pour faire place à une école secondaire, la Luesalemba Provincial Secondary School. Une des maisons destinées à l’hébergement des enseignants est mise à ma disposition pendant les quatre nuits où je dors ici. Malgré la beauté indicible de cette partie de Santa Cruz, cette clairière scolaire curieusement isolée de tout respire l’abandon et la désolation. Les herbes folles montent à l’assaut des bâtiments à demi en ruine qui abritent les salles de classes ; tout dépérit dans l’humidité, la moisissure rampante, livres, cahiers, tableaux noirs, pupitres; l’école drainant des étudiants venus des petites îles périphériques, ceux-ci sont hébergés dans des dortoirs où ils s’entassent à cinquante sur de misérables paillasses entre lesquelles sont tendues des cordes à linge ; une odeur insupportable envahit ces lieux de promiscuité, exacerbée par l’humidité qui sature l’air. Le hangar qui sert de réfectoire est inutilisable par temps de pluie (dans une île qui reçoit jusqu’à six mètres de précipitations par an), une partie du toit de tôle ayant été emportée par le vent. Les étudiants errent comme des ombres, les enseignants, tous des hommes, cuvent leur bière dès trois heures de l’après-midi, torse nu, sur le pas de leur porte. Le soir, ils ouvrent des conserves de corned-beef pour agrémenter leur ration de riz. Les alentours immédiats de leurs maisons sont jonchés d’ordures et dès que la nuit tombe, les rats s’introduisent dans les maisons, courant sur les poutres ; difficile de dormir quand certains d’entre eux vous passent dessus dans l’obscurité. Etrange impression laissée par ce lieu d’une tristesse infinie, et ce n’est certainement pas le zèle prodigieux du chef des enseignants de Temotu, tout Tikopien qu’il soit, qui pourrait lui redonner vie.

01 novembre 2010

Îles Salomon - La traversée de Rennell



Rennell et son modèle réduit, Bellona, émergent du Pacifique à une heure de vol d'Honiara, plein sud. La petite flotte domestique de Solomon Airlines étant partiellement clouée au sol pour cause d'avaries, ou défaut de maintenance, ou défaillance gestionnaire, ou les trois à la fois, on ne sait pas très bien, c'est un Twin Otter loué à Air Vanuatu qui assure la liaison vers Rennell. Dans la cabine déjà exiguë, la moitié des banquettes hors d'âge disparaît sous les empilements de cartons jusqu’au plafond.

Je m’imaginais Rennell comme une île aux dimensions réduites et à la surface relativement dégarnie, probablement par un jeu de comparaison avec l’île d’Itbayat, à l’extrême nord des Philippines, visitée en 1992 et 1996, et dont la formation a obéi au même processus que celui de Rennell : un récif corallien soulevé, à la surface duquel s’exerce, depuis des millions d’années, une érosion de type karstique propre aux constructions calcaires. Ce type d’île est généralement marqué par l’absence quasi totale de rivages ; des falaises mortes ou vives en défendent l’accès de toutes parts, refoulant l’implantation humaine vers l’intérieur. Itbayat porte une végétation arbustive, rase, et même de vastes espaces nus. La fréquence des tempêtes tropicales et la permanence des vents qui balayent le détroit de Bashi, entre Luzon et Taïwan, contraignent à cette économie végétale. Imprégné de cette image de semi-aridité, je suis frappé, dès que l’avion survole Rennell, par l’omniprésence d’un épais couvert forestier. Pas la moindre trace de présence humaine, pas un essart, pas une colonne de fumée qui ne viennent troubler le moutonnement sombre, pas même la saignée, aussi ténue soit-elle, d’une piste. Où vais-je pouvoir aller dans cet océan tropical qui, vu d’en haut, semble tellement impénétrable ? Je suis venu a Rennell parce que sur les cartes où figure l’île, on y voit, dans sa partie orientale, un lac. Un lac dans l’île, immense, dissimulé aux yeux des navigateurs par les falaises qui le sertissent comme un gros saphir dans un écrin d'émeraude, un lac au milieu de l’océan, peuplé d’une poussière d’îlots, d’anguilles, de serpents d’eau et d’une espèce de cormoran ; un lac silencieux, sourd aux rumeurs océanes toute proches.

L’avion rebondit sur un gros affleurement calcaire mal lissé, envoyant valdinguer quelques cartons. La petite foule habituelle de ces aérodromes du bout du monde est au rendez-vous, les distractions sont rares en pareil endroit. Il y a cinq minutes, l’océan sans limites était partout, je me voyais encore franchir d’un trait aisé la distance qui sépare l’aérodrome du lac. A présent, mon barda de nomade sur l’échine, je me sens écrasé par la touffeur et l’inconnu. Ne jamais se fier aux transpositions de l’esprit à partir des représentations cartographiques des lieux qu’on voudrait explorer. On rêve sur les atlas, on erre des heures durant devant Google Earth, et l’on voyage par le prisme d’une vue du ciel, d’un raccourci. C’est de la géographie en trompe-l’œil. Une fois l’avion posé, les cartes et les photos satellitaires n’ont plus grand sens, il va falloir reprendre du début, faire corps avec la pesante réalité du sol, de la hauteur zéro. On m’apprend que le lac est à quarante km à l’est de Tingoa, le village principal de l’île où se trouve la piste d’atterrissage. Il y a une piste qui traverse l’île d’ouest en est, jusqu’au lac, ouverte au début des années 70 par une compagnie minière japonaise qui escomptait tirer partie des gisements de bauxite dont Rennell regorgerait. Depuis, plus rien. Je peux louer un camion, me dit-on, qui transporte les chargements apportés par le cargo qui vient mouiller dans une baie au centre l’île une fois par mois, mais le prix demandé est exorbitant. Comment font les locaux lorsqu’un impératif les appelle à l’autre bout de l’île ? Ils marchent. Mais les impératifs les y contraignant sont une rareté au regard du mode de vie local, ancré dans le “ maintenant ” et l’“ ici ”. Les jours où un cargo visite Rennell, ils peuvent monter dans la benne du camion à titre gracieux.

Rennell a ceci de particulier qu’elle est peuplée de Polynésiens, dans un archipel mélanésien. Et les Polynésiens de Mélanésie ont ceci de singulier, par rapport aux groupes mélanésiens, qu’ils occupent les îles les plus ingrates, les moins aptes à l’établissement des hommes : des atolls au raz des flots, menacés par la noyade au moindre cyclone (c’est le cas d’Otong Java, au nord de Malaita), ou d’abrupts récifs exondés comme Rennell et Bellona, aux sols pauvres, poreux et donc sans écoulements pérennes. En somme, des rivages sans îles (les atolls) et des îles sans rivages (les récifs soulevés). Les Mélanésiens (par antécédence ? par domination guerrière ou démographique ?) ont occupé les “ vraies ” îles, celles dotées à la fois de rivages accessibles et mouillables, de plaines, de rivières, de montagnes, de terres arables… Combien est fascinante la volonté de ces îliens de s’accrocher à ces indigents arpents de corail assiégés par l’océan, et leur capacité à s'accommoder de cette précarité depuis des siècles.

L’avion est reparti, les spectateurs s’éparpillent par les sentiers alentours qui s’évanouissent dans l’épaisseur des frondaisons tropicales ; la piste d’atterrissage se transforme en terrain de foot.

Faute de camion, j’ai donc marché. Les possibilités d’itinéraires sont limitées sur Rennell. Il n’y a que la piste est-ouest, et il y a quelques sentiers secondaires transversaux menant à la mer. Tout le reste de l’espace, en dehors des zones dégagées pour l’emplacement des hameaux et des essarts horticoles alentours, est dévoré par la forêt. Je pars d’abord vers l’ouest, le surlendemain de mon arrivée. Les frêles rumeurs de Tingoa, éclats de voix, aboiements, ronflement des générateurs, s'étouffent rapidement dans la solitude forestière. La piste file assez droit, en une succession régulière de creux noyés dans d’immenses flaques d’eau boueuses et de bosses plutôt molles. De part et d’autre, la vue ne porte pas loin, arrêtée par l’enchevêtrement des troncs, debout ou à demi écroulés, des lianes parfois grosses comme des branches qui festonnent d’arbre en arbre, frangées de lichens accrochant les rayons qui parviennent à percer l’épais manteau végétal, de fougères, de rejets qui s’épanouissent avec rage à la faveur du moindre mètre carré de sous-bois laissé vacant. De loin en loin, de très grand arbres avec leurs assises en contreforts zigzaguants, des banyans, vivantes cathédrales peuplées d’épiphytes, dégoulinants de lianes, tendus d’immenses toiles d’araignée dans les multiples replis de leurs racines-troncs. Et il y a l’humus, tonnes de feuilles et de bois pourrissants remuées en profondeur par le zèle d’armées de bestioles, et qui exhale son parfum comme une haleine moite et gluante. Je croise un homme qui va nu-pieds, besace difforme en bandoulière, lèvres rougies par le bétel. Il me dit que je vais arriver à un premier village, puis à un autre, Kaguan, qui sera le dernier à l’ouest de l’île, et d’où je trouverai un sentier menant aux falaises. Je traverse le premier village annoncé, en fait trois bicoques sur pilotis au fond d’une clairière, sans âme qui vive ; quelques établis branlants où sont alignées des gamelles cabossées, un chien qui s’enfuit à mon approche. Plus loin, une piste secondaire part vers le nord, probablement un accès à la mer. Je m’y engage. Plus j’avance, plus la forêt resserre l’étau de sa masse sur l’étroit passage dont la largeur finit par se réduire à celle de mes godillots. Au bout d’une heure, le relief commence à s’accentuer, il faut franchir des petites crêtes séparant des dolines, ces cuvettes d’érosion caractéristiques des modelés calcaires. La roche affleure plus franchement, tapissée d’une mousse glissante. Il se met à pleuvoir, d’un seul coup, d’une pluie drue, tiède et collante, qui substitue un instant son crépitement aigu au concert des insectes chanteurs. Ma progression est ralentie, qui se heurte à des abrupts toujours pus hauts. Je ne persiste dans mon objectif d’atteindre la mer que par l’idée que ce relèvement du terrain m’annonce que j’approche des falaises littorales. La pluie cesse aussi soudainement qu’elle a commencé, l’air est saturé d’eau. Enfin, une petite plate-forme sommitale où trône un majestueux figuier dont les racines disloquent la roche mère. Je sens la brise me baigner le visage, je l’entends faire frémir les feuillages, et j’entrevois les scintillements de l’océan, tout en bas. La descente est rude, salissante, interminable, encombrée de racines mises à nu par les averses quotidiennes; et au bout, les premiers cocotiers, et là, tout de suite, séparée de la rupture de pente par une mince bande de roches acérées, la mer, ou plutôt un immense pédiluve d’eaux calmes et transparentes reposant sur un platier corallien d’une centaine de mètres de large au bout duquel viennent se briser les rouleaux. De là, la liberté de mouvements est réduite à quelques arpents de rocaille à l’étroit entre la falaise et le pédiluve. Voulant explorer cet espace inconfortable, je me heurte rapidement, de part et d’autre du point où j’ai déboulé, à des à-pics rocheux infranchissables. Deux cabanes sommaires, près de l’abandon, un vieux bidon rouillé avec un fond d’eau croupissante, un filet de pêche hors d’usage accroché à un clou : seuls signes d’humanité. Au loin, dans la brume de chaleur, des saillants de la côte et tout là-bas, sur l’horizon tremblant, le bombement pâle de Bellona.

Kagua, c’est un peu plus que les trois bicoques dépassées plus tôt, mais à peine plus. Une cocoteraie vieillissante, peu entretenue, occupe la majeure partie de l’espace défriché. On me dit qu’il y a en effet un sentier qui, de là, descend vers la mer. Il faut deux heures et demie de marche, autant que ce que m’a demandé celui emprunté ce matin. La conversation est limitée par l’anglais rudimentaire des trois adultes que je croise à Kagua. En repartant vers Tingoa, je fais halte à l’école primaire un peu en retrait du hameau. Le couple d’instituteurs en poste dans cet établissement isolé s’avance vers moi. Il est originaire de l’île de Malaita, a accepté de venir à Rennell (lui en a-t-on laissé le choix ? Les Malaitains ne sont pas en odeur de sainteté dans de nombreuses régions de l’archipel, héritage de vieilles querelles ethniques) mais il ne cache pas l’ennui qui l’accable en ce lieu retiré de tout. Lui et elle n’ont pas vu la mer depuis plus de deux mois, comme emprisonnés dans cette île d’où la mer est absente, dans ce récif-forteresse replié sur lui-même. Ne prennent-ils pas la peine, de temps à autre, de marcher jusqu’aux falaises ? Non, c’est une marche exténuante. La plage la plus proche est à Lavanggu, à quarante kilometres d’ici vers l’est, là où une large baie échancre la côte sud.

La marche vers l’est, sans être difficile, est longue. Il me faudra dix heures, avec quelques arrêts aux heures les plus chaudes, pour relier Tingoa à Lavanggu. Elle est aussi monotone, les perspectives ne s’écartant guère de ce tunnel de verdure que ménage le tracé de la piste. Y filtre une clarté diffuse qui parvient à allumer, dans le clair-obscur forestier, en touches éparses ou en longs traits flamboyants, ici un broussin recouvert de mousse, là une guirlande de liseron géant. Des ibis blancs à tête noire, qui pullulent sur l’île, s’arrachent au sol dans un grand froissement d’ailes à mon approche ; leur envol sonore est maladroit et va s’empêtrer dans les hautes branches. De gros lézards s’immobilisent au milieu de la piste, entament un demi-tour, hésitent puis disparaissent d’un trait dans le fouillis végétal. Un seul village traversé entre Tingoa et Lavanggu. J’y devine la présence humaine au balancement d’un hamac dans la pénombre de l’espace ménagé sous le plancher d’une maison sur pilotis, au tintement d’une bouilloire ou d’un chaudron contre la pierre du foyer, aux pleurs d’un nourrisson. Marche solitaire. Île sans rivages, et intérieur quasi-désert. A l’approche de Lavanggu, je perçois le vrombissement d’une tronçonneuse. Une demi-douzaine de gaillards s’affairent autour d’un gigantesque fût couché dans la clairière sens dessus-dessous qu’il a ouverte dans sa chute. Le tronçonneur, les pieds noyés dans la sciure de bois, entreprend la découpe longitudinale du colosse. Le bois d’œuvre est l’objet de convoitises dans tout l’archipel, il est l’un des principaux postes d’exportation des Îles Salomon. L’exploitation en est confiée principalement à des compagnies malaises, taïwanaises et japonaises. La conscience écologique grandissante de ce début de XXIe siècle les contraint à gagner les faveurs des décideurs locaux par le trafic d’influence et le jeu de la corruption. Combien d’hectares de forêt dévastés pour un fût de cette taille abattu ?

Enfin Lavanggu et, enfin, une vue dégagée sur la mer, une sorte d’émerveillement après tant d’heures de marche dans cette verte et étouffante obscurité. Au pied d’un piton rocheux, une vaste étendue d’herbe rase parsemée de maisons sur pilotis, descendant en pente douce jusqu’au rebord d’une falaise morte. Devant, l’océan qui envoie sa brise délicieuse. On m’indique une maison où je pourrai passer la nuit. Elle est occupée par un jeune homme dont l’oncle, qui en est le propriétaire, travaille comme médecin pour une compagnie minière à Mount Isa, une localité perdue au cœur du Queensland, née de l’extraction du cuivre. Des enfants m’escortent jusqu’à la plage, seul point de Rennell véritablement accessible par la mer, où viennent mouiller les cargos en provenance d’Honiara. Tout l’approvisionnement de l’île en dépend, mais aussi la possibilité d’en sortir et d’y revenir, pour la majeure partie du petit millier d’habitants qui peuplent Rennell, et pour qui l’achat d’un billet d’avion est impensable. Un cargo viendra dans les prochains jours, affrété par des marchands chinois d’Honiara. Les familles viendront de toute l’île, passeront la nuit sur la plage, achèteront des cigarettes, du tabac, du kérosène pour les générateurs, du sucre, du café, de l’huile, et surtout du riz, par sacs de 40 kilos. Ce jour-là, les écoles fermeront.

Je reprends la piste à l’aube, il me reste cinq à six heures de marche pour atteindre le lac. Sur le chemin, je croise des hommes qui se rendent déjà à Lavanguu pour y attendre le cargo des marchands chinois. Vers midi, enfin, le lac, le lac Ten’ggano. Il n’apparaît à la vue qu’au dernier moment, au delà des dernières rangées d’arbres, la forêt l’étreignant de toutes parts, exubérante, envahissante autant qu’elle le peut. Elle trouve même une manière de prolongement par une mangrove lacustre qui colonise les bordures du lac. Mystère de ce lac qui occupe plus du tiers de la surface de l’île sur une longueur de près de trente kilomètres pour une largeur d’une quinzaine de kilomètres à son maximum, ce qui en fait la plus vaste étendue d’eau douce du Pacifique insulaire. Le lac Ten’ggano repose probablement à l’emplacement de ce qui fut un lagon, lequel s’est refermé suite au soulèvement progressif du récif. Seule sa rive occidentale est occupée par quatre hameaux qui doivent rassembler en tout une centaine de familles. Deux ou trois d’entre elles accueillent les visiteurs de passage, lesquels sont rares. Kendrick, un vieillard magnifique, port altier, yeux bleus-acier, débit lent et posé, me fait asseoir face au lac. Il me tend son livre d’or. La première page porte mention d’une visite faite en 1999, année où Kendrick a ouvert son petit bungalow. Cinq ou six pages plus loin, on arrive à la date de la dernière visite, en juillet 2010. Les années 2003 à 2006 sont vierges (époque de graves troubles inter-ethniques dans l’archipel). Je passe le restant de l’après midi à contempler la surface du lac varier au gré des brises, les cormorans plonger dans l’eau, en ressortir pour aller se percher sur des souches mortes émergentes et déployer leurs ailes au soleil, glisser les longues pirogues qu’on utilise pour se rendre d’un village à un autre. Les enfants viennent nager sous mon nez pour mieux me dévisager. Au fur et à mesure que le jour baisse, la surface du lac s’assagit, jusqu’à n’être plus qu’une immense nappe immobile où se mire la ligne sobre des coteaux qui l’embrassent et les nuages pâlissants du couchant.

Le lac Ten’ggano a récemment été inscrit à l’inventaire du patrimoine naturel de l’Unesco. Je me souviens d’un site archéologique dans le sud du Laos, le Wat Phu, non loin de la ville de Champassak, qui, pour avoir reçu semblable distinction, s’était vu doté d’un projet d’aménagement grandiose. A l’époque de mon passage, en avril 2003, l’entrée du site venait d’être coulée sous un immense revêtement de macadam tout frais, et le site entier ceint d’une hideuse clôture hérissée de barbelés. Jusqu’à présent, rien ne semble venir troubler la quiétude et la beauté du lac Ten’ggano et on voit mal, mis à part l’appétit xylophage des exploitants forestiers asiatiques, ce qui pourrait changer le cours des choses, si ce n’est l’ambition bien dans l’air du temps de développer l’industrie touristique autour du lac, fut-elle écologique (non, pardon… responsable). L’inscription à cette liste bien-pensante, de moins en moins sélective (on a parlé d’y inscrire le patrimoine gastronomique français… pourquoi pas le rodéo ou la pelote basque ?), de plus en plus intéressée, ne risque-t-elle pas de précipiter le destin de cette île encore largement préservée de la bêtise touristique de masse ? Il paraît que le député de Rennell au parlement d’Honiara réclame qu’on facilite l’accès au lac par la construction d’une piste d’atterrissage à proximité. Fort heureusement, le parlement à d’autres chats à fouetter, et Rennell, enclave polynésienne dans un État mélanésien, n’aura de toute façon la priorité en rien.