11 avril 2011

Vanuatu - quelques remarques préliminaires


Il y a deux ans et demi, vers la fin de l'année 2008, j'arrivai de nuit dans le village d'Upongkor, sur l'île d'Erromango. Les gens me conduisirent chez William Mete, car c'est chez lui qu'on héberge ordinairement les visiteurs. Je fus accueilli par un grand vieillard à moitié aveugle, aux gestes lents, hésitants, dont la partie droite de la mâchoire inférieure était affligée d'une sorte de vilain œdème. William m'amena dans une petite bâtisse au fond de son terrain, au sol recouvert d'un tapisson hors d'âge. De grandes toiles d'araignées aux angles des murs et des jalousies dansaient mollement dans la brise nocturne. William lança quelques ordres à sa petite fille, qui revint quelques minutes plus tard avec une assiette garnie de riz, de choux et de taro, et une lampe-tempête qui faisait une sphère intime de lumière dans la pièce où nous nous tenions. William s'assit au coin de la table où je prenais ma collation. D'abord, il ne dit rien, puis me posa quelques questions assez ordinaires, semblant absorber mes réponses dans de profonds silences. Et puis William se mit à me raconter sa vie, du moins les événements de sa vie qu'il avait envie de me raconter. A l'Époque où le Vanuatu s'appelait les Nouvelles-Hébrides et était "gouverné" par une Commission mixte franco-britannique, il fit partie d'un Conseil consultatif qu'au terme d'un demi siècle de gestion molle ce gouvernement bicéphale absurde avait finit par mettre sur pied. Il avait voyagé en Nouvelle-Calédonie, et même jusqu'en Australie. L'année où l'on fêtait le bicentenaire du passage du Cook aux Nouvelles-Hébrides, la Reine d'Angleterre en personne y fit une visite officielle, sur son yacht Britannia, et William fut invité à une grande réception offerte à bord par Sa Majesté, à qui il serra la main. Lors de cette réception, il eut pour voisin de table Lord Mountbatten, qu'il appelait "mon ami". A l'indépendance, en 1980, William revint à Erromango, il y dirigea quelques années l'école d'Upongkor, deux bâtisses sommaires un peu au dessus de la rivière. Déclinant, il ne bougea guère plus de ce bout de terre où je l'écoutais ce soir-là, près de l'estuaire où les eaux de la Dillon's River roulent jusqu'au Pacifique.

Je fis d'autres rencontres dans les îles du Vanuatu, qui me rappelèrent celle avec William Mete : Witley Toa aux Torres, Charles Bice aux Banks, Harold Finger à Maewo, ou les deux Petites Sœurs de Marie à Lolopuepue, sur l'île d'Ambae. Toujours, les premiers instants furent atones, presque froids, parce que les Ni-Vanuatu (c'est ainsi qu'on appelle les habitants du Vanuatu) sont généralement peu portés à l'exubérance. Ce sont des gens discrets, mesurés. A la lecture des récits des premiers missionnaires qui prirent pied dans ces îles, et qui constituent la maigre bien que meilleure source sur leurs populations dans la première moitié du XIXe siècle, on peut se demander s'il en fut toujours ainsi : il y est surtout question de martyres, de cannibalisme, d'épouvante, de veuves étranglées, de guerres continuelles... A peine John Williams, le premier missionnaire arrivé au Vanuatu en 1839, eut-il posé le pied sur l'île d' Erromango qu'il fut transpercé de flèches. A lire tant de semblables récits, on a du mal à comprendre pourquoi les Églises (principalement anglicane et presbytérienne) s'acharnèrent tant à vouloir pacifier ce bout du monde, comme elle le firent en d'autres contrées tout aussi reculées et dont les indigènes, pour violentes et inhumaines que pussent paraître leurs manières, ne les avaient jamais étendues au-delà de leurs rivages. Ce fut une entreprise funeste. Les missionnaires, mais aussi les santaliers, les recruteurs de main-d'œuvre et les négociants venus d'Australie, provoquèrent un effondrement démographique spectaculaire d'un bout à l'autre de l'archipel en apportant des maladies inconnues des indigènes, en bouleversant, par leur élargissement soudain, les horizons de sociétés dont les fragiles équilibres furent ainsi dramatiquement rompus. Le cas, assez bien documenté, d'Aneytium, l'île la plus australe de l'archipel, est emblématique. En 1850, c'est-à-dire deux ans après l'arrivée du révérend John Geddie qui y installa une mission presbytérienne très active, Aneytium comptait 3 500 habitants. Il y en avait probablement beaucoup plus vingt ans auparavant, avant l'arrivée de James Paddon, le premier colon blanc des Nouvelles-Hébrides, qui s'était installé sur l'îlot d'Inyeug, en face de l'île. En 1905, on ne comptait plus à Aneytium que 435 habitants. En un demi siècle, la population y avait donc chuté de 95%. Si, au fil des années, au prix d'un zèle missionnaire qui ne manque pas de laisser un sentiment d'admiration mêlé de légitimes critiques que le recul historique et les progrès des connaissances anthropologiques font apparaître, le christianisme fit œuvre pacificatrice, il provoqua, par ignorance ou sectarisme (le débat est délicat), des dégâts irréversibles. La brutalité des recruteurs de main-d'œuvre, leur malhonnêteté fréquente, puis les méthodes désastreuses de planteurs blancs aussi inexpérimentés en matière de mise en valeur des milieux tropicaux que médiocres dans leurs rapports aux indigènes, acheva de donner à l'histoire de l'ouverture des îles au monde extérieur une coloration assez sombre. Le régime condominial qui fut esquissé au début du XXe siècle par l'établissement d'une Commission navale mixte sous la pression des missions et des planteurs fit preuve, les cinquante premières années de son existence, d'une quasi indifférence vis-à-vis de tout ce qui existait et se passait au-delà des limites de Port-Vila et de sa région, donnant libre cours aux abus des blancs envers des populations indigènes décimées, parfois spoliées de leurs terres, et qui peinaient à maintenir des assises culturelles séculaires que moins d'un siècle de contacts avec marchands et missionnaires avaient mises en grand péril.

Il est impossible de donner ne serait-ce qu'une estimation de ce qu'étaient les îles que James Cook nomma Nouvelle-Hébrides (un choix toponymique qu'on ne su jamais expliquer) avant l'arrivée des premiers explorateurs européens. Leur existence fut pour la première fois attestée par Pedro Fernandez de Quiros lorsqu'en 1606 il jeta'ancre dans ce qui est aujourd'hui Big Bay, au nord de l'île d'Espiritu Santo. Les relations très conflictuelles entre l'équipage européen et les indigènes ne donnèrent guère à de Quiros le gout d'entreprendre une étude très objective de ces nouvelles terres, d'autant qu'aveuglé par la certitude d'avoir touché au but de son expédition, le Continent austral, il s'occupa surtout d'organiser sa prise de possession au nom de la Couronne d'Espagne en distribuant à ses hommes de bords, y compris aux moins gradés, des titres de chevaliers, de ministres et de fonctionnaires. Ses ambitions firent long feu et après de Quiros, les habitants de l'archipel durent attendre cent soixante-deux ans avant de voir passer un autre navire européen, celui de Louis Antoine de Bougainville, qui ne fit que longer les côtes de Pentecôte et de Maewo (que Bougainville baptisa Aurora), avant de mettre brièvement pied à terre sur Ambae et Malo et de poursuivre vers la Grande Barrière australienne. Six ans plus tard, en 1774, le HMS Resolution de James Cook atteignit à son tour les îles, qu'il explora pendant près d'un mois et demi, dont un mouillage de deux semaines à Tanna, dans une baie qui s'appelle aujourd'hui Port Resolution. Pour la première fois, des descriptions, des observations précises et sérieuses furent rapportées des Nouvelles-Hébrides. Même si elles doivent être interprétées avec un certain recul, elles attestent au moins un fait certain : les îles portaient des populations assez denses, aussi bien littorales qu'intérieures, d'effectifs bien supérieurs aux estimations plus justes qui seraient produites plus tard part les missions.

Après l'exploration de Cook, il faudra encore attendre un demi-siecle pour que l'isolement des Nouvelles-Hébrides soit définitivement rompu. C'est en 1825 que Peter Dillon, à la recherche de nouveaux gisements de bois de santal, aboutit à Erromango. Si sa tentative de négocier un marcher avec les indigènes d'Erromango fut vouée à l'échec, elle marqua pour les peuples de ces îles le commencement de leur déclin démographique, de leur lente et dramatique ouverture au monde extérieur.

J'ai cru parfois percevoir, dans les rencontres évoquées plus haut, les traces de ces décennies où les peuples du Vanuatu virent leur monde vaciller, s'évanouir, se noyer au contact des hommes venus d'ailleurs. Si certains groupes insulaires réagirent violemment, jusqu'au meurtre (mais il s'agissait toujours de cas isolés), ce fut plus en vertu de raisonnements que leur imposaient leur vision du monde que par pur refus de voir leurs îles investies par des étrangers. Les sociétés mélanésiennes avaient déjà, à cette époque (et bien plus qu'aujourd'hui, devrais-je dire, où les espaces insulaires et leurs occupants sont gagnés par une tentation "globalisante" très réductrice du monde) une vision précise et contraignante de l'ordre des choses. Des témoignages de missionnaires, des récits de voyageurs éclairés, ainsi que les études anthropologiques contemporaines ont pu donner une image approchante de ce qu'étaient les sociétés mélanésiennes au moment de l'arrivée des blancs. L'émiettement politique qui prévalait, que l'on retrouve dans une diversité linguistique prodigieuse (le Vanuatu présente le plus fort morcellement linguistique au monde, rapporté au nombre d'habitants : un dialecte pour trois mille locuteurs en moyenne) n'excluait pas une cohérence culturelle à l'échelle de l'archipel dans son ensemble, que partageaient, au-delà du domaine proprement néo-hébridais, d'autres domaines insulaires qu'on a appelés, de par un système classificatoire un peu simpliste, mélanésiens. A l'impression de très faible niveau d'organisation politique que pouvait laisser les sociétés mélanésiennes aux visiteurs issus des États européens succéda, grâce aux grandes études anthropologiques du XXe siècle et au développement des sciences humaines en général, la découverte d'un univers particulièrement élaboré. Ce que certains missionnaires, parmi les plus éclairés avaient su appréhender des communautés qu'ils entendaient amener à la foi chrétienne (une histoire de l'anthropologie missionnaire reste-t-elle à faire ?), d'autres personnalités formées aux pratiques de l'observation participative et aux grandes théories des écoles anthropologiques américaines et européennes allaient en faire une étude minutieuse, systématique, révélant, à un stade historique où certaines institutions avaient déjà été gravement altérées par l'ouverture de l'archipel au monde extérieur, une richesse et une complexité culturelles bien éloignées des impressions hâtives, des vues courtes, que laissèrent la plupart des témoins qui les avaient précédés. Bien que n'ayant pas vécu au Vanuatu, mais en Nouvelle-Calédonie, le pasteur Maurice Leenhardt fut une figure majeure de ceux qui fondirent leur vocation missionnaire dans une approche ethnographique approfondie des populations dont ils avaient la charge. Affecté en 1902 dans la Province Nord par la Société des missions évangéliques de Paris, Leenhardt, durant un quart de siècle, rassembla toute la mémoire des Kanak de la vallée de Houaïlou, un groupe alors en voie d'anéantissement. Son œuvre, autant humaine que scientifique, admirable, fit date dans l'histoire des études océanistes. A son retour en France, en 1927, il fonda la Société des Océanistes et enseigna à l'École Pratique des Hautes Études. John G. Paton, presbytérien écossais arrivé aux Nouvelles-Hébrides en 1858, incarnait un style diamétralement opposé à celui de Leenhardt. D'abord installé à Tanna, qu'il dut fuir précipitamment pour ne pas être massacré par les autochtones, il s'implanta sur la toute petite île basse d'Aniwa, à l'est de Tanna, avec sa seconde épouse Maggie et leurs enfants, à qui il interdit d'apprendre le dialecte d'Aniwa pour ne pas être contaminés par le paganisme des îliens. Des années durant, Paton s'acharna à convertir jusqu'au dernier les habitants d'Aniwa, mais récolta aussi des fonds lors de tournées de conférences en Australie afin de construire des églises et des dispensaires dans le sud des Nouvelles-Hébrides. Son courage et son abnégation furent indiscutables, mais ne tendirent que vers un seul et unique but : substituer à la pensée indigène, présumée barbare, les enseignements de la Bible, présumés exclusifs de toute autre forme acceptable de croyance. L'entreprise de Paton fut entièrement guidée par sa totale absence de questionnement face aux pratiques des indigènes et par l'obsession du sauvetage de leurs âmes d'un ensemble de comportements auxquels il ne comprenait rien, ou que son propre fanatisme religieux lui interdisait d'interroger.

Les sociétés insulaires que rencontrèrent les visiteurs blancs aux Nouvelles-Hebrides dans la première moitié du XIXe siècle étaient, objectivement, assez cruelles. Les individus vivaient dans un monde semé d'interdits dont la transgression était punie de mort; leurs horizons n'étaient pas seulement clos par les rivages des îles, qu'ils quittaient assez rarement, mais encore plus étroitement par les limites du territoire en dehors duquel ils risquaient leur vie à cause de querelles claniques très anciennes dont les échos se répercutaient de génération en génération, et ces limites pouvaient être aussi réduites qu'une vallée ou qu'une petite plaine côtière. Dans un espace sans construction politique d'envergure susceptible de rompre ou d'élargir des cadres coutumiers profondément aliénants, la plupart des individus, en dehors de ceux qui réussissaient à s'élever au dessus des pressions de ces cadres par un système compliqué de grades, subissaient quotidiennement un ensemble d'interdits, de règles qui ne leur laissaient probablement que très peu de choix personnels.

Il serait donc sans doute inexact d'affirmer que les insulaires menaient une vie heureuse avant l'arrivée des blancs, à moins que l'ignorance de toute autre forme d'organisation sociale, de tout autre mode d'existence ne les mit à l'abri de doutes quelconques vis-à-vis des leurs. Pour dramatiques que furent les conséquences de l'ouverture soudaine des sociétés mélanésiennes au monde extérieur, ou tout au moins à celui des pionniers européens, elles ne doivent pas pour autant nous faire basculer dans une vision manichéiste opposant un avant et un après : monde vierge et heureux avant l'arrivée des blancs, monde ravagé par les maladies et profondément déculturé au profit d'un asservissement économique (recrutement de main-d'œuvre forcé, mise en valeur des îles par des cultures commerciales au détriment des cultures traditionnelles) et spirituel (conversions massives) au contact des blancs. L'irruption des négociants, des missionnaires et surtout des recruteurs fut pour nombre d'indigènes l'occasion de s'extraire des carcans de la coutume; beaucoup d'hommes et de femmes qui n'étaient jamais sortis de leur île et qui allèrent travailler dans des plantations sucrières du Queensland, soit choisirent une rupture définitive en passant le reste de leur vie en Australie, soit retournèrent au pays investis d'une dimension nouvelle qui leur conféra une autorité qu'ils n'auraient pas pu acquérir autrement, et leur ouvrit d'autres perspectives au sein de leur propre société, qu'ils n'auraient jamais pu entrevoir dans les seuls cadres très contraignants des institutions locales.

Quelle que soit l'opinion que l'on forme, avec toute l'objectivité souhaitable, sur l'impact de l'arrivée des blancs dans un monde insulaire relativement clos tel que celui des archipels mélanésiens, il faut se garder des archétypes, des indignations ou des émerveillements faciles qui ne sont rien moins que les instruments d'un confort intellectuel s'épargnant tout effort de réflexion ou de critique nuancée. Ce nécessaire recul vaut encore aujourd'hui, au XXIe siècle. Le Vanuatu est arrivé en tête d'un classement des pays les plus heureux du monde (Happy Planet Index), aux dires d'une savante mesure publiée en 2006 par la New Economics Foundation (NEF), un institut britannique. Mesurer le bonheur ou le malheur de toute une nation semble assez réducteur, d'autant qu'à y regarder de près, il est peu de notions plus relatives. Ce même classement plaçait la Colombie en deuxième position. Le critère majeur de mesure mis en avant par la NEF est le rapport des populations à leur environnement par l'évaluation du degré d'équilibre entre les hommes et le milieu naturel dans lequel ils vivent. Les Ni-Vanuatu jouissent, certes, de terres fertiles, de forts taux de précipitations et d'ensoleillement, qui, combinés à des densités de population basses et donc à une faible pression anthropique sur la majeure partie des espaces cultivables leur assurent tout au long de l'année une alimentation à la fois saine et en quantité suffisante. Pour autant, les difficultés ne manquent pas pour les habitants de ces îles, à qui de beaux paysages, une paix civile que leur envieraient bien des citoyens à travers le monde (sans aller très loin, les habitants de Port-Moresby et de ses alentours, ou ceux de l'extrême sud des Philippines), en dépit d'une instabilité politique flagrante, ne suffisent pas à en faire les gens les plus heureux du monde. Quoi qu'il en soit, ce type d'évaluation appliqué à une telle échelle n'a que très peu de valeur. Il flatte le goût pour les raccourcis saisissants qui s'accommode mal à celui pour la nuance par la distance critique.

Les rencontres que j'ai mentionnées au début de ce texte m'en apprirent autant, sur le moment et après la lente et complexe décantation de leurs échos au croisement d'autres expériences de voyage et d'autres rencontres, que le concert un peu bruyant, un peu criard des mythes océaniens m'apprit qu'il faut fuir l'exotisme pour lui-même; car lorsqu'il parvient au stade où il est une fin en soi, alors tout devient parodie, tout doit rentrer dans le moule que le mythe a fondu, et la culture mythifiée ne survit plus alors que sous une forme frelatée. C'est à peu près ce qu'il est advenu de la culture hawaïenne dont subsiste, aux yeux d'un tourisme de masse convaincu d'y voir un objet culturel vivant, une mise en scène assez grossière qui fut tristement symbolisée par le Kodak Hula Show à Honolulu. J'eus été maladroit d'espérer de ces rencontres le rêve fait réalité, au risque de m'exposer à la déception, voir à l'ennui, comme cela m'arriva lorsque je visitai la ville de Darjeeling. La déception est salutaire, elle chasse les illusions, elle assoit les vérités avec une sècheresse qui ne peut nous les faire ignorer, au premier rang desquelles celle-ci : les choses ne sont jamais aussi simples que la perspectives radieuse et longtemps caressée de les approcher un jour ne les avait dessinées . Alors le voyage commence. Dans l'étrange détachement de mes interlocuteurs, qui était presque comme une absence, dans l'économie de leurs paroles, dans leurs silences interminables, dans la douceur de leur expression qui confinait tantôt à la tristesse, tantôt à une impression de morgue, mais qu'effaçait soudain l'éclaircie d'un sourire ou d'un regard aussi furtif qu'intense (soutenir le regard de l'autre peut s'apparenter à une offense, au Vanuatu comme chez d'autres peuples), dans cet effacement, pour tout dire, des mots ont finit faire surface, qui sont restés depuis ceux par lesquels j'expliquerais ma curiosité pour ces terres : humilité, sagesse, droiture. Et souvent, de cette noble posture de caractère, émerge la profondeur. Les insulaires du Vanuatu se sont sans cesse interrogés sur les réponses qu'ils devaient apporter aux bouleversements infligés à leur univers à partir du moment où il entra en contact avec les blancs. Loin de n'apporter que les réponses guerrières qu'ont décrites certains récits de missionnaires obnubilés par la figure du martyr, ils réfléchirent, interrogèrent, s'engagèrent dans de vastes débats contradictoires qui se prolongent encore de nos jours. Le géographe Joël Bonnemaison, l'un des meilleurs connaisseurs du Vanuatu, rendit admirablement compte de ces réflexions au long terme dans La dernière île (1987) à propos de l'île de Tanna, lieu emblématique de l'affrontement entre tenants du maintien et de l'abandon de la coutume.