20 octobre 2010

Îles Salomon - Honiara


Je voulais aller en Inde pour voir de vraies foules, des saris, et voyager en train. Je voulais aller au Japon pour manger comme là-bas, dormir sur des futons, et voyager en train. Je voulais voir l'Iran pour ses mosquées, ses bazars et ses nomades aux yeux clairs. Je voulais voir l'Éthiopie pour ses hauts plateaux volcaniques, ses coptes enturbannés, ses monastères en torchis. Je voulais aller aux Îles Salomon… j'ai beau chercher, je ne sais pas ce qui depuis des décennies, a pu faire naître ce désir. Il suffit parfois de peu, d'un tout petit détail saisi au cours de l'enfance, et qui reste longtemps, longtemps enfoui dans le fatras de nos rêves, comme une obsession dormante. Un jour, elle resurgit, intensément : « J'irai aux Îles Salomon ! ». Peut-être une pirogue d'apparat vue dans une vitrine du Musée de l'Homme ? La photo noir et blanc d'une famille de pêcheurs Lau sur son ilot de corail ? Des noms ? Encore des noms, le pouvoir occulte des noms : Guadalcanal, Choiseul, Malaita, qui font émerger a eux seuls les grincements d'une caravelle espagnole et d'une goélette de la Royale s'aventurant en mers inconnues, ou le bruit des tambours indigènes. Il y a sept ans, sur le point d'aboutir, mon projet d'aller aux Salomon fut détourné (vers le Vanuatu) par de graves troubles civils à Honiara, qui nécessitèrent l'envoi sur place d'un contingent militaire australien ; tous les services étaient paralysés, à commencer par les transports. J'ai aimé, plus que tout, le Vanuatu, voisin des Salomon, pour des raisons sur lesquelles je reviendrai plus tard dans cette correspondance, mais pour autant, l'attrait des Salomon ne m'a jamais lâché.


Hormis un corpus anthropologique aussi abondant qu'indigeste au profane, les bibliothèques parisiennes ne sont guère généreuses au sujet des Îles Salomon. Aussi, lorsque la masse sombre de l'île de Guadalcanal apparaît à travers le hublot du Boeing qui a décollé de Brisbane quelques heures plus tôt, c'est avec le même enthousiasme, le même désir inentamé du jour où, peut-être, j'ai vu la pirogue d'apparat dans la vitrine du Musée de l'Homme, que je contemple le paysage qui se rapproche de moi. Une plaine côtière pas très large où s'étale la mosaïque vert sombre et clair des cocoteraies et des pâturages, assiégée à l'arrière par des reliefs lourds densément recouverts de forêts, frangée à l'avant par de maigres plages de galets et de sable noir que souligne un liséré d'écume. Quelques villages font luire leurs toits de tôle ; le trait blanc, tantôt régulier, tantôt sinueux, des rares pistes, court d'un village à l'autre. La ville d'Honiara s'embrasse d'un seul coup d'œil, amas désordonné rassemblé autour d'une vague avancée de terre (Point Cruz) qui fait office d'aire de stockage de conteneurs ; au-delà de ce tissu urbain resserré, la ville s'effiloche le long des vallées qui entaillent l'hinterland, ou le long de la côte, en un bâti plus lâche.


L'aéroport d'Honiara n'est pas ce qu'il est convenu d'appeler un grand aéroport. L'avion s'immobilise à quelques mètres d'un hangar à peine plus imposant qu'une grange à foin, qui fait office de terminal. Les passagers descendent sur le tarmac et, en trente secondes, se retrouvent face à l'unique douanier chargé de tamponner les passeports, lui même presque à portée de main du tapis à bagages. Seule occupation pour distraire l'attente dans ce lieu étouffant (des six ventilateurs au plafond, aucun ne fonctionne), la lecture du tableau des départs et arrivées pour les prochaines 24 heures : cinq mouvements, de ou vers Brisbane, Port-Moresby, Nandi, Port-Vila et Nauru. Un stand de change juste après la zone de quarantaine, un autre qui vend des cartes pour téléphones portables, et voilà la sortie, ou quelques chauffeurs de taxi demandent timidement aux voyageurs s'ils ont besoin de leurs services.


Il serait légèrement excessif d'affirmer qu'Honiara est une belle ville. Plus abruptement, Honiara est laide, sale, plutôt bruyante. L'éclat vermeil des crachats de mâcheurs de bétel, les noyaux noyaux de mangue filandreux séchant au soleil, les papiers gras, les ferrailles rouillées jonchent le sol, les tas d'ordures pourrissent au soleil. Honiara est née en 1943 de la construction, par l'armée américaine, d'une gigantesque base logistique à partir de laquelle fut entreprise la reconquête du nord-ouest de l'archipel sur les forces japonaises. La ville n'a, en définitive, d'autre histoire que celle-ci, dans un pays ou aucune forme d'urbanisme n'avait jamais existé auparavant, et où aujourd'hui encore elle est le seul objet urbain véritable de l'archipel. Aux baraquements et hangars militaires ont succédé des phases de développement au gré de l'histoire récente de l'archipel, son administration britannique jusqu'en 1978, les immigrations chinoise, fidjienne ou d'autres États peu viables du Pacifique Sud (Kiribati), l'introduction d'une économie de marché permise par la mise en valeur des vastes cocoteraies, des forêts tropicales aux ressources très convoitées, et des zones de pêche. Aujourd'hui, au point où elle en est de sa courte existence, Honiara ne ressemble qu'à une grosse bourgade traversée par une large avenue à quatre voies parallèle à la mer, bordée d'immeubles hétéroclites à deux ou trois étages, sans aucun charme. On trouve le long de cette avenue la plupart des ministères, des magasins, des restaurants, des banques. Quelques wharfs pour les liaisons maritimes intérieures, vitales. Dès que l'on quitte l'avenue principale pour marcher dans les ruelles adjacentes, vers l'intérieur, on bute très vite sur les premiers reliefs ou s'accrochent des bicoques en équilibre parfois fragile, sur pilotis, auxquelles on accède par des pistes défoncées pluie après pluie. //////


Ici comme partout dans le Pacifique sud, la diaspora chinoise, si elle représente un pourcentage infime de la population totale dans l'archipel, joue un rôle économique central à travers le commerce de gros et de détail, qu'elle tient entre ses mains quasiment a 100 %. L'avenue principale est bordée de ces boutiques sombres, profondes, ou la lumière blafarde des néons tombe sur un bric-à-brac poussiéreux d'outils, de vêtements bon marché, de produits ménagers, de boîtes de conserves de thon à l'huile ou de corned beef, de camelotes pour enfants, de caisses de savons, de bidons d'huile de cuisine, de sacs de riz importés de Thaïlande ou de Papouasie. Haut perché sur une espèce de chaise d'arbitre de tennis ou directement assis en tailleur sur le comptoir de sa caisse, le boutiquier chinois veille au grain d'un œil méfiant, lance des ordres brefs et tranchants à ses employées mélanésiennes, encaisse sans un sourire au client. Le soir, après avoir baissé le rideau de fer de sa boutique, il s'engouffre dans un 4x4 japonais avec son épouse aux jambes lisses et blanches et s'en retourne dans le quartier chinois, vers Kumkum.


J'ignore encore, au moment ou j'ecris ces lignes, ce qu'Honiara représente du reste des Îles Salomon. Si je dois comparer les Salomon au Vanuatu, alors : pas grand chose. Port-Vila, capitale du Vanuatu, ne donne qu'un très maigre avant-goût de la vie quotidienne dans le reste de l'archipel, marquée par l'isolement, l'autosubsistance, des liens sociaux très resserrés, l'absence quasi totale d'activités marchandes, de services, d'eau courante, d'électricité, de moyens de transport autres que la marche à pied... Aux Salomon comme au Vanuatu, la ruralité dans sa forme la plus poussée prédomine, le fait urbain est réduit à la capitale, siège d'un État aux moyens très limités et de la plupart des services qui mettent l'archipel en relation avec le monde extérieur. Il est cependant un aspect, très palpable à Honiara, que je retrouverai probablement, très prégnant, partout ailleurs aux Salomon : la présence, l'omniprésence même, des églises. Cinq d'entre elles prédominent : l'Église anglicane de Mélanésie (de loin la plus importante), l'Église catholique romaine, la South Seas Evangelical, l'Église Adventiste, la United Church, la Christian Fellowship Church. La plupart des hébergements bon marché de la ville sont gérés par l'une de ces Églises.
Les seules librairies de la ville, et probablement de tout l'archipel, sont des librairies religieuses tenues par les Églises. Partout, dans les banques, les boutiques, les petits restaurants, des sentences bondieusardes niaisement enluminées, découpées aux pages de calendriers pieux ou cousues au point de croix.

13 octobre 2010

Sydney : une ville monde au bord du vide


Sydney. Principale ville d'Océanie, pour peu que ce géonyme ait un sens au regard des univers tellement différents qu'il englobe. En dehors de certaines préoccupations géopolitiques communes et des échanges commerciaux que les distances et les disparités socio-économiques fragilisent, qu'ont en commun la Papouasie-Nouvelle Guinée, la Nouvelle-Zélande, les îles Cook, Wallis et Futuna ? Dans une région de la planète longtemps restée isolée des grands mouvements de l'Histoire qui ont fait et défait les empires (jusqu'aux grands voyages de découverte du XVIIIe siècle et aux affrontements sanglants de la Guerre du Pacifique), l'Australie blanche, celle née des pénitenciers de la Couronne britannique, puis d'autres migrants européens venus y refaire leur vie, apparaît comme l'une des plus folles aventures humaines, tout aussi aventureuse que la conquête de l'Ouest américain par les austères communautés protestantes d'Europe occidentale ou l'établissement de colonies russes au cœur des immensités sibériennes. Pourtant, si aujourd'hui les villes des Grandes Plaines et de la côte pacifique des États-Unis sont devenues des évidences au sein d'un espace largement domestiqué par les hommes, une ville comme Sydney, à l'instar des autres grandes villes australiennes, frappe, dans une sorte d'effet de négatif, par sa proximité avec les grands espaces quasiment indomptés de l'Australie intérieure et d'une grande partie des littoraux de l'île-continent. C'est une étrange impression. Voici une agglomération urbaine bâtie selon des principes bien connus, un centre-ville, des périphéries, des quartiers résidentiels, des zones industrielles ou commerciales, des autoroutes, des nœuds de communication, des espaces verts, le tout organisé dans un souci de hiérarchisation des espaces qui nous est assez familier lorsqu'on vient d'Europe ou, plus généralement, du Nord. Mais rien de ce classicisme urbain, de toutes les banalités architecturales, fonctionnelles et sociales qui font Sydney au jour le jour (un quartier d'affaires où se presse une foule de quadras tirés à quatre épingles, des clochards, des centres commerciaux sans âme qui vantent des promotions par des affiches criardes, un quartier " chaud " - Kings Cross -, les inévitables monuments qu'il faut avoir vu - l'opéra, le pont sur la baie, la Sydney Tower - ... la liste serait longue mais identique à celle que l'on pourrait dresser pour n'importe quelle métropole de quelque importance économique), rien de tout ce qui rattache Sydney à l'insupportable fadeur du " village mondial " ne peut étouffer la musique obsédante de l'outback australien, autrement dit l'arrière-pays. Ce qui m'intéresse dans Sydney, c'est ce voisinage insolite entre une ville dont les charmes certains ne peuvent faire oublier qu'elle n'est qu'une ville asservie aux rythmes effrénés de la globalisation et, à l'heure de Google Earth et de la sur-communication, d'immenses étendues qui restent parmi les plus vides, les plus hostiles aux modes de vie contemporains, les plus répulsifs et les plus envoûtants tout à la fois. Cette étrangeté trouve son expression la plus forte et la plus dramatique dans l'histoire des contacts entre les peuples aborigènes et les colons européens, histoire qui se poursuit encore de nos jours sur le même mode tragique que celui sur lequel elle a débuté, au XVIIIe siècle.


Et personne n'a peut-être mieux illustré la presque incongruité de la proximité entre l'Australie urbaine, blanche, matérialiste, et celle intemporelle, infinie, incroyablement poétique dans sa sauvagerie et son insoumission, des grands espaces et des peuples aborigènes, que le cinéaste britannique Nicholas Roeg. En 1971, Roeg, à la suite d'un premier voyage en Australie qui le marque profondément, réalise Walkabout. Il n'existe pas de mots en français pour traduite ce terme. Le Walkabout, chez les Aborigènes d'Australie, est une épreuve imposée aux jeunes adolescents pour les faire passer à l'âge adulte. L'adolescent doit se séparer de son clan pendant plusieurs jours, plusieurs semaines, et survivre seul, très loin des siens, sans aucun autre moyen matériel qu'une lance ou qu'un boomerang. L'histoire mise en scène par Roeg débute à Sydney. Un père de famille, visiblement employé de bureau, dépressif (on croit comprendre qu'il vient d'être licencié par son employeur) décide soudainement d'emmener ses deux enfants (une jeune adolescente et son frère cadet) dans un pique-nique improvisé, loin de la ville. Après avoir roulé longtemps vers l'outback dans une Coccinelle au bout du rouleau, la petite famille fait halte dans un cadre désert, surchauffé, loin de tout. Le père, dans un accès de folie, tente de tuer ses deux enfants en leur tirant dessus avec un revolver. Puis, désespéré, il s'immole par le feu en incendiant sa propre voiture. Les deux enfants se retrouvent désormais livrés à eux-mêmes. La jeune fille décide qu'il doivent rester sur place, dans l'espoir d'être ramenés vers la ville par un passant providentiel. Au petit matin, ils sont réveillés par les cris et les rires d'un petit groupe d'aborigènes nus, surexcités par la découverte du véhicule et du cadavre calcinés. Les enfants, terrifiés, prennent la fuite, s'enfonçant lentement dans les grands espaces de l'outback. Les jours et les nuits passent, leurs forces déclinent, la faim, la soif les tuent à petit feu, quand un matin, surgie de nulle part, apparaît la silhouette longiligne et souple d'un jeune homme muni d'un long javelot en bois. Il s'avance, à peine étonné, vers les deux petits moribonds blancs, tente de leur parler dans un dialecte qu'ils ne comprennent pas, un large sourire aux lèvres. Il entreprend de leur procurer de quoi boire et manger en tirant partie des moindres ressources dispensées par une nature en apparence hostile, ravi de montrer à ces deux êtres démunis l'étendue de son savoir en matière de survie. La jeune fille veut faire comprendre au jeune aborigène qu'il doit la ramener, elle et son jeune frère, vers la civilisation. Les jours passent, l'étrange trio traverse marécages, lac salés, déserts rouges, passant d'horizon en horizon comme s'ils se succédaient à l'infini. Un lien d'amitié se noue entre le garçonnet blanc et le jeune aborigène, autant que ce dernier commence à éprouver un sentiment amoureux pour la jeune fille. Elle esquive, mais on la sent partagée entre l'épouvante que lui inspire la nature, la sauvagerie du son sauveur aborigène qui étripe les kangourous d'un air hilare, et l'envoûtante beauté qui émane de l'état de nature auquel elle se trouve confrontée par la force. Un jour, ils atteignent une ferme abandonnée. La jeune fille s'y enferme avec son frère. L'aborigène, résolu à la séduire, entreprend une sorte de danse nuptiale. Elle le rejette. Le lendemain, elle le retrouve pendu à la branche d'un arbre voisin de la ferme. Les deux enfants reprennent leur chemin, seuls, ne tardent pas à tomber sur un village minier à moitié abandonné où vit un ermite devenu fou, remontent la route qui y conduit et sont pris par un automobiliste de passage. La dernière scène du film montre la jeune fille devenue mère de famille, dans la cuisine de son appartement situé dans une tour moderne de Sydney, les mains ensanglantées par la viande crue qu'elle est en train de découper avec une feuille de boucher, le regard perdu dans ses souvenirs.


Walkabout met en perspective, de façon magistrale et sans aucun effet de manche, sans aucun artifice de mise en scène, sans aucun verbiage, l'évidence de l'absence quasi totale de liens, qu'ils soient historiques, anthropologiques, techniques et matériels, entre une Australie silencieuse, immobile, primitive, fossile, une Australie brute, celle de l'outback et des Aborigènes, et une Australie littorale complètement intégrée à l'humanité moderne et son cortège de névroses, de violences, aliénée aux espaces anthropisés voire hyper-anthropisée. L'errance des deux enfants à travers l'Australie sauvage, leur rencontre fortuite et salutaire avec le jeune Aborigène accomplissant son walkabout, c'est en définitive la convergence miraculeuse entre une humanité déracinée et une autre solidement ancrée dans les origines.


En Australie, deux mondes mitoyens se côtoient, et on peut difficilement imaginer deux mondes plus opposés l'un à l'autre. La toponymie des vastitudes australiennes suffit à elle seule à me faire toucher du doigt l'étendue de ce mystère : Grand désert de Victoria, désert de Simpson, désert de Gibson, plaine de Nullarbor, Kimberley, Terre d'Arnhem, Pilbara... Il existe toute une géographie lacustre en Australie occidentale sur des immensités sans aucun écoulement permanent pendant plusieurs années de suite ; vastes étendues salées qui peuvent, à la moindre précipitation, être inondées et se couvrir, l'espace de quelques jours, d'une verdure donnant au désert l'aspect d'une prairie éphémère. Ces terres infinies sont traversées par le sillon, à peine perceptible, de pistes qui sont la promesse difficilement accessible, parfois mortelle, d'entrer en intimité avec l'Australie sauvage (chaque année, des dizaines d'inconscients disparaissent corps et âme,engloutis dans la vacuité de l'outback) : la Canning Stock Route, qui va de Wiluna, dans le sud de l'Australie occidentale, jusqu'aux terres tropicales humides du Kimberley, en traversant l'hyper aride désert de Gibson ; la Great Northern Highway, qui débute à Perth et rejoint Darwin, tout en haut de l'Australie, en passant par les bourgades hors du temps et du monde que sont Port-Hedland, Broome, Fitzroy Crossing, Wyndham et Katherine... La Tanami Road, qui, depuis Alice Spring, au cœur du Red Center, ralliait une exploitation minière implantée en plein milieu du désert de Tanami. Seuls les énormes camions de ravitaillement en vivres et en carburant la fréquentaient, faisant étape à la légendaire Rabbit Flat House, sorte de petite épicerie-bar pour routiers et aborigènes vivant dans la région, tenue par une Française mariée à un Australien et qui avait fini par tout oublier de sa langue natale.


Une grande partie de ces espaces naturels recèlent encore de nombreuses inconnues aux yeux des géologues, des entomologistes, des herpétologistes, des botanistes. Sydney, ses McDonalds, ses businessmen vissés aux cours des bourses de New-York, de Tokyo ou de Londres, ses touristes indiens, allemands, brésiliens, ses festivals internationaux, ses restaurants raffinés, ses boutiques de luxe, ses problèmes de drogue, d'affrontements entre gangs, pareils à ceux de Los Angeles, de Johannesburg ou d'ailleurs... Sydney, avec ses lumières, ses voitures, son vacarme, n'occupe qu'un espace minuscule au bord du continent le plus vide, le plus immuable, le plus intemporel, peut-être, de la Terre. A certains moments, dans le film Walkabout, les deux enfants sont manifestement gagnés par l'émerveillement face à cette nature qui a failli les faire périr, et que le jeune Aborigène leur fait presque apprivoiser. Ils semblent accomplir leur propre walkabout ... jusqu'au retour inéluctable vers la ville. Ce qu'il y a de fascinant dans Sydney, outre la beauté de son site, son cosmopolitisme de ville-monde et bien d'autres aspects qui en font une cité attrayante au regard des critères modernes du bien vivre, c'est le sentiment qu'elle est en permanence adossée à un monde qui rassemble tous les opposés de ce qu'elle est. Aussi la présence d'un aborigène assis à moitié nu sur Circular Quay (l'endroit le plus touristique de Sydney et probablement de toute l'Australie, entre l'Opéra et le pont sur la baie) en train de jouer du didjeridoo pour les touristes relève-t-il, avec une triste violence, du plus parfait artefact : car ces deux mondes, depuis plus de deux siècles, s'ignorent, s'évitent, en dépit des repentances récentes des autorités australiennes adressées aux peuples aborigènes.

06 octobre 2010

Partir

D’ici quelques heures, un nouveau départ. Dans une semaine, depuis l’Australie, je prendrai pied aux îles Salomon, l’objet de mes fantasmes depuis des années. Dans trois mois et demi, je rejoindrai un autre archipel mélanésien, le Vanuatu. Et dans un peu plus d’un an, j’emprunterai, depuis le Bangladesh, un itinéraire encore très incertain qui pourrait passer par l’Himalaya, la Chine occidentale, le Tadjikistan, le Kirghizistan, le Kazakhstan, la mer Caspienne, l’Azerbaïdjan, l’Iran et la Turquie. Tout peut changer, peu importe, je vais partir, seul, mais c’est à ce prix que je serai libre. Il me faudra passer l’épreuve, une fois de plus, de rencontrer des inconnus, d’être celui qui surgit et qui se pose chez eux sans qu’ils n’aient rien demandé, au risque d’échouer. Un jour, au Mexique, arrivé dans un minuscule barrio de la Sierra Tarahumara, Munarechi, où devait se tenir une fiesta, je me heurtai à l’indifférence la plus absolue qu’on puisse imaginer de la part des quelques dizaines d’habitants qui occupaient ce hameau perdu. De la journée, de la soirée, aucun ne m’adressa la parole, pas même un regard, en dépit de toutes mes tentatives d’établir un contact, fut-il basique, tant et si bien que je dus passer la nuit recroquevillé contre le mur d’une école et repartir aux premières lueurs du jour, sans avoir jamais su la raison de cette hostilité passive, peut-être plus violente dans sa froideur muette et aveugle que l’eût été une agression verbale ou physique. Sur le chemin du retour, je fus gagné par le sentiment d’avoir touché du doigt l’essence profonde des voyages. L’autre, la rencontre de l’autre. C’est une banalité que de le dire. Le vivre, en négatif, à l’occasion d’un échec comme celui que je viens d’évoquer, ne manque cependant pas de marquer en profondeur le voyageur qui se sent d’un seul coup, par l’invisibilité dont l’investit cet autre qu’il a naïvement idéalisé, comme déniaisé. Les voyages sont le plus puissant déniaiseur de l’imagination, et c’est en cela, particulièrement, qu’ils rendent libre.

Comme souvent avant de partir, j’ai marché dans les rues de la ville où je vis quand je ne suis pas parti, Paris. Et comme toujours en pareille occasion, un sentiment aigu de nostalgie me saisit avant même que j’ai quitté cette ville. Une géographie intime de Paris s’affirme au gré de mes itinéraires à travers ses rues, où s’entrecroisent dans un étrange kaléidoscope les souvenirs personnels, l’Histoire qui habite Paris dans ses moindres recoins, les paysages innombrables qui la dessinent. Hier soir, sous une pluie très fine, j’ai remonté une partie du boulevard Saint-Michel. J’ai tourné dans la rue Cujas, m’arrêtant machinalement devant la vitrine désordonnée du Tiers-Mythe, ce merveilleux bric-à-brac pour esprits poético-libertaires éclairés. Rue Victor Cousin, le cinéma du Panthéon, récemment rénové ; il fut un temps, j’y ai vu des films iraniens, tunisiens ou finnois. J’ai traversé la rue Soufflot, remonté une courte partie de la rue Le Goff jusqu’à la rue Malebranche, au coin de laquelle se trouve un immeuble qui tient d’une sorte de néo-gothique à la sauce victorienne comme on doit en trouver à Oxford. J’y verrais bien, derrière les carreaux à croisillons des fenêtres, quelque cabinet de psychanalyse. La rue Malebranche possède un escalier parallèle à la chaussée dont il anticipe la pente, que j’ai aperçu furtivement dans une scène du film « Happy Few » il y a une semaine (c’est à peu près tout ce que j’ai retenu du film, ces deux ou trois secondes où l’on voit la merveilleuse rue Malebranche). J’ai tourné à droite, dans la rue Saint-Jacques, bordée, sur la brève portion qui court de la rue Soufflot à la rue Gay-Lussac, d’une bonne vingtaine de restaurants où l’on mange tibétain, espagnol, indien, libanais, japonais ou chinois. La rue s’élargit soudainement ; sur la gauche, côte à côte les bâtisses en brique de l’Institut de géographie et de l’Institut océanographique. Au-delà de la rue Gay-Lussac, passé Saint-Jacques-du-Haut-Pas, elle se rétrécit à nouveau, et s’accalmit (on passe devant l’Institut des Sourds-Muets, mais ça n’a rien à voir), débouchant sur la petite place Alphonse Laveran et ses fontaines jumelles, d’un contemporain médiocre face à l’extraordinaire façade de la chapelle du Val-de-Grâce. Je traverse le boulevard de Port-Royal, sans quitter la rue Saint-Jacques. A gauche, l’hôpital Cochin, à droite, la rue Cassini, en pente légère jusqu’à l’Observatoire, occupée côté impair par le plus bel exemple parisien d’Art Nouveau. Je commence à m’engager dans la rue Méchain, instinctivement, par association de pensée avec Alexandre Vialatte, qui y vécut ; je rebrousse chemin, séduit par l’idée de descendre le boulevard Arago enveloppé dans le silence nocturne. Sous le haut mur de la Santé, saisissant anachronisme pénitentiaire, les marronniers s’effeuillent dans l’air noir. A l’angle avec la rue de la Santé, la dernière vespasienne de Paris, la pissotière la plus photographiée de France. Vers la droite, au bout de la rue, le viaduc du métro, la façade du Marriott, que j’ai connu P.L.M (à l’époque, il y avait une petite salle de cinéma, en sous-sol, où j’avais vu « Le Crabe tambour », et un restaurant japonais où d’habiles cuisiniers, que l’on voyait du boulevard, découpaient à toute vitesse des viandes et des poissons grillés sur des plaques chauffantes), puis Pullman, puis Sofitel. Fin de la petite promenade nocturne, la pluie a cessé, il fait bon, la lumière jaune orangé des réverbères se reflète sur l’asphalte mouillé. Les passants se font rares. Je pourrais refaire cent fois le même parcours, je ne m’en lasserais pas. Il y aurait mille variantes, et à chacune d’elle, une nouvelle découverte, aussi corpusculaire soit-elle. Il y aurait, certainement, mille rencontres possibles. Mais non, il faut partir, se risquer à une géographie de l’inconnu, à des ailleurs insoupçonnés. Et tant pis si tout cela se trouve au coin de la rue, je veux croire aux lointains, à d’autres mondes, tant que j’en ai l’énergie.