15 décembre 2010

Australie - Melbourne

Longtemps, Melbourne fut la plus vaste cité australienne et toujours elle a gardé aux yeux d'un milieu cultivé soucieux de la reconnaissance d'un statut historique et culturel pour l'Australie blanche le rang de premier centre intellectuel et artistique du pays autant que de véritable berceau historique de l'Australie moderne. Pour un milieu moins élitiste mais très attaché à l'une des valeurs fondamentales de la société australienne contemporaine, le sport, Melbourne fait également figure de centre névralgique en Australie. Dans ce pays aux proportions hors normes, où 89% de la populations vit en milieu urbain mais où, au total, les paysages urbains occupent un espace infime, les cinq premières agglomérations du pays, toutes millionnaires, regroupent les deux tiers de tous les Australiens. L'essentiel de la vie politique, économique, culturelle, intellectuelle du pays se décident et se déroulent dans ces cinq villes ou dans leur cercle d'influence proche. Il fut une époque, à la fin des années 1950, quand un géographe français se fit connaitre par le titre d'un de ses ouvrages, Paris et le désert français, illustrant à travers cette formule la macrocéphalie qui caractérisait l'économie et la démographie françaises. Pourtant, toute proportion historique et naturelle gardées, le "désert" français du cœur des Trente glorieuses paraît fort humanisé et laborieux au regard de celui qui, en Australie, dévore la plus grande partie du territoire. En 2006, sur un effectif national dépassant de peu les vingt millions d'individus, les cinq agglomérations millionnaires d'Australie en rassemblaient 65% (13 millions). En élargissant le dénombrement aux vingt agglomérations les plus peuplées d'Australie, on atteignait les dix sept millions d'habitants, ne laissant que 15% de la population australienne vivre en dehors de ces ensembles urbains. Si l'Australie nous apparait comme le pays des grands espaces, des horizons vides, des déserts absolus, de la vacuité par excellence, l'immense majorité des Australiens vit agglutinée sur quelques bandes littorales d'une cinquantaine de kilomètres de profondeur, comme étrangère à cet outback qui symbolise en partie l'Australie chez beaucoup d'étrangers. Le caractère très marginal des grandes villes dans l'espace australien rapporté à leur prépondérance démographique écrasante, a fait naître, en plus du caractère particulier de leur histoire, intimement liée aux vagues d'immigrations qui ont peuplé l'Australie aux XIXe et XXe siècles, des identités urbaines très affirmées. Chacune des cinq grandes agglomérations (Sydney, Melbourne, Brisbane, Perth, Adélaïde) semble ainsi cultiver avec soin sa personnalitlem, duoins l'Australie entretient-elle, dans sa vision collective, les portraits bien tranchés de ses centres majeurs. 
 
Melbourne, c'est le cosmopolitisme incarné, la ville qui accueille le monde entier et regarde vers le monde. C'est la ville ou l'histoire australienne moderne a débuté "pour de bon"; les premières colonies britanniques d'Australie s'installèrent sur le site actuel de Sydney, mais il s'agissait de colonies composées essentiellement de bagnards (les convicts ) et pendant longtemps, les origines pénitentiaires de l'Australie blanche furent un sujet tabou dans la mémoire collective australienne (voir à ce sujet le récit captivant de Robert Hughes, La rive maudite ) ; lorsque l'Australie toute entière devint une fédération, Melbourne en fut l'éphémère et naturelle capitale, avant que le siège du gouvernement fédéral ne fut transféré dans une ville spécialement conçue pour l'accueillir, la très artificielle Canberra. De cette légitimité historique découle une légitimité culturelle, et la ville se voit comme le centre incontesté des arts et des lettres en Australie.
 
Vers le nord-ouest, a 650 kilomètres de Melbourne, Adélaïde offre un tout autre visage, celui d'une "petite" ville bourgeoise, sage, qu'un conservatisme très victorien paraît vouloir tenir a l'écart du péril asiatique; c'est la ville de Ruppert Murdoch, le magnat de la presse ultra conservatrice aux États-Unis et en Australie. C'est une ville si invraisemblablement soignée qu'on hésite à y marcher, de peur d'y laisser des traces de pas ou d'abîmer les gazons. C'est une ville ennuyeuse pour ceux qui aiment Melbourne ou Sydney.
 
Sydney, la plus grande ville d'Australie, suivie de près par Melbourne, son éternelle rivale (la création de Canberra ne fut pas étrangère à cette rivalité). Elle incarne d'abord l'Australie toute entière aux yeux du monde, à tel point que beaucoup d'étrangers la prennent pour sa capitale, qui la réduisent à quelques vues (son opéra, son pont géant sur la baie, ses plages de Manly ou Bondi); c'est la ville qui incarne le mieux le mode de vie australien tel que les Australiens eux-mêmes  aiment à se le représenter : une grande ville où l'on peut prendre un bain de mer avant d'aller au travail et aller faire du surf en sortant du travail. Au demeurant, pour un pays dont la population est presque exclusivement littorale ou sublittorale, Sydney est la seule des cinq grandes villes australiennes qui soit en contact direct avec la mer. Ce trait marquant a induit une tendance dans la répartition géographique actuelle de sa population, basée sur les revenus, les habitants les plus aises ayant investis les quartiers est et nord de l'agglomération, qui ont un accès direct aux plages et criques les plus courues, tandis que les quartiers ouest, plus éloignés de la mer, rassemblent souvent les couches les plus défavorisées d'Australiens ou des immigrants récents arrivés avec très peu de moyens.
 
Plus au nord, Brisbane, la capitale du Queensland. Bien que ses origines remontent au premier tiers du XIXe siècle, liée a l'installation de grandes plantations sucrières dans cette région d'Australie, la ville n'a connu qu'un développement tardif par rapport à Melbourne et Sydney, lesquelles ont concentré pendant très longtemps les arrivées en provenance de l'Ancien monde et, par là-même, développé leurs arrière-pays bien avant que d'autres espaces intérieurs en Australie ne soient mis en valeur. Brisbane fait figure d'une ville plus jeune, plus dynamique; les grandes tours continuent d'émerger au cœur du quartier central des affaires; la promotions des immenses (autant qu'hideuses) stations balnéaires de Sunshine Coast et Gold Coast, assez proches de Brisbane, la situation de la ville comme porte d'accès potentielle vers la Grande barrière de corail en ont fait un déversoir touristique à grand gabarit et induit une partie de son développement.

Enfin, Perth, qui, parmi les grandes villes australiennes, a la personnalité la plus affirmée, du fait avant tout de son contexte géographique hors normes, qui en fait la ville millionaire la plus isolée du monde (encore faut-il ici considérer la notion d'isolement sous un angle strictement géographique). Perth est la capitale de l'Australie occidentale, un État vaste comme cinq fois la France, et dont elle regroupe plus de la moitié des habitants. C'est donc comme si à peine la moiti
é des habitants de Paris intra-muros se partageaient un espace de la taille du Soudan (ce genre de comparaison un peu creuse est un jeu sans fin...), et encore les résidents d'Australie occidentale ne vivant pas a Perth vivent-ils en grande majorité dans des villes qui ne sont que des banlieues plus ou moins éloignées de Perth : ainsi, la deuxième ville de l'Etat, Mandurah, n'est-elle qu'à 75 kilomètres au sud de Perth, autant dire, au regard des échelles de distances qui prévalent en Australie, la porte à côté; la troisième ville, Rockingham, est une banlieue de Perth. En dehors de l'angle sud-ouest de l'État, qui jouit d'un climat méditerranéen ayant favorisé son peuplement, le reste de cet espace est principalement occupé par de grandes étendues arides (Gibson, Pilbara...) ou tropicales humides (Kimberley) dont les seuls occupants véritablement anciens sont des communautés aborigènes éparses, autrefois semi-nomades, aujourd'hui fixées dans des campements en dur sur des terres ancestrales qui leur ont été restituées sous la pression de groupes de défense des droits fonciers aborigènes. Les quelques établissements humains installés par les blancs au cœur et aux marges de ces vastitudes quasi inhabitables ont été créés pour le séjour des ouvriers des compagnies minières venues exploiter les énormes gisements de fer, de cuivre ou de manganès du Pilbara, comme c'est le cas pour la ville de Tom Price, ou pour évacuer les produits de ces mines (Port Hedland). Broome, très isolée sur la côte du Kimberley, naquit de l'industrie perlière qui s'y pratique encore, mais est avant tout devenue un centre touristique qui voit sa population quadrupler durant l'hiver austral. Perth, plus que les quatre autres grandes villes du pays, se singularise donc par son isolement aux confins les plus hospitaliers de vastitude arides sans hommes. 2 700 kilomètres par voie terrestre la séparent d'Adélaïde, la grande ville la plus proche;  on peut les franchir en train; la voie ferrée qui traverse la plaine de Nullarbor comporte une ligne droite de 400 kilomètres de long. Perth respecte les standards urbanistiques hérités de l'urbanisme nord-américain : un centre hérissé de hautes tours, des banlieues résidentielles qui s'étalent à l'infini, irriguées par un réseau autoroutier, desservies par des complexes commerciaux de masse... La ville, relativement ancienne, doit son développement actuel au boom de l'industrie minière qui a débuté dans les années 1970 et qui a fait de l'Australie occidentale en général et de Perth en particulier, le nouvel eldorado australien. L'enrichissement considérable de la ville induit par les revenus miniers lui a donné une certaine assurance; contrairement aux centres économiques historiques de Nouvelle-Galles du Sud et de Victoria, qui eurent à en souffrir, Perth traversa les crises des années 80 et 90 sans encombres, poursuivant sa croissance sans fléchir, loin des heures sombres que vivaient Melbourne ou Sydney, à plus de 3 000 kilomètres de là. Parfois, on a l'impression que Perth regarde plus vers les horizons marins au-delà desquels elle tisse des liens économiques et culturels (avec l'Afrique du sud, l'Inde, les Émirats...) que vers le reste de l'Australie. Perth a beau partager un héritage commun aux autres grandes villes australiennes, cet esprit pionnier toujours vivant, une histoire et une identité bâties par des générations d'immigrants européens, asiatiques, africains, elle se sent à part, au point que depuis quelques temps, l'idée, à l'évidence provocatrice, d'une sécession de l'Australie occidentale, s'est faite jour dans certains milieux politiques locaux, outrés par le projet de Canberra de taxer plus lourdement les profits de l'industrie minière afin de financer l'aide aux vieux bassins industriels de l'est en difficulté. L'Australie occidentale fut le dernier État à rejoindre la Fédération australienne, et certains font encore remarquer que  la Nouvelle-Zélande, beaucoup plus proche de Melbourne et de Sydney que ne l'est Perth, décida de ne pas s'y rallier et de devenir indépendante. 
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Je suis arrivé à Melbourne, de retour d'Honiara, après une nuit à Brisbane, par un étrange aéroport, anciennement militaire, reconverti en aéroport civil pour soulager celui, devenu sous-dimensionné avec l'augmentation vertigineuse du trafic domestique, de Tullamarine. Il porte le nom aux réminiscences bourguignonnes d'Avalon, et s'étend sur une plaine à moitié marécageuse dominée par les modestes collines des You Yangs, à proximité de la baie de Port-Philippe. Les voyageurs descendent sur le tarmac pour s'engouffrer dans ce qui ressemble plus a un gros hangar qu'à un terminal aéroportuaire. A la sortie, d'immenses parkings où s'alignent des voitures de location, des autocars qui attendent les voyageurs se rendant au centre-ville. On ne voit rien de la ville, quelque part au delà de cet horizon venté, nu, jaune-paille sous un ciel argenté. Pour s'extraire de l'aéroport, rien de plus qu'une route de campagne bordée de vieux conteneurs en guise de supports pour panneaux publicitaires. Puis une route un peu plus large, une voie express, une autoroute, le flot grandissant des voitures et de ces énormes camions dotés de pots d'échappement chromés qui montent le long de la cabine comme des tuyaux d'orgues, ces camions géants à plusieurs remorques qui écument les routes australiennes sur des milliers de kilomètres. Ceux qui assurent les liaisons avec les stations d'élevage reculées de l'outback, dont ils évacuent le bétail prêt pour l'abattoir, sont si longs que le code de la route australien impose, pour leur dépassement, que le sens inverse soit libre sur deux kilomètres. Une grosse averse s'abat sur Melbourne au moment même où j'aperçois enfin la ligne des grattes ciels du centre-ville. En quelques kilomètres, la plaine nue s'est couverte d'entrepôts, d'usines, de supermarchés, de concessionnaires automobiles, d'ensembles de bureaux. Un immense pont haubané enjambe le fond de la baie, offrant une vue plongeante sur les gigantesques installations portuaires de la ville. 
 
Il faut, pour prendre la mesure de l'organisation spatiale de Melbourne, la saisir d'en haut. La tour Rialto, qui prend racine à la bordure sud-ouest du quartier central des affaires, dispose en son sommet d'un observatoire d'où Melbourne s'embrasse à 360 degrés. On y découvre un site essentiellement plat, hormis quelques bourrelets ripuaires qui se matérialisent par des rues en pentes dans le centre historique et des incisions locales assez vives creusées vers le nord par de petits affluents de la Yarra River,  généralement occupées par des espaces verts. Melbourne stricto sensu (city of Melbourne) se limite au rectangle d'un kilomètre et demi sur huit cent mètres du quartier central des affaires et à ses environs immédiats, qui concentrent les principaux bâtiments historiques et remarquables de l'agglomération, tels le Parlement de Victoria qui dresse sa grandiloquence victorienne à la lisière orientale du quadrilatère, l'ancien Palais royal des expositions, la cathédrale Saint Patrick; c'est dans cet espace que prennent place également des équipements culturels contemporains aux architectures futuristes, le Melbourne Museum ou le complexe de Federation Square... Au delà de cet hypercentre très dense, qui ne porte que de très rares bâtis à fonction résidentielle, s'étalent les communes de banlieue; elle font contraste, par leur horizontalité quasi systématique et l'immensité de l'espace qu'elles occupent, au dynamisme vertical et à la faible occupation du sol du centre ville. Comme partout en Australie, la résidence en bâtis collectifs est une exception, le pavillon est une règle que l'abondance d'espaces disponibles, le mode de vie australien, ont généralisée depuis les débuts mêmes de l'Australie blanche. Du haut de la tour Rialto, on contemple un océan pavillonnaire, assez monotone, mosaïque répétitive que viennent interrompre ici un stade de cricket, là un espace vert ou la masse sombre d'une usine d'où émergent, presque incongrues dans cet étalement au raz du sol, la silhouette aérienne de cheminées hautes.  Vers le sud, la masse grise et étale de la baie de Port-Philippe, dont les contours bas et sablonneux, très urbanisés le long de la péninsule de Mornington (côte orientale de la baie), presque pas entre Melbourne et Geelong (péninsule de Bellarine, côte occidentale), s'estompent dans le lointain brumeux. L'étroit passage donnant accès à la haute mer, entre Queenscliff et Portsea, se trouve à plus de 100 kilomètres de la ville de Melbourne.

A hauteur d'homme, la ville offre une approche plus sensible, moins indifférenciée que cette prise de vue aérienne qui la fait ressembler a n'importe quelle grande ville australienne ou a nombre de villes nord-américaines. Et aucun aspect de Melbourne ne s'offre mieux aux sens du promeneur que le cosmopolitisme dans lequel se lit, en temps réel, toute son histoire. Ou presque toute, car il y manque, sinon muséifiée à travers une très belle section du Melbourne Museum, la première page, et pas des moindres, celle qui s'ouvrit il y a 40 000 ans par l'installation de peuples aborigènes dans la basse vallée de la Yarra. Les Wurundjeris occupaient cet espace à l'arrivée des Européens. Des 1835, des colonies de peuplement, après "accords" passés avec eux, occupèrent les pourtours de la baie. L'engrenage était enclenché pour l'expansion des effectifs et des modes de mise en valeur blancs et l'amenuisement progressif des populations aborigènes. Les processus d'étouffements démographique et culturel des aborigènes d'Australie est, ou devrait être s'il n'avait été éludé pendant longtemps, un thème majeur de l'histoire de l'Australie. Ne serait-ce que parce que, contrairement a l'idée véhiculée par le tableau présentant les aborigènes comme des groupes d'individus alcoolisés au dernier degré, incapable de s'intégrer a l'Australie moderne, d'un peuple qui a perdu toute volonté de vivre, la culture aborigène est probablement beaucoup plus vivante que généralement admis. Mais elle vit en dehors des villes, et souvent très a l'écart, au sein de communautés recluses aux confins les plus isolés du pays, là où le gouvernement fédéral leur à restitué l'usage exclusif de terres ancestrales. Là, les aborigènes conservent leurs langues (il en existe des centaines) et continuent de faire vivre, par la transmission orale d'épopées chantées fort complexes, le "Temps du rêve", sorte de géographie mythique à laquelle correspond une géographie réelle, vécue, par eux seuls lisible sur le terrain (pour une introduction sommaire sur ce sujet, se reporter au Chant des pistes de Bruce Chatwin). Toujours est-il, donc, que Melbourne, comme toutes les grandes villes australiennes, a perdu le fil de son passé aborigène.  Si de nombreuses galeries d'art tirent un profit aussi juteux que douteux de l'appétit soudain manifesté par quelques amateurs fortunés pour l'art aborigène (ces tableaux pointillistes qui représentent des pistes chantées), on ne saurait guère y voir une "réhabilitation" de la culture aborigène et de ses représentants au sein de la société australienne, car si l'histoire du militantisme pour la défense des droits aborigènes est loin d'être inexistante et qu'elle a même porté ses fruits, il n'empêche que le monde aborigène australien est un monde parallèle, sans contacts ou presque avec les communautés blanches et asiatiques, sinon par l'entremise de quelques "tètes brûlées", anthropologues, avocats atypiques, aventuriers au grand cœur, ayant prit fait et cause pour les aborigènes. Katy Freeman, l'athlète aborigène qui fut choisie comme porte drapeau de la délégation australienne aux jeux olympiques de Sydney en 2000, dénonça plus tard l'instrumentalisation dont elle fut l'objet de la part du comité organisateur qui, selon elle, s'en était servi comme faire valoir pour contrer les critiques qui faisaient opportunément rage sous cette mise en lumière du pays vis a vis du rôle, passé et présent, de l'Australie blanche dans l'anéantissement supposé de la culture aborigène. A Melbourne donc, nulle trace concrète du passe pré-européen des lieux. Pas un aborigène en vue; le seul que j'ai vu, c'était lors de ma première visite de la ville, en octobre 2003, au Melbourne Museum; il s'appelait John, officiait occasionnellement comme guide bénévole pour la section aborigène du musée, parlait un anglais d'Oxford, avait voyagé en Europe, en Asie, en Amérique du Nord, participé à des colloques sur les droits des minorités ethniques. Les autres aborigènes observés a cette époque dans les oasis de peuplement humain qui s'égrènent le long de la Stuart Highway, à Darwin, Katherine, Tennant Creek, Alice Springs ou Coober Pedy, étaient souvent abrutis d'alcool, clochardisés, erraient comme des somnambules le long des rues poussiéreuses et rissolantes, dans l'ignorance totale des blancs qu'ils croisaient. A partir de Port-Augusta, puis à Adélaïde, Melbourne, et plus tard a Sydney ou Brisbane, je n'en vis plus trace.

A Melbourne, pour en revenir à notre propos initial, les traces concrètes du passé le font remonter à l'arrivée des blancs, et ce qu'il y a de remarquable, c'est une certaine continuité, très palpable, dans le caractère pionnier, le ton kaléidoscopique dominant de la population et des marques de ses origines multiples qu' elle imprime sur le terrain, dans les paysages urbains (même les plus uniformes de certaines banlieues à fonctions exclusivement résidentielles)  quel que soit leur âge. Parcourir les rues et les banlieues de Melbourne, c'est être confronté en permanence aux signes tangibles et vivants de ce qui a construit la ville depuis un siècle et demi et continue de la construire : les flots migratoires. En marchant le long des rues de Melbourne, en explorant ses banlieues infinies, on peut les regarder avec l'œil du géologue qui, étudiant une coupe de terrain, devine a travers l'empilement des strates et leurs faciès les grandes étapes de son évolution. Ici, c'est la fréquence d'apparition de certains indices culturels dans un espace donné qui caract
érise le faciès du lieu et détermine de quelle provenance migratoire il a été la cible : des mosquées, des synagogues, des temples, des églises catholiques ou orthodoxes, des écoles affichant telle ou telle appartenance confessionnelle (les signes religieux sont parmi les plus tangibles); des échoppes de kebab, de nems, de ramen, de tapas, de chapatis ou de bretzels; des librairies russophones, lusophones, arabophones, germanophones, chinoises, hindi ou yiddish;  des associations culturelles et d'entraide éthiopiennes, ukrainiennes, brésiliennes, vietnamiennes, philippines ou libanaises...  Avant la découverte de gisements aurifères, en 1852, autour de Bendigo (une ville à 150 kilomètres au nord de Melbourne), les arrivées se firent presque exclusivement en provenance de Grande-Bretagne et d'Irlande. La ruée vers l'or provoqua l'afflux de nombreux migrants chinois, allemands et américains, et nombre d'entre eux, une fois la fièvre aurifère retombée, s'installèrent à Melbourne, que cette fortune minière avait considérablement enrichie. Au lendemain de la seconde Guerre mondiale, le flot migratoire redoubla d'intensité, notamment en provenance d'Europe du Sud et de l'Est (Italie, Grèce, Balkans). D'une manière générale, les grande crises affectant certains pays ou régions du monde, guerres civiles, radicalisation de régimes politiques, famines, déclenchèrent des vagues migratoires qui alimentèrent et continuent d'étoffer la population de Melbourne. Hier les Irlandais, les Croates, les Cambodgiens, les Éthiopiens ou les Chiliens, plus récemment les Somaliens, les Iraniens, les Afghans, les Irakiens, les Timorais, les Sri Lankais, les Soudanais. Melbourne fut, depuis les débuts de l'histoire moderne du pays, la première porte d'entrée des immigrants en Australie, et les flux migratoires augmentèrent de façon exponentielle, en liaison étroite avec l'évolution des moyens de transport au long cours; des premiers voyages par bateaux à voiles en provenance d'Europe, qui duraient plusieurs mois par le cap de Bonne Espérance et le sud de l'Océan indien, on passa aux navires à vapeur et à une route plus directe grâce à l'ouverture du canal de Suez, puis aux grands ocean liners, plus rapides, à plus grande capacité, qui transportaient des centaines de migrants en moins d'un mois des rives d'Angleterre ou de la Méditerranée à celles d'Australie. Lorsque l'essor de l'aviation et l'apparition des gros porteurs à très long rayon d'action rendirent les voyages aériens au long cours plus accessibles financièrement que les voyages en bateau, le trafic des ocean liners s'effondra et l'essentiel des arrivées se fit par voie aérienne. En 2006, un peu plus du tiers des habitants de Melbourne étaient nés outre-mer, un chiffre plus élevé que dans n'importe quelle autre grande ville d'Australie, et parmi eux, les plus nombreux étaient, d'assez loin, les Britanniques, suivis des Italiens, des Vietnamiens et des Chinois. Une répartition géographique différenciée selon les pays de naissance se dessine : ainsi on observe une concentration spatiale beaucoup plus affirmée chez les immigrants vietnamiens ou turcs que chez les britanniques ou les italiens. Il apparait que les souches les plus anciennement intégrées ont essaimé sur l'ensemble de l'agglomération, élargissant leur aire de résidence en même temps que l'urbanisation gagnait les campagnes entourant la baie de Port-Philippe; les vagues d'immigration plus récentes, généralement constituées de populations à faibles moyens (Asie du sud, Moyen-Orient, Afrique de l'Est), moins éduquées, ont investi des banlieues ou des quartiers plus ciblés, ou les logements sont moins chers, et, ayant par essence des comportements moins individualistes, plus communautaires que les migrants européens, favorisent leur propre concentration spatiale.

Aujourd'hui, l'agglomération continue de s'étendre,notamment vers le nord, plus rapidement que le réseau de transports collectif, ce qui a pour effet de concentrer les communautés les plus fragiles économiquement aux zones les  mieux desservies par les trains de banlieue. En roulant le long des grands axes routiers qui s'enfoncent dans l'État de Victoria, on peut voir de nombreux terrains anciennement agricoles reconvertis en lotissements de standing, que les Australiens appellent ironiquement MacMansions, par référence à la célèbre chaîne de restauration rapide : pour en réduire le coût, les promoteurs les ont conçus sur un mode très standardisé et on réduit leur emprise au sol afin d'optimiser l'occupation des terrains ainsi construits. Toute la subtilité de ces extensions urbaines consiste en somme à concilier des contraintes économiques toujours plus serrées au soucis (de nature purement commerciale) de donner accès aux nouveaux arrivés qui en ont les moyens (il faut posséder sa propre voiture pour y vivre) et qui ne souhaitent pas s'installer dans des quartiers à forte concentration d'immigrants pauvres ou a très forte identité communautaire, au modèle classique du "rêve australien", basé sur la possession d'une maison, d'un garage et d'une pelouse.

J'ai coulé deux semaines paisibles grâce à l'hospitalité d'Elisabeth, une amie de très longue date de la famille. Elisabeth vit, depuis maintenant 48 ans, dans une banlieue nord-est de Melbourne, Watsonia, à trois quart d'heure du centre ville. Née à Brithdir, près de Cardiff au Pays de Galles, d'une mère galloise et d'un père irlandais, elle fut éduquée au collège des Sœurs du Saint Esprit d'Abergavenny, à une trentaine de kilomètres de chez ses parents, puis étudia à l'université de Cork, où elle rencontra son futur époux, Eamon, un jeune Irlandais qui avait grandi au sein d'une famille nombreuse dans le petit village de Knockanes, non loin de Killarney, dans le Comt
é de Kerry. Eamon faisait des études de médecine, et débuta une carrière de généraliste aux côtés du père d'Elisabeth, lui-même médecin, dans un hôpital du Yorkshire, puis au Pays de Galles. Au bout de quelques années, découragé par les pesanteurs du système de santé publique britannique, parasité par une bureaucratie très lourde, il commença à songer à d'autres horizons. Un jour, il tomba sur une annonce publiée dans le British Medical Journal qui proposait un partenariat dans un cabinet médical de Melbourne. Eamon, dont un grand oncle avait émigré en Australie dans les années 1850, avait toujours rêvé de ces contrées lointaines. La lenteur des communications de l'époque avait finit par rompre les liens familiaux entre ce grand oncle et l'Irlande. Le premier avril 1962, à l'âge de 37 ans, Eamon s'envola, depuis Londres, pour Melbourne. Six mois plus tard, Elisabeth et leurs sept premiers enfants, âgés de 8 mois à 10 ans (la famille allait en compter douze), s'embarquèrent à Southampton à bord de l'Oriana, un paquebot de la P&O. Le 7 septembre 1962, après un voyage de trois semaines qui les firent passer par Naples, Port Said, Colombo et Perth, ils atteignirent Melbourne. A l'époque, le gouvernement australien finançait ces voyages d'immigrants à travers un programme, l'Australian Migration Scheme, qui, après obtention d'un certificat médical délivré par un médecin des autorités consulaires australiennes, permettait aux candidats à l'immigration d'effectuer la croisière pour 10 pounds par membre d'une même famille, contre l'engagement d'un séjour minimum de deux ans en Australie. Si les migrants changeaient d'avis et rentraient en Europe avant les deux années contractuelles, ils devaient alors rembourser les frais réels du voyage. Les migrants venus du Royaume Uni sous ce programme étaient surnommés les Ten Pounds Poms, les Poms désignant familièrement, en Australie, les habitants d'origine britannique (l'expression serait un acronyme de Prisoners Of - Her - Majesty, par référence aux premiers colons britanniques ayant peuplé l'Australie, qui étaient des bagnards). Dès son arrivée à Melbourne, Eamon s'occupa d'obtenir pour lui et sa famille un permis de résidence. Grâce à la vente de leur maison au Pays de Galles, il put acheter un terrain à Watsonia, et y faire construire un pavillon qui fut prêt à temps pour accueillir Elisabeth et leurs sept enfants; c'est dans ce pavillon que vit toujours Elisabeth. En 1966, soit quatre ans après son installation à Melbourne, Eamon quitta le cabinet médical auquel il s'était associé pour fonder son propre cabinet.  Aujourd'hui, huit de ses enfants vivent toujours à Melbourne ou dans l'État de Victoria. L'une de ses filles est retournée s'installer en Irlande. Si, dès le commencement de cette nouvelle vie, Eamon, doué d'un caractère très sociable, n'éprouva aucune difficulté pour s'adapter à la vie australienne, il n'en fut pas de même pour Elisabeth, pour qui ces débuts furent très difficiles. Atteinte du mal du pays, elle retourna quelque temps au Pays de Galles, en 1972, avant de regagner rapidement l'Australie, comprenant qu'un pas définitif avait été franchi vers une autre existence. D'un cercle d'amis essentiellement composé de membres de la communauté irlandaise catholique les deux premières années, Eamon et Elisabeth élargirent leurs fréquentations à des milieux plus variés, y compris à ce que l'on nomme en Australie les Real Australians, c'est a dire les Australiens nés en Australie, et n'ayant plus guère de liens avec leurs lointaines ascendances européennes, que l'on distingue des Indigenous Australians, autrement dit les Aborigènes, dont les contacts avec le reste des Australiens restent très limités, a fortiori dans les grandes agglomérations où, sauf rares exceptions, ils n'ont jamais pu s'intégrer.

Watsonia est une banlieue calme, essentiellement résidentielle, rattachée à la commune de Banyul. On y atteint presque les limites de l'emprise réellement urbaine de l'agglomération; si l'on roule encore une dizaine de kilomètres vers le nord ou le nord-est, après Hurstbridge on pénètre dans les premières campagnes de Victoria, dans les comtés viticoles produisant des vins de qualité, auxquels succèdent de vastes espaces aux reliefs un peu plus prononcés largement voués à l'élevage bovin et de chevaux. A l'époque où Eamon et sa nombreuse famille emménagèrent à Watsonia, la ville était encore loin vers le sud, et les terrains qui entouraient leur maison étaient des espaces agricoles. Aujourd'hui, c'est un paysage pareil à ces immenses banlieues entourant Melbourne : le plan régulier,  parfaitement hiérarchisé, des routes et des rues, le sage alignement des pavillons de plain pied, sans étages, précédés d'une pelouse ou adossés à un jardin, généralement construits en brique claire, avec un garage sur le côté (souvent devenu insuffisant car la plupart des familles habitant ces banlieues éloignées possèdent plusieurs voitures); pas un papier par terre et, à toute heure du matin, de jour ou du soir, des rues désertes et silencieuses. Il faut se rendre au centre commercial desservant la zone résidentielle pour voir un peu d'animation autour du liquor shop (une superette spécialisée dans la vente d'alcool), du fish and chips, du bureau de poste, de la pharmacie, de la bibliothèque municipale ou du dépôt-vente de l'Armée du Salut. 

Fitzroy offre un tout autre visage. C' est un quartier proche du centre ville, distant d'environ deux kilomètres. Dès la fin du XIXe siècle, cette partie de l'agglomération de Melbourne accueilli de nombreuses usines et Fitzroy fut peuplé en majorité par la classe ouvrière, principalement de souche britannique à cette époque. De nombreuses résidences préexistantes à cette phase furent converties en logements ouvriers,  aboutissant souvent à une taudification de l'habitat. La concentration de ces familles pauvres attira à Fitzroy de nombreuses organisations philanthropiques et caritatives d'obédience méthodiste ou presbytérienne. A la fin des années 1930, l'État de Victoria entreprit de fournir à ces classes ouvrières des conditions de logement plus décentes à travers un programme de relogement qui vit nombre de familles modestes de Fitzroy s'établir dans des banlieues un peu plus excentrées. Les logements ainsi libérés furent, après la Guerre, investis par d'autres vagues d'immigrants, notamment par des Italiens et des Macédoniens, ainsi que par des Irlandais, transformant Fitzroy, traditionnellement protestante, en fief catholique. Progressivement, la composition ethnique de Fitzroy se diversifia, incluant une communauté chinoise et vietnamienne notables, et, plus récemment, latino-américaine. Dans les années 1980-1990, à l'instar des autres banlieues mitoyennes de la ville de Melbourne, Fitzroy a connu une gentrification de sa population et de son habitat, attirant une population plus jeune, plus aisée et ayant des liens plus distants vis a vis de la religion que la moyenne de la population urbaine australienne. Culturellement, on peut parler d'une orientation "bohème", très prégnante lorsque l'on marche le long de Brunswick street, l'un des axes majeurs de Fitzroy, et dans les rues environnantes (Gertrude, Smith...), où pullulent galeries d'art contemporain , bars et restaurants à thèmes, petites salles de concert,  librairies d'occasion... L'architecture de brique, les façades peintes de couleurs vives ou pastels couronnées de corniches festonnées, les beaux restes d' architecture edouardienne et victorienne, parfois mâtinées d'une grande fantaisie, comme dans le cas du célèbre Champion Hotel, font de Fitzroy, parmi les quartiers anciens de Melbourne, l'un des plus propices a la flânerie.

Mes amis Patrick et Derry habitent North-Fitzroy, séparé de Fitzroy par les larges axes de Victoria et Alexandra Parade. C'est en quelque sorte la partie plus résidentielle de ce quartier un peu bohème, où de nombreuses habitations ont été réhabilitées pour accueillir une population à plus hauts revenus que celle qui prévalait dans ces proches banlieues avant les années 1980. Esprits raffinés, férus de culture classique européenne et orientale, ils sont assez éloignés de l'image que l'on donne habituellement d'un Australien, akubra viss
é sur le crâne, ou attablé devant une pinte de bière dans un sports bar, les yeux rivés à un match de rugby ou de footy (le football australien). Les murs des pièces de leur maison toute en longueur sont tapissés de lithographies reproduisant des estampes japonaises ou de reproductions à tirage limité de dessins de Georges Goursat, dit Sem, caricaturiste francais du debut du XXe siecle, que Patrick s'est procurées par Ebay. Tous les deux sont amateurs très éclairés de musique, assistant régulièrement aux opéras et concerts donnés par l'orchestre philharmonique de Melbourne; Patrick, pianiste confirmé, aurait probablement, s'il l'avait souhaité, pu faire une carrière de concertiste. Il évoque avec émotion la mémoire de Geoffrey Tozer, grand pianiste australien mort en 2009 à l'âge de 54 ans, dans une solitude et une précarité indignes de son art, et dont il fut un ami intime. Parmi les nombreuses photos et reproductions accrochées aux murs, figure une photo où l'on voit Patrick, alors qu'il visitait la maison de Maurice Ravel à Montfort l'Amaury, durant l'été 2006, assis au piano même sur lequel Ravel composa nombre de ses oeuvres, dont les Jeux d'Eau, que Patrick est en train d'exécuter sur cette photo prise par Derry. Patrick et Derry visitent régulièrement Paris, et en connaissent mieux que la majorité des Parisiens les trésors cachés ou négligés. Et ces deux personnages, parmi les plus délicieux que je connaisse, manient avec virtuosité un art beaucoup plus délicat et subtile que ne le laissent supposer les tentatives désespérées dont il fait souvent l'objet : l'humour. Humour noir, absurde, caustique ou mordant, jamais vulgaire ni méchant, inépuisable sans jamais être lassant. Si je dois garder une image de Melbourne, c'est celle de ce duo très attaché à sa ville dont il personnifie, à mon sens, le milieu cultivé que j'évoquais en introduction à ce billet.

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29 novembre 2010

Îles Salomon : vue sur Santa Isabel


Santa Isabel est une île essentiellement montagneuse, toute en longueur, dont les deux cent kilomètres de côtes sur ses deux faces, au tracé assez régulier, parfois frangées de lagons, portent une humanité discrète qui s'égrène en villages le plus souvent fort modestes et littoraux, bien que le sud de l'île porte des villages implantés au cœur des montagnes. Buala, sur la côte sud-est, exposée aux vents dominants, fait office de centre administratif de Santa Isabel, où siègent les autorités provinciales. Elle constitue l'entité de peuplement la plus importante de l'île, bien que très réduite. Au sud et au nord, le tracé littoral se complique de profondes indentations et d'émiettement en îlots que parcourt un dédale de chenaux maritimes, sans que ces ports naturels n'aient favorisé l'émergence d'un centre de vie ou d'échange dominant, en dehors des modestes villages de Kia au nord et de Kaevanga au sud, pas plus que les basses terres littorales offrant de vastes étendues plates à certains endroits n'ont été investies par les grandes plantations. Les cultures d'exportation se limitent en général à des initiatives familiales pour une vente à des grossistes chinois basés à Honiara : le coprah et, fait encore rare aux Salomon qui n'en est pas consommateur, le kava, cette racine de la famille des poivriers dont on tire un breuvage à vertus plus ou moins psychotropes selon la concentration de la préparation, qui est d'usage très courant au Vanuatu et dans d'autres archipels du Pacifique, avec une demande croissante en provenance du Kiribati, de Tuvalu et des Îles Marshall à laquelle tentent de répondre les plantations familiales de Santa Isabel.

Santa Isabel offre encore les aspects d'un front pionnier. Faiblement peuplée (un peu plus de vingt mille habitants) au regard de sa superficie et de son potentiel, à l'image de Choiseul, qui la prolonge vers le nord-ouest, ou de Makira, la pression anthropique y reste relativement faible. Les richesses forestières, encore largement intactes, dont l'accès est malaisé compte tenu du relief tourmenté, attisent la convoitise des exploitants venus de Taïwan ou de Malaisie. L'île est desservie, une à deux fois par semaine, par deux navires dont une agence provinciale, l'Isabela Development Corporation, est propriétaire. A l'aller, depuis Honiara, ils sont généralement chargés de sacs de semences, de matériaux de construction ou de défrichement (haches, tronçonneuses), dénotant la phase de colonisation à petits moyens que vit encore l'île en ce début de XXIe siècle, infimes morsures sur une nature maîtresse. Encore la moitié nord de Santa Isabel reste-t-elle largement inhabitée.

Buala n'est pas vraiment ce qu'on peut appeler une ville, même si elle en rassemble les fonctions et nonobstant son rang de capitale provinciale. Des administrations hébergées dans des baraquements en préfabriqué, un hôpital qui, comme tous les hôpitaux provinciaux, adresse ses cas sérieux à Honiara, une agence de la Bank of South Pacific ouverte quelques heures par semaine quand elle a des fonds (et même — jusqu'où va nicher le grotesque d'une certaine idée du développement, dans une île dont la plupart des habitants ne manipule que rarement de la monnaie papier et dont une infinitésimale poignée possède une carte de crédit — un distributeur de billets de l'ANZ, fonctionnant grâce à des panneaux solaires, mais qui n'est plus approvisionné depuis que la piste d'atterrissage, située sur le cordon lagunaire de Fera, face à Buala, a été fermée faute d'entretien), des petites épiceries proposant l'immuable et déprimant inventaire de nouilles déshydratées, de boîtes de corned beef ou de thon à la sauce tomate, de gâteaux secs (très secs, en vérité), de riz importé de Papouasie-Nouvelle-Guinée ou d'Australie… une école secondaire, un siège diocésain qui fait aussi office d'hôtel de base. Hormis une voie côtière assez large ne menant nulle part, ouverte sur trois kilomètres vers le nord-ouest, et de deux ou trois autres qui font mines de s'enfoncer dans l'intérieur, mais qui ne font illusion que sur un kilomètre au plus, les seules possibilités de s'échapper de ce périmètre restreint sont le bateau ou la marche à pied. Quelques bulldozers stationnent sur un terrain vague à proximité du wharf de Buala, dans l'attente d'une hypothétique rallonge budgétaire qui permettrait de prolonger les embryons de pistes carrossables.

Un jour de pluie (c'est le début de la saison pluvieuse, des pluies diluviennes s'abattent sur l'île, sans faiblir, des heures durant ; des cascades grondantes et boueuses se jettent dans le lagon là où il n'y avait que des lits à sec trente minutes auparavant) je devise en l'agréable compagnie de deux jeunes professeurs du secondaire, Laureen et Mayleen. Laureen, sourire rougi par une consommation ininterrompue de bétel, vient d'un village isolé de l'intérieur de l'île, qu'elle a quitté à l'adolescence pour ne plus y remettre les pieds. Elle a fait des études supérieures à l'Université du Pacific Sud à Suva (Iles Fidji) et à l'Université d'Etat de Port-Moresby. Elle enseigne les sciences sociales, vocable recouvrant ici l'histoire, la géographie (et donc, en partie, les sciences naturelles), l'éducation civique. Elle semble être revenue à Santa Isabel sans grand enthousiasme, la politique consistant à affecter les enseignants dans leur île d'origine pour des raisons de communauté linguistique, dans un archipel qui compte quatre-vingt dialectes différents. Elle considère ouvertement les villageois peuplant l'intérieur de l'île comme des sauvages, malpropres, incultes, opinion assez répandue chez les jeunes ayant fait des études à l'étranger. Mayleen, jolie polynésienne venue de Rennell avec ses parents, enseigne, quant à elle, les arts ménagers (home economics), discipline s'adressant aussi bien aux garçons qu'aux filles. Sans faire montre d'une amertume aussi nette que Laureen, elle avoue s'ennuyer ferme à Buala et n'a qu'une idée en tête, partir à Honiara. Elle tue le temps en grillant des cigarettes, qui lui servent accessoirement de barrette pour retenir en chignon ses longs cheveux ondulés. Elle affiche, comme souvent les Polynésiens des Salomon dont le caractère semble plus affirmé que celui des Mélanésiens, une critique, ou du moins un détachement prononcé, envers les églises, qui ont ici toutes les légitimités pour dicter aux gens ce qu'ils doivent faire ou ne pas faire. D'ailleurs, si elle fume, c'est un peu parce que l'église à laquelle elle est rattachée, les Adventistes du Septième Jour, l'interdit.

Il est des jours bénis, bien que chargés de sueur, de boue et de fatigue, comme celui que j'ai employé à grimper vers les crêtes qui dominent d'environ six cent mètres le rivage sud-est de Santa Isabel. Au lendemain d'une journée noyée sous les pluies de mousson, ciel bleu roi, lumière intense, presque dure, de celles qui découpent les silhouettes au tranchoir et impriment aux couleurs des tons violents. Je cherche un chemin côtier vers le sud, on m'a dit qu'il existait, toute autre indication préalable me paraît inutile car ici, je le sais d'expérience, la représentation mentale de la géographie des lieux ne saurait s'exprimer par des itinéraires conçus selon la logique cartographique qui m'est familière. Les notions de distance, d'altitude, d'est, d'ouest, de nord ou de sud, de hiérarchie des voies de communication ou des groupements d'habitats ne trouvent ici qu'un écho très flou. Demandez à quelqu'un de vous indiquer le chemin pour vous rendre au prochain village : après d'interminables minutes de réflexion aboutissant à des explications confuses, on se résignera a vous mettre sur la bonne voie en vous accompagnant sur un ou deux kilomètres. J'ai appris à ne me fier à un itinéraire dit qu'avec le plus grand recul, à ne surtout pas compter sur une indication de distance, elle n'a ici que peu de sens, tout déplacement se mesurant en temps de parcours, et encore certains temps de parcours sont-ils, à l'évidence, des plus fantaisistes. On me dit que je vais dépasser un village, il ne s'agit en vérité que de trois maisons fort espacées les unes des autres ; on me dit d'emprunter la route principale qui commence derrière l'église, je ne trouve qu'un étroit sentier disparaissant à moitié sous les fougères. L'espace vécu mélanésien est le seul qui soit intelligible à ses occupants, et ceux-ci ne peuvent le décrire, le penser qu'à la lumière des usages qu'ils en font, des règles de résidence découlant de celles du mariage ou des structures de parenté, de la coutume qui définit, génération après génération, les plans fonciers, unissant la terre aux parentèles. C'est une perception de l'espace profondément ancrée dans l'identification des individus et des groupes à leur terre qui est aussi celle de leurs ancêtres et qui sera celle de leurs descendants, faite de réseaux, de frontières, de flux, d'espaces totalement invisibles à nos modes de perception rivés à des modèles géographiques normés, basés sur le souci permanent de la hiérarchisation stricte des espaces et de leurs fonctions économiques, des voies qui les irriguent et les relient, indépendamment des liens intimes que les hommes entretiennent avec eux. A l'espace vécu, éminemment  sensible, pour ne pas dire sensoriel, des Mélanésiens, s'oppose notre espace normé, pensé, hautement fonctionnel, issu des théories échafaudées par les écoles géographiques européennes et nord-américaines au XXe siècle. Pour ne pas m'égarer, il me faut donc avancer par petites touches, par tronçons successifs, interrogatoire après interrogatoire.

Il y a donc, paraît-il, un sentier qui longe le rivage. Je le perds rapidement, confondu par la multitude de sentes, égales les unes aux autres, qui fendent timidement le haut tapis végétal des sous-bois. Profitant de la marée basse, je décide de suivre la ligne de côte par la voie maritime, les pieds dans la vase où s'enlisent de gros troncs échoués. Il est à peine huit heures du matin, le soleil est déjà brûlant. Je croise des femmes à la mine joyeuse, portant en baluchon des filets remplis à craquer de tubercules ou de bananes naines qu'elles s'en vont écouler au petit marché local, situé à côté du débarcadère de Buala. J'atteins le village de Titiro, blotti au creux d'une anse, bâtisses traditionnelles dans les tons beige clair des panneaux de bambous tressés et des toits de feuilles de palmes séchées qui en constituent les matériaux principaux. Un groupe de gamins jouant au ballon sur une vaste pelouse tropicale détale à mon approche. Scène habituelle. Dans quelques minutes, encouragés par le moins farouche d'entre eux, ils seront agglutinés autour de moi avec des mines hilares et l'humeur bien bavarde. Les adultes observent de loin, réfugiés en petits groupes à l'ombre entre les pilotis des maisons. C'est à celui maîtrisant le mieux l'anglais que reviendra la tâche d'établir le contact le plus " autorisé " avec ce " white man " surgi d'on ne sait où, et c'est justement ce qui importe de savoir avant toute autre chose : qui est-il, d'où vient-il, où va-t-il ? Que répondre à ces sempiternelles questions ? Qui suis-je ? Un touriste, même si cette qualité, avec tout ce qu'elle traîne dans son sillage d'exotisme de pacotille et de superficialité, m'inspire une amère frustration ; et pourtant j'en suis un, par une sorte de mal nécessaire inhérent au déplacement de loisir qu'est ce voyage. D'où je viens ? D'un pays que l'immense majorité de ceux qui s'en enquièrent serait incapable de situer sur une carte du monde ; la plupart pense que la France est en Amérique du Nord, voire en Australie, outremer le plus tangible à leurs yeux, ou aussi en Grande-Bretagne, par rapprochement avec le passé colonial de l'archipel, et tous ont peine à croire qu'on y parle une autre langue que l'anglais. Où je vais ? Si moi-même je le savais… Comment expliquer que je vais, précisément, à la poursuite d'un rêve, celui qui me fut peut-être inspiré, il y a fort longtemps, par la contemplation d'une pirogue d'apparat échouée dans une vitrine du Musée de l'homme à Paris ? Une fois la main mise sur l'anglophone du village, je le noie sous un flot de questions pour mieux endiguer le sien. J'attraperai de-ci, de-là, des réponses qui dessineront peu à peu, par petites touches, le tableau merveilleux, tout en mystères, de Santa Isabel. J'ai oublié le nom de mon chaperon à Titiro ; il m'a emmené vers le village suivant, Maglaw, par un un sentier forestier vert sombre tout en rocailles et vallons. Maglaw domine la mer d'une cinquantaine de mètres, avec vue sur le lagon au fond duquel se niche Buala. Mon guide m'amène vers une vieille femme, Ana, calée à l'équerre sur une petite plate-forme, les jambes bien droites, au seuil ombragé de sa maisonnette. Par gestes lents, un peu hésitants, elle entreprend de découper en minces lanières un sac de riz en fibres synthétiques, qui seront ensuite tressées de manière à former un filet à provisions. Ana est à moitié aveugle (la paire de lunettes quasiment hors d'usage qu'elle porte de travers sur le nez ne lui sert manifestement à rien) et affligée d'une surdité bien avancée. Elle ne parle que le dialecte local, pas même le pidgin des Salomon. Lorsque je lui fais demander son âge, on me répond " environ cent ans ". Ana n'a jamais quitté Santa Isabel, et les déplacements qu'elle a pu faire vers d'autres rivages de l'île lui apparaissent comme des voyages en terres étrangères. Si elle a vraiment cent ans, elle a connu, dans son enfance, des périodes noires pendant lesquelles la chasse aux têtes était encore une pratique courante à Santa Isabel. Veuve, Ana dort seule dans sa maison, assistée pour ses repas et tous les besoins de la vie courante par sa nombreuse descendance. Seul l'espace villageois, vaste replat de terre rouge sombre partiellement recouvert d'un tapis herbeux raz et moelleux, lui reste accessible en toute autonomie.

Je poursuis seul sur le sentier principal qui doit aboutir à un village d'égale importance, à environ une heure de marche. Je respecte aussi scrupuleusement que possible la consigne d'ignorer les chemins divergents qui m'égareraient dans la montagne ou vers des culs-de-sac rocheux servant de points d'accostage. A l'inverse de nos chemins européens qui épousent les courbes de niveau, ceux d'ici filent droit, imposant de rudes descentes au fond d'obscurs vallons et des remontées toutes aussi abruptes. Des perruches blanches déchirent l'air de leur cri de crécelle, traversant le bleu profond du ciel en traits d'arbalète.  D'un sentier fort pentu, débouche un prêtre anglican, John, accompagné du jeune séminariste dont il a la charge. Autant John est volubile, autant son protégé, le visage mangé par une barbe broussailleuse, est le silence et la discrétion incarnés. John mène la destinée religieuse (autant dire la vie toute entière, en ces terres océaniennes infiltrées jusqu'à la moelle, de ceux et celle qui y naissent, vivent et meurent, par le prosélytisme acharné des missionnaires protestants) du village de Gurena, perché plus haut dans la montagne. Il m'y accompagnerait bien, mais le voilà pressé par une affaire qui l'appelle quelque part au-delà de Buala, et vers laquelle il va se rendre en canoë. Cette urgence ne l'empêche pas de faire longuement étalage de ses compétences missionnaires considérées comme exemplaires, qui lui ont valu d'être élu et financé par le diocèse anglican de Cairns, en Australie, pour mener durant sept ans, dans les années 1990, l'éducation religieuse d'une communauté aborigène dans un coin retiré du Queensland, et avant cela d'être choisi pour un voyage en Terre Sainte. John m'indique le chemin pour atteindre son village ; je devrais croiser, en montant, son épouse et sa fille qui le suivent à distance. Sur ses explications, j'attaque de front l'abrupt que couronne la première ligne de crêtes de Santa Isabel. Il fait une chaleur étouffante sous les épaisses frondaisons qui semblent faire obstacle au moindre filet d'air. Il faut attendre les premiers essarts pour attraper la brise. Nouvelle rencontre, celle d'un jeune couple à la recherche d'une essence particulière dont les palmes servent à fabriquer des panneaux pour la couverture des maisons. Elle se fait rare sur les basses pentes proches des rivages, tout comme le bois d'œuvre pour la charpenterie ; il faut monter de plus en plus haut, s'enfoncer vers l'intérieur de l'île pour trouver cette matière première raréfiée par l'exploitation qu'en font les hommes, non seulement pour leur propre usage à Santa Isabel, mais aussi et surtout pour l'exportation vers Honiara. La pénibilité extrême que représente le transport à dos d'homme de ces matériaux, des hauts versants vers Buala ou les divers points d'accostage, fournit une opportunité de revenus non négligeables, au regard des standards locaux, pour les habitants des montagnes.


Jusqu'à ce que les premières maisons de Gurena m’apparaissent dans un éclaircissement de la forêt, accrochées au versant dont elles rattrapent la pente par de hauts pilotis, ou posées à même le sol sur des replats, je doute d'être sur le bon chemin. A l'entrée du village, un chien efflanqué s'arrache de sa somnolence en aboyant mollement. Droit devant, un énorme porc noir, tout en adiposités, les soies maculées de boue séchée, me barre le passage en émettant des grognements dissuasifs. Va-t-il charger ? Non, il s’éclipse, à mon grand soulagement, par un talus et m'observe de son perchoir passer en vitesse. Me voilà donc au royaume du père John, celui-là même qui a visité la fort lointaine Jérusalem et dompté les âmes égarées des sauvages du CapYork. Son église, consacrée à Marie-Madeleine, trône en bonne place, seule construction en dur de Gurena. Tout autour, à quelque distance, s'éparpillent au gré des pentes et d'un réseau de sentiers que les pluies d'hier ont transformé en bourbiers, des maisons un peu bancales sur leurs échasses, avec leurs parois de guingois et leurs toits qu'il faut rapiécer au fil des injures du climat tropical. C'est un certain Boniface qui se charge de prendre les devants. Je lui dis avoir été aiguillé jusqu'en ces lieux par le père John. Une vingtaine de familles vit ici, probablement cent à cent trente individus. Quand je pointe l'importance du lieu de culte pour une aussi faible population, Boniface m'explique que le père à construit son église en prévision des générations à venir et aussi dans l'espoir d'accueillir des familles recluses dans les hameaux les plus isolés de cette partie de l'île, que sa force de conviction missionnaire ne manquera pas de rallier à Gurena. En somme, nous voici revenus à l'époque des " réductions " opérées par les missions espagnoles et portugaises au sein des terres conquises, qui visaient à regrouper autour des églises ou des monastères les populations éparpillées sur leurs espaces d'influence afin de mieux les contrôler et d'en faciliter la conversion (outre le fait que ces regroupements faisaient aussi l'affaire du pouvoir temporel, qui collectait plus efficacement l'impôt). Gurena est pratiquement vide, c'est l'heure où ses habitants travaillent aux jardins parfois fort éloignés dans la montagne, où les femmes sont descendues à Buala pour vendre les menus surplus de la production familiale. Quelques enfants, nus comme des vers, m'observent prudemment du seuil des maisons, de la pénombre desquelles s'échappent des voix qui doivent êtres les commentaires bien fournis sur la présence de ce " white man ". Une très vieille femme, vêtue d'un simple pagne mité et crasseux, disparaît à ma vue dans sa bicoque et en ressort presque aussitôt après avoir passé un t-shirt tout aussi crasseux que son fichu. Boniface désigne au loin le presbytère du père John, isolé sur une butte à sommet plat. Je lui demande si je peux m'y rendre. Pas d'explication claire à l'isolement du presbytère. C'est une bâtisse proprette, en plaques de zinc et tôle ondulée pour le toit, avec des rideaux à fleurs aux fenêtres, entourée d'une belle pelouse tropicale embellie de fleurs aux couleurs vives. Les cocotiers plantés par le père donnent leurs premiers fruits, ce dont s'émerveille Boniface dans un touchant enthousiasme d'ouaille toute acquise au bien-être de son berger. Il y a aussi, plus inhabituel dans l'inventaire cultural solomonais, des plants de kava. De cette thébaïde, on peut jouir d'une vue magnifique sur une nature surabondante à peine écorchée par le village et les essarts.

Boniface me dit que je peux rejoindre, depuis Gurena, par la montagne, le village de Tirontongna, où je retrouverai une route principale descendant vers Buala. Je trouve l'entreprise un peu hasardeuse, mais suis séduit par la perspective de m'enfoncer un peu plus dans l'île. Je m'engage, sous un soleil de plomb, sur un sentier qui atteint une crête à laquelle s'offre une vue lointaine vers l'intérieur sauvage de Santa Isabel, succession de lourds massifs entièrement recouverts du manteau vert-impérial de la forêt pluviale, entaillés de profondes vallées très encaissées. Je distingue la tache plus claire, très légère, d'un hameau accroché au flanc d'un massif. Quelle vie que celle de ses habitants ? De cet observatoire, nulle trace de Tirotongna, le village promis par Boniface. Le sentier poursuit droit devant, dévale le versant jusqu'au fond d'une assez large vallée et disparaît au pied d'un gros abrupt rocheux sans franchissement apparent. Me suis-je trompé de chemin ? J'ai insisté auprès de Boniface pour qu'il me laisse aller seul, et me voilà résigné à faire demi-tour, persuadé de m'être engagé sur une mauvaise voie. Je finis par croiser un jeune homme à qui je demande le chemin pour Tirotongna, et celui-ci me montre sans hésiter la direction d'où je viens. Il me faudra franchir deux crêtes pour atteindre Tirotongna. S'il y a une chose irritante en randonnée, c'est de marcher pour rien dans la mauvaise direction. Et s'il y a une chose encore plus énervante, c'est de rebrousser chemin pour s'apercevoir au final qu'on était sur la bonne voie. L'ascension de la seconde crête est pénible ; je n'ai plus d'eau, la trace du sentier disparaît tantôt sous des éboulis, tantôt mordue par des essarts avec lesquels elle se confond. Certaines portions sont proches de l'à-pic et je ne progresse qu'en m'accrochant aux racines qui courent à fleur de sol. La vue, toujours plus grandiose, m'encourage. Je croise un homme, d'âge assez mûr, qui dévale le chemin, pieds nus, avec l'agilité d'un chamois, sans s'aider des mains. Enfin, la seconde crête, et un courant d'air frais et, au loin, une barre montagneuse sombre dont le sommet disparaît dans un ciel bas et mâchuré, accrochant probablement des vents de mousson qui ne vont pas tarder à donner de la pluie. Vaste espace plat devant moi, m'offrant quelque répit. Un groupe d'hommes, assis en rang d'oignons sur un talus, silencieux, tirant sur des cigarettes comme on en fait ici (du tabac haché au couteau de cuisine, roulé dans du papier de cahier d'écolier), m'indique vaguement la direction du village. Je passe mon chemin. Bientôt, j'aperçois en contrebas le toit d'une école, conformément aux indications de Boniface. La pluie s'abat d'un coup. Un jeune instituteur, Hugo, m'ayant repéré me mettre à l’abri dans l'école, me rejoint. Son école accueille les enfants de quatre villages alentours, dont Gurena. Il dresse un constat sans illusions de l'état de l'Éducation nationale aux Salomon, qui tient en quelques faits assez simples : un instituteur débutant touche 650 dollars solomonais par quinzaine, soit 1 300 dollars par mois, qui équivalent à 130 euros ; c'est un salaire maigre pour quelqu'un qui ne possède pas forcément de terres dans le village où il a été affecté, aussi, beaucoup d'instituteurs ont-ils une activité annexe, prise sur leur temps d'enseignement, gonflant l'absentéisme dans des proportions dramatiques. Les bâtiments scolaires, dont beaucoup sont édifiés dans des lieux très isolés dans un souci d’équidistance entre les différents villages qui en dépendent, sont parfois laissés dans un état de semi-abandon, faute d'argent pour leur entretien. Dans un pays en pleine croissance démographique, ces négligences pèsent et pèseront lourd.

La pluie finit par se réduire à un crachin typique des hautes terres, je traverse Tirotongna par une large piste de terre rouge entre deux rangées de maisons traditionnelles;  l'eau s'égoutte du rebord des toits de palme, les adultes, assis sur le pas de leur porte, me regardent passer en silence, les enfants jouent dans les flaques d'eau boueuse. Au bout du village, le rebord du plateau offre une vue plongeante sur le lagon et ses cordons lunulaires précédés par le bleu céruléen et pâle des hauts fonds récifaux et sableux. Le contraste est saisissant qui rapproche la clarté allumant les cordons des nuages fuligineux qui coulissent parallèlement au tracé de la côte. Longue descente vers Buala. J'y croise Georgina, une femme de cinquante-quatre ans qui en paraît soixante-cinq, remontant vers Tirotongna, accompagnée de deux de ses petites filles. Elle vient de passer deux semaines dans le petit hôpital de Buala après avoir fait une attaque qui l'a laissée hémiplégique durant quelques jours. Le jour où c'est arrivé, elle est descendue à pied de sa montagne, et à peine relâchée par le médecin elle en refait l'ascension. Elle compte sur le seul de ses enfants qui ne s'est pas exilé à Honiara pour lui préparer ses repas. Bien généreusement, elle bénit le ciel de m'avoir croisé et que je l'ai écoutée. Je la regarde s'éloigner à pas mesurés, pieds nus dans la boue, tenant au dessus de sa tête une feuille de bananier en guise de parapluie, les deux gamines lui emboitant docilement le pas.

Le voyage de retour vers Honiara, par la mer, prendra vingt et une heures, quand l'aller, plus direct, en demanda huit et demie. Il se fait à bord du MV Isabela, l'un des deux bateaux que possède l'Isabela Development Corporation. C'est un navire de taille moyenne, racheté à un petit armateur japonais il y a bien longtemps, à une époque où celui-ci avait dû considérer qu'il arrivait en fin de vie. C'est ce qu'il est convenu d'appeler un rafiot. La première partie du voyage consiste en un cabotage le long de la côte au vent, durant lequel on charge de gros sacs en toile de jute remplis de coprah. Pendant que l'annexe du navire va chercher les sacs entreposés sur une plage, le MV Isabela reste à la merci des vagues, faisant des ronds sur lui-même ; impossible de rester debout tant le tanguage est fort. Le coprah, chargé à fond de cale, rempli l'air d'une odeur âcre, écœurante, si forte que le vent ne parvient pas à la disperser hors du navire. Au fur et à mesure des escales, de nouveaux passagers montent à bord, l'un d'eux avec deux énormes tortues marines qu'il a attrapées au crochet et qu'il s'en va vendre, pour un bon prix, au marché d'Honiara. Elles sont là, le ventre en l'air, les nageoires pendantes en arrière, agonisant par soubresauts. La cabine où je suis installé étouffe dans une chaleur malodorante. Les passagers, serrés les uns contre les autres à même le sol, dépiautent des crabes ou du poisson séché en guise de dîner, rendant l'air encore plus irrespirable. Sur le pont, ce n'est guère mieux : entre les déjections des porcs embarqués, l'intrusion soudaine de vagues qui vous trempent sans prévenir, les vapeurs de diesel émises par la cheminée, le roulis qui rend toute progression hasardeuse, impossible d'y trouver un peu de répit. Je débarque à cinq heures du matin à Honiara, épuisé comme rarement.

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17 novembre 2010

Iles Salomon - Voyage dans la province des Temotu


Il existe, aux confins orientaux des eaux territoriales salomonaises, un ensemble d’îles éparses reparties sur un immense domaine océanique. Ces îles forment une des neuf provinces des Salomon, c’est la province des Temotu. Après une escale sur l’île de Makira, à 35 minutes de vol d’Honiara, le bimoteur, loué cette fois-ci à une compagnie privée de Papouasie-Nouvelle-Guinée, survole pendant plus d’une heure la surface uniforme et nue de la mer de Corail, que varient insensiblement les formations nuageuses légères, sortes de gazes filandreuses, qui s’interposent entre elle et le ciel bleu d’encre. Ainsi, en fixant attentivement la surface gris acier de l’océan, la monotonie en est distraite par de subtiles moirures cendreuses, anthracite, ardoise ou argentées.

Politiquement, la province des Temotu résulte d’une fantaisie décolonisatrice qui la fit passer du condominium franco-britannique des Nouvelles-Hébrides (devenu en 1980 la République du Vanuatu), auquel elle était rattachée depuis le début du XXe siècle, à la jeune République des Îles Salomon, sans qu’aucune motivation claire ne vienne justifier ce transfert de souveraineté, ne fût-ce probablement le désintérêt relatif mais réel des autorités condominiales à l’égard de cet archipel que son grand isolement rendait difficilement accessible. Si la découpe territoriale eût été faite dans la logique des géologues, les Temotu auraient été rattachées au Vanuatu. Ces émergences ténues constituent la partie visible de ce que les géologues appellent la province volcanique océanique de l’arc insulaire des Salomon, et ne sont dans la réalité que le prolongement septentrional de l’arc interne volcanique néo-hébridais, formé par l’accumulation de laves sous-marines témoignant localement du tracé de la fameuse ceinture de feu circumpacifique. En cela, les Temotu se distinguent nettement du reste de l’archipel des Salomon qui, des Shortlands au nord-ouest jusqu’à Makira au sud-est forment une extension largement submergée du puissant système orogénique subcontinental néo-guinéen. Géologiquement, on passe d’un domaine épicontinental à un domaine purement océanique. Les Temotu sont séparées du reste des Salomon par la fosse océanique des Torres, creusée par le contact, de type subductif, entre les grandes plaques pacifique et australienne.

Aussi isolées et insignifiantes qu’elles puissent paraître à la contemplation d’un atlas du Pacifique, les Temotu n’en furent pas moins le siège, depuis de nombreux siècles avant l’époque des premiers contacts avec les Européens, de circuits d’échanges aussi intenses que complexes, qui rappellent fortement ceux qui, telle la kula des îles Trobriand décrite par Bronislaw Malinovski dans le premier tiers du XXe siècle, firent les beaux jours de l’anthropologie océanienne. L’île principale des Temotu, Santa Cruz, exportait cochons et objets artisanaux vers les petites îles périphériques volcaniques d’Utupoa, Vanikoro, Tikopia, ainsi que vers les atolls des Reefs et des Duffs qui l’avoisinent au nord ; en retour, Santa-Cruz recevait canoës et femmes des Reefs et des Duffs, des produits alimentaires cultivés sur les sols fertiles d’Utupoa à Tikopia. D’autres biens circulaient ainsi à travers des circuits précis, sur de très longues périodes, ce qui est la base d’un concept socio-politique majeur de la vie mélanésienne qui place dans les échanges cérémoniels le fondement des rapports entre les différentes unités territoriales reconnues par les insulaires à l’intérieur d’un espace géographique donné. Ces échanges, que Marcel Mauss a magnifiquement décrit et analysé du fond de son bureau parisien de l’École pratique des hautes études (“ Essai sur le don ”), auxquels un déséquilibre permanent, un jeu continu de surenchères assuraient une pérennité de génération en génération, garantissait, outre l’émergence d’autorités politiques locales fondées sur les rapports de force entre débiteurs et créanciers, l’évitement d’un repli des îles sur elles-mêmes avec tout ce qu’une telle autarcie eut signifié dans un contexte d’hyper-insularité (dégénérescences, vulnérabilité alimentaire, etc.). L’utilité des biens échangés n’avait pas tant d’importance que la valeur symbolique que les hommes y plaçaient dans le cadre de ces relations en boucle. Ainsi, l’un des biens les plus recherchés aux Temotu fut la plume rouge-vif d’une espèce d’oiseau endémique de cet archipel. De nos jours encore, ce type d’objets rituels que le pidgin salomonais nomme Kastom mani (“ custom money ”, soit : devise coutumière) continue à circuler dans certaines régions des Îles Salomon, où ils constituent généralement la dot de la mariée lors des unions : bénitiers et cauris dans les provinces de l’ouest, dents de dauphins à Malaita, obtenues à la suite de grands abattages rituels en hauts fonds qui font régulièrement s’étrangler d’indignation les âmes pures des associations écologistes de New-York à Auckland.

Si le navigateur espagnol Alvaro de Mendaña avait été au fait de ces fondements de bonne entente dans les mœurs mélanésiennes, cela lui eut probablement évité bien des déboires. C’est à cette illustre figure des premières explorations du Pacifique par les Européens que revient le titre de découvreur des Îles Salomon, bien que ses passions géographiques (et surtout aurifères) finirent par lui coûter la vie, précisément à Santa Cruz. On était en 1595. Des motivations qui nous paraissent aujourd’hui parfaitement fantaisistes suffisaient à cette époque à mettre à flots de folles équipées, avec l’assentiment et l’appui financier des puissants d’alors. Vers le milieu du XVIe siècle, les Espagnols ayant pris pied au Pérou eurent vent d’une légende inca qui mentionnait, à l’Ouest, l’existence d’un archipel, peut-être d’un continent, dont un siècle plus tôt un souverain Inca, Tupac Yupanqui, avait rapporté en quantité de l’or et des esclaves à peau noire. Mendaña, neveu du vice-roi du Pérou, fut désigné, à l’âge de 25 ans, pour mener une expédition à la recherche de ces terres prometteuses. Après avoir dépassé des atolls de peu d’intérêt (Tuvalu, Roncador), il atteignit une île haute, très vaste, qu’il baptisa aussitôt du nom de la sainte protectrice de sa flottille, Isabelle. Dans le feu de son enthousiasme, persuadé d’avoir touché au but, il nomma tout l’archipel du nom de ce roi biblique aux richesses fabuleuses : Salomon. Selon un scénario classique de cette période de grandes explorations, Mendaña et ses hommes passèrent le plus clair de leur temps à essayer d’obtenir de la nourriture des indigènes souvent récalcitrants, s’enfonçant dans des situations conflictuelles occasionnant des morts de part et d’autre. Après six mois de vains épuisements, d’escarmouches, découragé par l’absence manifeste des richesses prodigieuses qu’avaient fait miroiter les légendes incas, Mendaña leva l’ancre pour rentrer au Pérou. On imagine mal, au XXIe siècle, l’extraordinaire ténacité, l’obstination des explorateurs du XVIe siècle, la force de caractère qui les poussait dans des expéditions dont ils avaient en réalité fort peu de chances de revenir vivants ; et certainement en avaient-ils conscience, à moins que ce ne fut l’aveuglement mystique de la foi chrétienne de l’époque. La plupart des hommes d’équipage embarqués, en revanche, étaient des condamnés à qui l’on offrait cette possibilité d’échapper à l’enfer des geôles, voire à la potence. Ce n’était souvent que pour plonger dans un autre enfer, celui des tempêtes, de l’atmosphère de terreur qui régnait à bords des navires, du scorbut, de la faim, de la soif… Il fallut près de trois décennies à Mendaña pour capter à nouveau l’attention des souverains espagnols, gagner leur confiance et pouvoir repartir vers les Salomon, avec 450 hommes et femmes à bord de quatre navires, dans l’espoir d’y fonder une colonie de peuplement. Après avoir perdu l’un des navires en cours de route, il navigua trop au sud et tomba sur les Temotu, trouva refuge dans une baie entaillant profondément la côte nord-ouest de Santa Cruz, au fond de laquelle il établit un camp. Il nomma cette baie Graciosa, et c’est là, à l’entrée de Graciosa Bay, que s’élève de nos jours la très modeste capitale de la province des Temotu, Lata. Naturellement, les Espagnols ne manquèrent pas de se mettre à dos les indigènes à qui ils soustrayaient sans vergogne des cochons, sans aucune contrepartie ce qui, dans un contexte mélanésien déjà tout imprégné de la valeur de l’échange et de ses mécanismes exigeants, ne manquait pas de heurter gravement la conscience de ces îliens à qui il n’en fallait pas plus pour faire usage d’arcs et de flèches. Ce n’est pas sous les flèches que Mendaña rendit son dernier soupir, mais sous les assauts de la malaria. La petite colonie fit long feu, s’en repartit, et Santa Cruz retourna à son superbe isolement pendant 172 ans, avant que les voyages scientifiques du XVIIIe siècle, puis les baleiniers, les missionnaires et autres aventuriers-commerçants, ne viennent le rompre définitivement.

Pour autant, les Temotu font encore, en 2010, figure de terres lointaines, fragiles, bien solitaires. Si Santa Cruz est reliée par voie aérienne, deux fois par semaine, à Honiara, les îles périphériques demeurent dans un véritable et profond isolement, et n’échappent à l’oubli que grâce à la visite, au mieux une fois par mois, d’un navire venu d’Honiara, embarquant et débarquant marchandises et passagers. Téméraires, les occupants de ces îles rejoignent parfois Santa Cruz à bord de petites embarcations plus adaptées à la navigation côtière qu’aux vastes étendues de haute mer qui séparent Santa Cruz de Vanikoro ou de Tikopia. Alors que Vanikoro se trouve à près de 200 kilomètres au sud-est de Santa Cruz, Tikopia émerge à 220 kilomètres à l’est de Vanikoro. En 2002, lorsque Tikopia fut ravagée par un cyclone, les secours dépêchés par Honiara n’arrivèrent sur place qu’au bout d’une semaine. En dépit d’un tel éloignement et de ressources fort limitées (l’île ne couvre pas dix kilomètres carrés, dont un tiers est occupé par un lac !), Tikopia comptait près de deux mille habitants en 1929. Congestionnement surprenant dans un tel isolement géographique, qui traduit peut-être le dynamisme des échanges rituels avec les autres îles des Temotu, voire avec d’autres îles plus éloignées encore (Tuvalu, Fidji, Banks et Torres…) ; avec l’affaiblissement de ces réseaux d’échanges traditionnels à l’époque moderne qui pourtant se gargarise d'un “ village mondial ” très illusoire, les Tikopiens ont peu à peu quitté leur île, étouffés par de nouvelles logiques d’échanges et de relations qui ignorent les espaces marginaux, les renvoient dans l’oubli, les ravalent au rang de l’inhabitabilité. Aujourd’hui, des communautés tikopiennes sont dispersées en divers endroits des Îles Salomon, à Makira, aux Russels (où ils ont fourni le gros de la main d’œuvre dans des plantations de cocotiers à présent dépérissantes), dans les faubourgs d’Honiara. De nombreuses familles ont acquis des terres sur Santa Cruz, qui fait figure de “mainland” avec ses 660 kilomètres carrés (mais dont peu sont en réalité exploitables), souvent par le truchement d’une stratégie d’alliances matrimoniales.

J’ai raté un caboteur venu d’Honiara quelques jours avant mon retour de Rennell, qui visitait toutes les îles des Temotu. J’aurais tant voulu voir ces îles mystérieuses, nichées au creux de l’océan, drapées dans leur solitude héroïque, nimbées d’un voile de légendes et de sortilèges, teintées de cette ascèse géographique à la manière des Kerguelen, de Tristan da Cunha ou de Socotra ; îles de peu, îles-martyres que le vent cingle en permanence, ou qu’un volcan menace jour et nuit depuis la nuit des temps, ou que la fournaise tropicale cuit et recuit jour après jour. Les Temotu, pointillés à peine visibles sur la ceinture de feu, tenues comme à distance des forces vives de l’archipel. Sentiment d’isolement accru lorsqu’on se projette au-delà de ses horizons. Prochaines terres à l’Est, les misérables atolls de Tuvalu, un de ces micro-Etats fantoches du Pacifique Sud, en train de se noyer sous l’irrésistible montée des eaux en même temps que d’étouffer dans son diabète et ses ordures ménagères de pays “ moderne ” ; prochaine terre au Nord, Nauru, la plus petite République indépendante du monde avec ses 21 kilomètres carrés, caillou éventré pour ses phosphates dont les centaines de millions de dollars sont partis en fumée, consommés en pure perte dans l’éblouissement d’îliens peu préparés à ce soudain pactole ; prochaines terres au Sud, les Banks et Torres, hautement instables, que la nature peu anéantir en un séisme, une éruption. Et là, quelque part à l’est de Santa Cruz, ce petit finisterre d’où je perçois un peu mieux ces noms magiques, Utupoa, Vanikoro, Tikopia… Quand j’interroge les gens sur leur île d’origine et que je m’entends répondre “ Vanikoro ”, “ Reef Islands ”, mon cœur s’emballe. Un “ vrai ” îlien ! Un pur ! Pas une de ces contrefaçons de Taïwan ou de Tenerife que les jumbo-jets et le béton ont dénaturées depuis belle lurette, jusqu’à les désinsulariser à outrance. Non, un îlien de Vanikoro, ça serait une manière, version mélanésienne, de Sénan ou de Ouessantin, si j’ose convoquer la Bretagne à mes fantasmes pacifiques. Et puis, Vanikoro, ça me renvoie à Laperouse, qui y connu, dans le naufrage de ses deux bateaux par une nuit de tempête, une mort à la hauteur de sa gloire exploratrice. Dumont d’Urville, qui fut chargé ultérieurement d’attester du lieu du naufrage, fit dresser une stèle sur le rivage de Vanikoro, à la mémoire de ce grand explorateur que fut Laperouse. Elle s’y trouve toujours, et ce doit être, bien mieux que le plus pompeux des monument aux morts, le plus beau, le plus émouvant mémorial à la surface de la terre !

Je les imagine donc, mes îles toutes proches, en goûtant la brise du soir, assis devant la porte da ma chambre du Lata Motel. L’établissement en question, dominant légèrement Graciosa Bay, doit être le seul de ce type dans toute la province. Il abrite, en plus des clients de passage qui sont pour la plupart des fonctionnaires de l’Etat, une poignée de pensionnaires au long terme, pour qui il fait office de meublé, si tant est que le mobilier spartiate qui occupe les chambres (une table, une chaise, un pucier) puisse leur conférer ce titre. Un couple de Tikopiens (des Tikopiens ! des vrais Tikopiens !) et leurs trois filles ; un jeune couple de Malaïtains et leur petite fille de cinq mois, dont lui travaille pour les services de météorologie (bien que les prévisions que je lui demandais de me prodiguer avant de débuter mes excursions se soient révélées peu fiables); un homme assez bavard venu d’Utupoa, qui s’appelle Godfried, et qui met tant de circonlocutions dans l’exposé des motifs qui le retiennent à Lata, qu’en deux semaines de séjour sur place je n’ai jamais clairement compris ce qui l’occupait en ces lieux ; Thomas, un type assez jeune, taciturne, qui émerge de sa chambre à neuf heures du matin quand toutes les Salomons sont debout dès cinq heures et demie, et qui a la lourde tâche de superviser l’entretien du petit réseau de pistes à peu près carrossables qui parcourent le quart sud-ouest de Santa Cruz; enfin un homme du genre poussah, médecin de son état, cou de taureau, crâne en boule de billard, et que je n’ai jamais vu que siroter des bières et tripoter son téléphone portable. Une loi, je crois, se fait jour dans ma vision des activités humaines observables dans ces Etats récemment indépendants, aux racines sinon aux valeurs fort éloignées des statuts que dans leur grande générosité paternalo-démocratiques leur ont accordés leurs anciennes puissances tutélaires. Le rendement effectif des hommes y est inversement proportionnel à leur position hiérarchique effective. Prenez le Tikopian (un Tikopian, tout de même, on est en droit d’espérer de la matière !) : voilà un homme mince, visage noble, front haut, moustache bien taillée, à la manière des sensei, ces intellectuels japonais, parole économe, et qui s’habille presque comme un citadin européen ou australien, poussant ce dandysme temotuan jusqu’à porter en permanence des sortes de mocassins, dans un pays où 99 % de la population portent des tongues ou vont nu-pieds (y compris les agents de comptoir de l’aéroport d’Honiara). Rien d’étonnant à ce portrait en pied de Tikopien ayant réussi, puisque cet homme n’est rien moins que le chef de tous les enseignants de toutes les écoles (primaires comme secondaires) de toute la province des Temotu ! Et c’est alors que je crois pouvoir dire que le corps enseignant des Temotu ne doit pas donner beaucoup de fil à retordre à son chef, puisque ce dernier passe tout son temps à ne faire strictement rien. Il reste assis sur une chaise de jardin en plastic bleu made in China, du matin au soir, interrompant ses longues méditations diurnes par de furtives disparitions dans la pénombre de sa chambre; parfois, il se met debout, fait un pas ou deux en avant, on retient son souffle, va-t-il agir, faire, marcher, rire, éternuer peut-être ? Mais non, faux espoir, il se rasseoit, comme happé par sa prodigieuse aboulie, ou prématurément interrompu dans quelque entreprise prometteuse par l’irruption du poussah venu lui tenir le crachoir, une bière dans une main, le téléphone portable dans l’autre.

A l’opposé de ces navrantes bien qu’émoustillantes observations, je marche vers le sud-ouest de l’île, j’atteins le dernier village, Nbanyo, tout au bout d’une piste côtière, un hameau de huit familles, pris en étau entre une falaise morte dégoulinante de végétation et la mer aveuglante. Là, des gens de peu, de rien serais-je tenté de dire et qui, un petit moment de stupeur passé, accueillent l’étranger, l’inconnu, l’autre, à bras ouverts, l’invitent à prendre l’ombre sous l’avancée d’un toit, sur une natte de feuilles de palmier tressées que l’on balaie à la hâte ; des ordres sont distribués aux enfants pour que lui soient apportés des bananes, une noix de coco ; puis on le bombarde de questions, certes toujours les mêmes, et toujours les mêmes mines aimablement admiratives à l’énoncé des réponses. Vous leur serrez la main, et vous sentez la paume calleuse qui a retourné mille fois la terre sur les parcelles défrichées, pagayé tout autour de l’île ; vous regardez leurs pieds et voyez leurs orteils en éventails, parce que constamment agrippés aux sols pentus des jardins qu’il faut atteindre par de longues marches à travers la  brousse ; vous contemplez leurs visages et vous y devinez l’empreinte de l’effort, la douleur du labeur quotidien pour produire de quoi se nourrir ; vous détaillez ces corps, pas un gramme de graisse, les griffures, les meurtrissures, les assauts d’une vie en plein air, au soleil, du corail, de la forêt dont il faut affronter sans cesse l’appétit sans limites pour cultiver son lopin de taro ou de patates douces. Ces gens “de rien”, le zèle enraciné dans le calcaire et l’humus de leur île, n’arrêtent jamais et ne vous demandent rien d’autre, au bout du compte, à vous, simple promeneur en intrusion sur leur terre de labeur, que de vous sentir chez vous, en s’excusant presque de la modestie des lieux qu’ils proposent à votre repos.

La côte nord de Santa Cruz présente un chapelet assez lâche de hameaux dont certains se réduisent à trois ou quatre cabanes, assiégés par une forêt dense, rapidement impénétrable dès lors qu’on cherche à s’enfoncer dans l’intérieur de l’île. Baies et criques peu profondes échancrent de loin en loin ce littoral presque désert, parfois ourlées de longs bourrelets de galets noirs et argentés, en demi-lune, en arrière desquels vient s’achever, parfaitement immobile, le cours paresseux d’une rivière. Ce sont des endroits splendides, solitaires, où s’échouent des troncs noueux, blanchis par le ressac, baignés par les embruns, balayés soudainement par des grains surgis d’on ne sait où, et presque aussitôt après inondés d’un éclat flamboyant qui enflamme l’air encore embrumé des dernières gouttelettes. La traversée des cours d’eau peut s’avérer délicate, surtout à marée haute, mais toujours, comme alertée par un sens inné de la présence d’un randonneur venu d’ailleurs avec son équipement photographique fragile, une bonne âme finit par apparaître, un enfant, un vieillard, une mère de famille portant son nourrisson écharpé dans un drap, lui fait signe d’attendre, s’évanouit dans la haute verdure et réapparaît en amont du cours, dans une minuscule pirogue faite d’un tronc évidé. Traversée des hameaux : les jeunes filles disparaissent dans de petits rires, les enfants suivent à distance, se chuchotant quelque commentaire, puis, quand ils l’ont apprivoisé, les timides réapparaissent, un cercle se forme autour du nouveau venu, se ferme, s’ouvre à nouveau lorsqu’un patriarche vient voir ce qui se passe. Alors, à nouveau, noix de coco, bananes, ou fruit de l’arbre à pain, particulièrement indigeste, mais visiblement friandise aux Temotu, place à l’ombre, interrogatoire, mais, au final, jamais de lassitude, juste, parfois, cette légère amertume de n’être que de passage, de ne faire qu’effleurer l’autre dans cet ailleurs pour lequel j’ai déployé tant d’efforts et de rêves avant que de l’atteindre.

Quelque part sur cette côte nord de Santa Cruz, en un lieu nommé Luesalemba, la forêt a été rasée sur un rectangle assez vaste pour faire place à une école secondaire, la Luesalemba Provincial Secondary School. Une des maisons destinées à l’hébergement des enseignants est mise à ma disposition pendant les quatre nuits où je dors ici. Malgré la beauté indicible de cette partie de Santa Cruz, cette clairière scolaire curieusement isolée de tout respire l’abandon et la désolation. Les herbes folles montent à l’assaut des bâtiments à demi en ruine qui abritent les salles de classes ; tout dépérit dans l’humidité, la moisissure rampante, livres, cahiers, tableaux noirs, pupitres; l’école drainant des étudiants venus des petites îles périphériques, ceux-ci sont hébergés dans des dortoirs où ils s’entassent à cinquante sur de misérables paillasses entre lesquelles sont tendues des cordes à linge ; une odeur insupportable envahit ces lieux de promiscuité, exacerbée par l’humidité qui sature l’air. Le hangar qui sert de réfectoire est inutilisable par temps de pluie (dans une île qui reçoit jusqu’à six mètres de précipitations par an), une partie du toit de tôle ayant été emportée par le vent. Les étudiants errent comme des ombres, les enseignants, tous des hommes, cuvent leur bière dès trois heures de l’après-midi, torse nu, sur le pas de leur porte. Le soir, ils ouvrent des conserves de corned-beef pour agrémenter leur ration de riz. Les alentours immédiats de leurs maisons sont jonchés d’ordures et dès que la nuit tombe, les rats s’introduisent dans les maisons, courant sur les poutres ; difficile de dormir quand certains d’entre eux vous passent dessus dans l’obscurité. Etrange impression laissée par ce lieu d’une tristesse infinie, et ce n’est certainement pas le zèle prodigieux du chef des enseignants de Temotu, tout Tikopien qu’il soit, qui pourrait lui redonner vie.

01 novembre 2010

Îles Salomon - La traversée de Rennell



Rennell et son modèle réduit, Bellona, émergent du Pacifique à une heure de vol d'Honiara, plein sud. La petite flotte domestique de Solomon Airlines étant partiellement clouée au sol pour cause d'avaries, ou défaut de maintenance, ou défaillance gestionnaire, ou les trois à la fois, on ne sait pas très bien, c'est un Twin Otter loué à Air Vanuatu qui assure la liaison vers Rennell. Dans la cabine déjà exiguë, la moitié des banquettes hors d'âge disparaît sous les empilements de cartons jusqu’au plafond.

Je m’imaginais Rennell comme une île aux dimensions réduites et à la surface relativement dégarnie, probablement par un jeu de comparaison avec l’île d’Itbayat, à l’extrême nord des Philippines, visitée en 1992 et 1996, et dont la formation a obéi au même processus que celui de Rennell : un récif corallien soulevé, à la surface duquel s’exerce, depuis des millions d’années, une érosion de type karstique propre aux constructions calcaires. Ce type d’île est généralement marqué par l’absence quasi totale de rivages ; des falaises mortes ou vives en défendent l’accès de toutes parts, refoulant l’implantation humaine vers l’intérieur. Itbayat porte une végétation arbustive, rase, et même de vastes espaces nus. La fréquence des tempêtes tropicales et la permanence des vents qui balayent le détroit de Bashi, entre Luzon et Taïwan, contraignent à cette économie végétale. Imprégné de cette image de semi-aridité, je suis frappé, dès que l’avion survole Rennell, par l’omniprésence d’un épais couvert forestier. Pas la moindre trace de présence humaine, pas un essart, pas une colonne de fumée qui ne viennent troubler le moutonnement sombre, pas même la saignée, aussi ténue soit-elle, d’une piste. Où vais-je pouvoir aller dans cet océan tropical qui, vu d’en haut, semble tellement impénétrable ? Je suis venu a Rennell parce que sur les cartes où figure l’île, on y voit, dans sa partie orientale, un lac. Un lac dans l’île, immense, dissimulé aux yeux des navigateurs par les falaises qui le sertissent comme un gros saphir dans un écrin d'émeraude, un lac au milieu de l’océan, peuplé d’une poussière d’îlots, d’anguilles, de serpents d’eau et d’une espèce de cormoran ; un lac silencieux, sourd aux rumeurs océanes toute proches.

L’avion rebondit sur un gros affleurement calcaire mal lissé, envoyant valdinguer quelques cartons. La petite foule habituelle de ces aérodromes du bout du monde est au rendez-vous, les distractions sont rares en pareil endroit. Il y a cinq minutes, l’océan sans limites était partout, je me voyais encore franchir d’un trait aisé la distance qui sépare l’aérodrome du lac. A présent, mon barda de nomade sur l’échine, je me sens écrasé par la touffeur et l’inconnu. Ne jamais se fier aux transpositions de l’esprit à partir des représentations cartographiques des lieux qu’on voudrait explorer. On rêve sur les atlas, on erre des heures durant devant Google Earth, et l’on voyage par le prisme d’une vue du ciel, d’un raccourci. C’est de la géographie en trompe-l’œil. Une fois l’avion posé, les cartes et les photos satellitaires n’ont plus grand sens, il va falloir reprendre du début, faire corps avec la pesante réalité du sol, de la hauteur zéro. On m’apprend que le lac est à quarante km à l’est de Tingoa, le village principal de l’île où se trouve la piste d’atterrissage. Il y a une piste qui traverse l’île d’ouest en est, jusqu’au lac, ouverte au début des années 70 par une compagnie minière japonaise qui escomptait tirer partie des gisements de bauxite dont Rennell regorgerait. Depuis, plus rien. Je peux louer un camion, me dit-on, qui transporte les chargements apportés par le cargo qui vient mouiller dans une baie au centre l’île une fois par mois, mais le prix demandé est exorbitant. Comment font les locaux lorsqu’un impératif les appelle à l’autre bout de l’île ? Ils marchent. Mais les impératifs les y contraignant sont une rareté au regard du mode de vie local, ancré dans le “ maintenant ” et l’“ ici ”. Les jours où un cargo visite Rennell, ils peuvent monter dans la benne du camion à titre gracieux.

Rennell a ceci de particulier qu’elle est peuplée de Polynésiens, dans un archipel mélanésien. Et les Polynésiens de Mélanésie ont ceci de singulier, par rapport aux groupes mélanésiens, qu’ils occupent les îles les plus ingrates, les moins aptes à l’établissement des hommes : des atolls au raz des flots, menacés par la noyade au moindre cyclone (c’est le cas d’Otong Java, au nord de Malaita), ou d’abrupts récifs exondés comme Rennell et Bellona, aux sols pauvres, poreux et donc sans écoulements pérennes. En somme, des rivages sans îles (les atolls) et des îles sans rivages (les récifs soulevés). Les Mélanésiens (par antécédence ? par domination guerrière ou démographique ?) ont occupé les “ vraies ” îles, celles dotées à la fois de rivages accessibles et mouillables, de plaines, de rivières, de montagnes, de terres arables… Combien est fascinante la volonté de ces îliens de s’accrocher à ces indigents arpents de corail assiégés par l’océan, et leur capacité à s'accommoder de cette précarité depuis des siècles.

L’avion est reparti, les spectateurs s’éparpillent par les sentiers alentours qui s’évanouissent dans l’épaisseur des frondaisons tropicales ; la piste d’atterrissage se transforme en terrain de foot.

Faute de camion, j’ai donc marché. Les possibilités d’itinéraires sont limitées sur Rennell. Il n’y a que la piste est-ouest, et il y a quelques sentiers secondaires transversaux menant à la mer. Tout le reste de l’espace, en dehors des zones dégagées pour l’emplacement des hameaux et des essarts horticoles alentours, est dévoré par la forêt. Je pars d’abord vers l’ouest, le surlendemain de mon arrivée. Les frêles rumeurs de Tingoa, éclats de voix, aboiements, ronflement des générateurs, s'étouffent rapidement dans la solitude forestière. La piste file assez droit, en une succession régulière de creux noyés dans d’immenses flaques d’eau boueuses et de bosses plutôt molles. De part et d’autre, la vue ne porte pas loin, arrêtée par l’enchevêtrement des troncs, debout ou à demi écroulés, des lianes parfois grosses comme des branches qui festonnent d’arbre en arbre, frangées de lichens accrochant les rayons qui parviennent à percer l’épais manteau végétal, de fougères, de rejets qui s’épanouissent avec rage à la faveur du moindre mètre carré de sous-bois laissé vacant. De loin en loin, de très grand arbres avec leurs assises en contreforts zigzaguants, des banyans, vivantes cathédrales peuplées d’épiphytes, dégoulinants de lianes, tendus d’immenses toiles d’araignée dans les multiples replis de leurs racines-troncs. Et il y a l’humus, tonnes de feuilles et de bois pourrissants remuées en profondeur par le zèle d’armées de bestioles, et qui exhale son parfum comme une haleine moite et gluante. Je croise un homme qui va nu-pieds, besace difforme en bandoulière, lèvres rougies par le bétel. Il me dit que je vais arriver à un premier village, puis à un autre, Kaguan, qui sera le dernier à l’ouest de l’île, et d’où je trouverai un sentier menant aux falaises. Je traverse le premier village annoncé, en fait trois bicoques sur pilotis au fond d’une clairière, sans âme qui vive ; quelques établis branlants où sont alignées des gamelles cabossées, un chien qui s’enfuit à mon approche. Plus loin, une piste secondaire part vers le nord, probablement un accès à la mer. Je m’y engage. Plus j’avance, plus la forêt resserre l’étau de sa masse sur l’étroit passage dont la largeur finit par se réduire à celle de mes godillots. Au bout d’une heure, le relief commence à s’accentuer, il faut franchir des petites crêtes séparant des dolines, ces cuvettes d’érosion caractéristiques des modelés calcaires. La roche affleure plus franchement, tapissée d’une mousse glissante. Il se met à pleuvoir, d’un seul coup, d’une pluie drue, tiède et collante, qui substitue un instant son crépitement aigu au concert des insectes chanteurs. Ma progression est ralentie, qui se heurte à des abrupts toujours pus hauts. Je ne persiste dans mon objectif d’atteindre la mer que par l’idée que ce relèvement du terrain m’annonce que j’approche des falaises littorales. La pluie cesse aussi soudainement qu’elle a commencé, l’air est saturé d’eau. Enfin, une petite plate-forme sommitale où trône un majestueux figuier dont les racines disloquent la roche mère. Je sens la brise me baigner le visage, je l’entends faire frémir les feuillages, et j’entrevois les scintillements de l’océan, tout en bas. La descente est rude, salissante, interminable, encombrée de racines mises à nu par les averses quotidiennes; et au bout, les premiers cocotiers, et là, tout de suite, séparée de la rupture de pente par une mince bande de roches acérées, la mer, ou plutôt un immense pédiluve d’eaux calmes et transparentes reposant sur un platier corallien d’une centaine de mètres de large au bout duquel viennent se briser les rouleaux. De là, la liberté de mouvements est réduite à quelques arpents de rocaille à l’étroit entre la falaise et le pédiluve. Voulant explorer cet espace inconfortable, je me heurte rapidement, de part et d’autre du point où j’ai déboulé, à des à-pics rocheux infranchissables. Deux cabanes sommaires, près de l’abandon, un vieux bidon rouillé avec un fond d’eau croupissante, un filet de pêche hors d’usage accroché à un clou : seuls signes d’humanité. Au loin, dans la brume de chaleur, des saillants de la côte et tout là-bas, sur l’horizon tremblant, le bombement pâle de Bellona.

Kagua, c’est un peu plus que les trois bicoques dépassées plus tôt, mais à peine plus. Une cocoteraie vieillissante, peu entretenue, occupe la majeure partie de l’espace défriché. On me dit qu’il y a en effet un sentier qui, de là, descend vers la mer. Il faut deux heures et demie de marche, autant que ce que m’a demandé celui emprunté ce matin. La conversation est limitée par l’anglais rudimentaire des trois adultes que je croise à Kagua. En repartant vers Tingoa, je fais halte à l’école primaire un peu en retrait du hameau. Le couple d’instituteurs en poste dans cet établissement isolé s’avance vers moi. Il est originaire de l’île de Malaita, a accepté de venir à Rennell (lui en a-t-on laissé le choix ? Les Malaitains ne sont pas en odeur de sainteté dans de nombreuses régions de l’archipel, héritage de vieilles querelles ethniques) mais il ne cache pas l’ennui qui l’accable en ce lieu retiré de tout. Lui et elle n’ont pas vu la mer depuis plus de deux mois, comme emprisonnés dans cette île d’où la mer est absente, dans ce récif-forteresse replié sur lui-même. Ne prennent-ils pas la peine, de temps à autre, de marcher jusqu’aux falaises ? Non, c’est une marche exténuante. La plage la plus proche est à Lavanggu, à quarante kilometres d’ici vers l’est, là où une large baie échancre la côte sud.

La marche vers l’est, sans être difficile, est longue. Il me faudra dix heures, avec quelques arrêts aux heures les plus chaudes, pour relier Tingoa à Lavanggu. Elle est aussi monotone, les perspectives ne s’écartant guère de ce tunnel de verdure que ménage le tracé de la piste. Y filtre une clarté diffuse qui parvient à allumer, dans le clair-obscur forestier, en touches éparses ou en longs traits flamboyants, ici un broussin recouvert de mousse, là une guirlande de liseron géant. Des ibis blancs à tête noire, qui pullulent sur l’île, s’arrachent au sol dans un grand froissement d’ailes à mon approche ; leur envol sonore est maladroit et va s’empêtrer dans les hautes branches. De gros lézards s’immobilisent au milieu de la piste, entament un demi-tour, hésitent puis disparaissent d’un trait dans le fouillis végétal. Un seul village traversé entre Tingoa et Lavanggu. J’y devine la présence humaine au balancement d’un hamac dans la pénombre de l’espace ménagé sous le plancher d’une maison sur pilotis, au tintement d’une bouilloire ou d’un chaudron contre la pierre du foyer, aux pleurs d’un nourrisson. Marche solitaire. Île sans rivages, et intérieur quasi-désert. A l’approche de Lavanggu, je perçois le vrombissement d’une tronçonneuse. Une demi-douzaine de gaillards s’affairent autour d’un gigantesque fût couché dans la clairière sens dessus-dessous qu’il a ouverte dans sa chute. Le tronçonneur, les pieds noyés dans la sciure de bois, entreprend la découpe longitudinale du colosse. Le bois d’œuvre est l’objet de convoitises dans tout l’archipel, il est l’un des principaux postes d’exportation des Îles Salomon. L’exploitation en est confiée principalement à des compagnies malaises, taïwanaises et japonaises. La conscience écologique grandissante de ce début de XXIe siècle les contraint à gagner les faveurs des décideurs locaux par le trafic d’influence et le jeu de la corruption. Combien d’hectares de forêt dévastés pour un fût de cette taille abattu ?

Enfin Lavanggu et, enfin, une vue dégagée sur la mer, une sorte d’émerveillement après tant d’heures de marche dans cette verte et étouffante obscurité. Au pied d’un piton rocheux, une vaste étendue d’herbe rase parsemée de maisons sur pilotis, descendant en pente douce jusqu’au rebord d’une falaise morte. Devant, l’océan qui envoie sa brise délicieuse. On m’indique une maison où je pourrai passer la nuit. Elle est occupée par un jeune homme dont l’oncle, qui en est le propriétaire, travaille comme médecin pour une compagnie minière à Mount Isa, une localité perdue au cœur du Queensland, née de l’extraction du cuivre. Des enfants m’escortent jusqu’à la plage, seul point de Rennell véritablement accessible par la mer, où viennent mouiller les cargos en provenance d’Honiara. Tout l’approvisionnement de l’île en dépend, mais aussi la possibilité d’en sortir et d’y revenir, pour la majeure partie du petit millier d’habitants qui peuplent Rennell, et pour qui l’achat d’un billet d’avion est impensable. Un cargo viendra dans les prochains jours, affrété par des marchands chinois d’Honiara. Les familles viendront de toute l’île, passeront la nuit sur la plage, achèteront des cigarettes, du tabac, du kérosène pour les générateurs, du sucre, du café, de l’huile, et surtout du riz, par sacs de 40 kilos. Ce jour-là, les écoles fermeront.

Je reprends la piste à l’aube, il me reste cinq à six heures de marche pour atteindre le lac. Sur le chemin, je croise des hommes qui se rendent déjà à Lavanguu pour y attendre le cargo des marchands chinois. Vers midi, enfin, le lac, le lac Ten’ggano. Il n’apparaît à la vue qu’au dernier moment, au delà des dernières rangées d’arbres, la forêt l’étreignant de toutes parts, exubérante, envahissante autant qu’elle le peut. Elle trouve même une manière de prolongement par une mangrove lacustre qui colonise les bordures du lac. Mystère de ce lac qui occupe plus du tiers de la surface de l’île sur une longueur de près de trente kilomètres pour une largeur d’une quinzaine de kilomètres à son maximum, ce qui en fait la plus vaste étendue d’eau douce du Pacifique insulaire. Le lac Ten’ggano repose probablement à l’emplacement de ce qui fut un lagon, lequel s’est refermé suite au soulèvement progressif du récif. Seule sa rive occidentale est occupée par quatre hameaux qui doivent rassembler en tout une centaine de familles. Deux ou trois d’entre elles accueillent les visiteurs de passage, lesquels sont rares. Kendrick, un vieillard magnifique, port altier, yeux bleus-acier, débit lent et posé, me fait asseoir face au lac. Il me tend son livre d’or. La première page porte mention d’une visite faite en 1999, année où Kendrick a ouvert son petit bungalow. Cinq ou six pages plus loin, on arrive à la date de la dernière visite, en juillet 2010. Les années 2003 à 2006 sont vierges (époque de graves troubles inter-ethniques dans l’archipel). Je passe le restant de l’après midi à contempler la surface du lac varier au gré des brises, les cormorans plonger dans l’eau, en ressortir pour aller se percher sur des souches mortes émergentes et déployer leurs ailes au soleil, glisser les longues pirogues qu’on utilise pour se rendre d’un village à un autre. Les enfants viennent nager sous mon nez pour mieux me dévisager. Au fur et à mesure que le jour baisse, la surface du lac s’assagit, jusqu’à n’être plus qu’une immense nappe immobile où se mire la ligne sobre des coteaux qui l’embrassent et les nuages pâlissants du couchant.

Le lac Ten’ggano a récemment été inscrit à l’inventaire du patrimoine naturel de l’Unesco. Je me souviens d’un site archéologique dans le sud du Laos, le Wat Phu, non loin de la ville de Champassak, qui, pour avoir reçu semblable distinction, s’était vu doté d’un projet d’aménagement grandiose. A l’époque de mon passage, en avril 2003, l’entrée du site venait d’être coulée sous un immense revêtement de macadam tout frais, et le site entier ceint d’une hideuse clôture hérissée de barbelés. Jusqu’à présent, rien ne semble venir troubler la quiétude et la beauté du lac Ten’ggano et on voit mal, mis à part l’appétit xylophage des exploitants forestiers asiatiques, ce qui pourrait changer le cours des choses, si ce n’est l’ambition bien dans l’air du temps de développer l’industrie touristique autour du lac, fut-elle écologique (non, pardon… responsable). L’inscription à cette liste bien-pensante, de moins en moins sélective (on a parlé d’y inscrire le patrimoine gastronomique français… pourquoi pas le rodéo ou la pelote basque ?), de plus en plus intéressée, ne risque-t-elle pas de précipiter le destin de cette île encore largement préservée de la bêtise touristique de masse ? Il paraît que le député de Rennell au parlement d’Honiara réclame qu’on facilite l’accès au lac par la construction d’une piste d’atterrissage à proximité. Fort heureusement, le parlement à d’autres chats à fouetter, et Rennell, enclave polynésienne dans un État mélanésien, n’aura de toute façon la priorité en rien.