01 mai 2011

Vanuatu - Vers Maewo

Les mers profondes du Vanuatu sont sillonnées par des navires de faible tonnage acheminant dans les îles les denrées alimentaires et autres marchandises embarquées à Luganville ou Vila, qui seront revendues dans les petites épiceries familiales disséminées dans les hameaux des îles, ou collectant les productions locales, principalement des plans de kava et du coprah. Lorsqu'il s'en présente un, il prend à son bord des passagers qui s'installent comme ils peuvent sur le pont arrière, dans un confort très spartiate. Le voyage s'effectue au rythme lent des chargements et des déchargements qui ne peuvent se faire la plupart du temps que par l'intermédiaire d'une annexe exiguë, à bout de souffle; les bons mouillages sont rares, les équipements portuaires quasi inexistants. S'embarquer sur ce genre de navire, c'est accepter la perspective de très longues heures de cabotage dans les relents de coprah, à la merci des grains passagers pendant que le rafiot fait des ronds sur lui-même si le fond n'est pas assez haut pour jeter l'ancre. Mais c'est aussi la promesse de visions somptueuses. De loin, une île n'apparaît que comme une masse sombre dans l'air brûlant et poudroyant de la haute mer, et dont les contours se fondent dans un sfumato bleuâtre. Imperceptiblement, à l'approche, les crêtes se compliquent de détails topographiques que la distance abolissait, des nuances végétales deviennent perceptibles, une cocoteraie, un essart, le couvert exubérant, la débauche prodigieuse d'une forêt ombrophile. Les îles de Mélanésie, en général des îles hautes, baignent dans une humidité quasi-permanente. Des panaches nuageux enveloppent leurs pentes sommitales, qui ne sont presque jamais sèches. Le soir ou le matin, quand le soleil est bas, il révèle dans le tranchant de ses rayons à travers l'air limpide des heures fraîches toute une série de plis, de crêtes, de ravines, d'abrupts vertigineux, de replats, de vallées étroites, d'éperons, de cirques aux parois entièrement tapissées d'une sorte de liseron géant. Les espaces plats sont rares, les plaines côtières réduites, la présence humaine si discrète qu'il faut scruter longtemps, sous éclairage favorable, l'inextricable futaie tropicale des bas versants pour y déceler parfois quelques toits de tôle brillant au soleil. Lorsque la nuit tombe et que le caboteur poursuit sa tournée, les villageois qui ont du coprah à embarquer se signalent par un feu de palmes sèches ou bien en agitant des lampes torches dans l'obscurité qui, sous ces latitudes subéquatoriales, se fait si vite.

Le navire qui dessert le plus régulièrement l'île de Maewo s'appelle le Makila. Encore faut-il escompter, par mauvais temps ou avarie (fréquentes) des passages espacés de plus d'un mois. C'est sur le Makila que je suis arrivé à Maewo, le 4 février 2011, en compagnie d'autres habitants de l'île, depuis la grande île de Santo. Le soir du départ, nous avons attendu, installés comme nous le pouvions sur le petit pont arrière, le largage des amarres, qui était prévu pour minuit. A six heures du matin, émergeant d'un mauvais sommeil, nous n'avions pas bougé d'un pouce ; le ciel était sombre, l'air était lourd, des éclairs zébraient l'horizon. Puis nous avons appris que le capitaine avait un deuil dans sa famille, plus exactement un "après deuil", car au Vanuatu, si elle fait les choses comme il faut, une famille organise des festivités 10 jours, puis 50 jours, et 100 jours après le décès d'un parent. Un capitaine de rechange est arrivé vers sept heures. Le soir, nous avons atteint sous une pluie battante l'abri naturel de Lolowai, sur la côte nord-ouest de l'île d'Ambae, qui fait face à Maewo. Une partie des passagers auxquels je dus me joindre alla passer la nuit à terre, tout près de là, à l'hôpital de Lolowai. Lorsque nous arrivâmes, les femmes furent invitées à prendre part à une petite veillée de pleureuses improvisée dans la maison du directeur de l'hôpital, lequel venait de perdre je ne sais quelle parente plus ou moins proche, sur l'île voisine de Pentecôte. Le reste de la troupe attendit sur le pas de la maison. Il était neuf heures du soir, je grelottais dans des vêtements mouillés, j'avais faim, il faisait noir, tandis que juste à côté, à la lueur vacillante d'une chandelle, une demi douzaine de femmes, la tête dans les mains, versaient toutes les larmes de leurs corps en poussant des cris très spectaculaires pour une vieillarde que la plupart d'entre elles ne connaissait même pas. On ne meurt pas plus qu'ailleurs au Vanuatu. En revanche, le nombre d'individus qui doivent se sentir concernés de près par la mort de quelqu'un est assez considérable, couvrant jusqu'à des branches fort éloignées dans l'arbre généalogique du défunt, et le deuil dure plus de trois mois. De ce fait, la mort, sans être plus fréquente, est cependant plus présente.

Le lendemain, le soleil revenu, nous attendîmes encore longtemps le déchargement des nombreuses marchandises commandées par les petites épiceries du nord d'Ambae, ainsi que des bidons de fuel. J'en profitai pour aller visiter l'hôpital, que je serais tenté d'appeler un dispensaire. Mais comme il y a un docteur, il faut l'appeler hôpital, m'a-t-on dit. Les infirmières portaient des uniformes blancs immaculés, bien que tout le reste, matelas, draps, ferraille des lits, armoires, haricots, pèse-bébés, et jusqu'aux formulaires médicaux qui prenaient la moisissure sur un coin de bureau, ne semblait guère jouir des mêmes attentions hygiéniques. De grands trous mangeaient les moustiquaires tendues aux fenêtres, quelques pieds à perfusion tout rouillés étaient entassés en vrac dans une pièce humide et toute sombre.

Le Makila quitta la jolie crique de Lolowai vers 16h00 et, sous un soleil radieux, fendit les flots vers ce qui allait devenir "mon" île pour les dix mois à venir. Maewo.

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Maewo est une île de forme allongée (55 kilomètres de longueur pour une largeur moyenne d'environ 5 kilomètres), orientée nord-sud, qui, bien que possédant des terrains d'origine volcanique, doit sa formation et sa morphologie d'ensemble à des jeux de failles méridiennes, assez récents, qui ont porté à des altitudes de 400 à 500 mètres des séries calcaires coralliennes. Celles-ci forment un plateau intérieur où les eaux de surface, très abondantes du fait d'une pluviosité considérable (certaines années enregistrent près de 5 mètres de précipitations), ont par endroits accompli un travail de dissection assez poussé et crée un réseau complexe d'écoulements souterrains qui rejaillissent en grondantes cascades à la faveurs des multiples cassures géologiques occasionnées par l'histoire sismique mouvementée de l'île. Le plateau central surplombe les littoraux par de vigoureux escarpements, à l'exception du nord de l'île, où les reliefs s'abaissent sensiblement ; il est dominé par des reliefs d'origine volcanique peu accessibles, atteignant 1 000 mètres d'altitude, qui comptent parmi les terrains les plus anciens de tout l'archipel. Il n'existe plus aucune activité volcanique sur Maewo, mais les secousses sismiques y sont fréquentes, l'île étant directement longée sur sa façade orientale par une zone de compression active entre le bassin nord-fidjien à l'est et la plaque australienne à l'ouest qui fait régulièrement jouer les failles transformantes la traversant d'est en ouest. Elle est aussi affectée par la subduction très active entre les plaques Australienne et Pacifique, qui se matérialise par l'enfoncement de la première sous la seconde au niveau de la fosse du Vanuatu, à l'ouest de l'arc insulaire du même nom.

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Le nom de l'île, Maewo, aurait quelque chose à voir avec la notion de tabou, d'interdit. Maewo, à l'image d'Ambrym, plus au sud, passe pour être une terre de pratiques occultes qui lui ont taillé une réputation un peu particulière. A mon arrivée à Port-Vila, en janvier 2011, pour obtenir un visa d'une année, l'immigration me demanda de produire une lettre de recommandation du ministère de l'Éducation, puisque l'objet premier de mon séjour était de venir enseigner bénévolement dans une école du pays. Parmi les arguments avancés par le Directeur de l'enseignement secondaire dans sa lettre, il était dit que le corps enseignant redoutait toute affectation sur Maewo à cause, outre de son isolement, de l'usage intensif qu'on y est fait de la magie noire. La présence d'un étranger venu travailler avec eux ne pouvait que remotiver les enseignants en place dans les écoles de Maewo, pour la plupart originaires d'autres îles. L'histoire de Maewo est fort mal documentée, mais des maigres sources qui existent au sujet de cette île se dégage la même coloration assez sombre, s'exhalent les mêmes parfums de mort, de lamentations et d'interdits. Cela dit, à y regarder de près, Maewo n'a pas l'apanage des ténèbres et des forces occultes. Ambrym, au centre de l'archipel, a aussi ses sorciers redoutés; Erromango, au sud d'Efate, continue de traîner le boulet des meurtres de missionnaires dont ses habitants se rendirent coupables il y a plus d'un siècle et demi ; Malekula, une grande île proche de Santo, est connue pour le caractère belliqueux de ses Big Nambas, des groupes de l'intérieur montagneux ; l'archéologie autant que les témoignages de missionnaires et de négociants du XIXe siècle ont attesté que le cannibalisme n'était pas rare dans certaines îles, dont Ambrym et Malekula ; les habitants de Tanna, dans le sud de l'archipel, ont encore de nos jour assez mauvaise presse : ils sont mangeurs de rats et de chats, rejettent les apports de la civilisation moderne pour se complaire dans l'inconfort et les cruautés d'une coutume arriérée. Au-delà même de ces exemples très localisés, on touche ici au mythe d'une Mélanésie sauvage, hostile, et sanguinaire, mythe qui remonte au temps des premiers explorateurs et missionnaires européens dans cette partie du monde, dont un certain nombre, c'est un fait, reçurent un accueil pour le moins mitigé de la part des populations autochtones. Mais si tous, il s'en faut de beaucoup, ne finirent pas dans une marmite, le mythe était né, qui allait être relayé par toute une littérature de voyage dépeignant la Mélanésie et ses habitants sous des traits particulièrement dépréciatifs, dépréciation d'autant plus saillante qu'elle était souvent mise en regard d'un autre mythe, celui de la douceur paradisiaque polynésienne. Jack London offre l'exemple assez caractéristique de cette opposition dans son récit The Cruise of the Snark où il relate son voyage entre Hawaï et l'Australie à bord de son yacht le Snark. Ses vues sur les îles de Mélanésie offre un contraste saisissant entre les merveilleux paysages et les habitants beaux, sains, aimables et accueillants de Polynésie, et les climats insalubres, la laideur, la cruauté et la sauvagerie des habitants de Mélanésie.

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Il n'existe pratiquement pas de plaines littorales à Maewo, et pourtant l'essentiel de l'habitat se concentre sur une bande côtière de trois à quatre cent mètres de profondeur tout au plus, en villages très espacés les uns des autres. Cela n'a pas toujours été le cas ; les témoignages des premiers voyageurs autant qu'une attention portée aux traditions orales ou à la toponymie locale attestent un peuplement intérieur qui fut relativement dense et qui a presque entièrement disparu de nos jours (seuls deux villages subsistent sur le plateau intérieur, au centre de l'île). En 2008, il y avait un peu plus de 3 000 habitants à Maewo, soit une densité de peuplement de 10 habitants par kilomètre carré. Il est très difficile de fournir une estimation démographique de l'île avant l'époque contemporaine, c'est-à-dire avant l'installation des blancs aux Nouvelles-Hébrides, mais les observations des premiers navigateurs et négociants blancs qui l'abordèrent au cours du XIXe siècle ne peuvent guère laisser de doutes sur le fait que Maewo a connu, à une époque relativement récente, une chute très brutale de ses effectifs, selon un processus probablement semblable à celui qui mit gravement en péril les peuplements de nombreuses autres îles dans l'archipel et dont l'élément principal fut le choc microbien provoqué par le contact avec les blancs. Néanmoins, les traditions orales à Maewo évoquent fréquemment des guerres tribales très meurtrières qui pourraient avoir pris aussi une part importante dans le dépeuplement de l'île. Ces guerres semblent avoir eu pour origine une profonde division entre le nord et le sud de Maewo et s'être conclues par une domination culturelle du nord sur le sud, au terme de luttes qui purent occasionner de véritables massacres. Une légende mentionne les eaux d'une rivière rougies par le sang des victimes d'une tuerie de masse ; depuis ce temps, non daté (de fait, la tradition orale ne date pas, au sens où nous l'entendons communément ; il faut situer les événements qu'elle décrit selon une grille de lecture du temps très différente de celle que nous impose le découpage calendaire familier aux sociétés de la mémoire écrite), il y a, tout près de l'estuaire de la rivière, un lieu, aux limites invisibles mais précises, que la mémoire collective des villageois a frappé d'interdit. C'est un lieu que les différents dialectes de l'île, avec quelques variantes dans la prononciation, s'accordent à qualifier de maewo, c'est-à-dire "tabou". Ne pas s'y baigner, ne pas y accomplir certains actes jugés déplacés au regard du deuil qui l'habite, voire même éviter d'en fouler la surface. L'île est ainsi parsemée de lieux maewo, qui se sont multipliés au fur et à mesure que le corpus de traditions orales s'est étoffé de génération en génération. La tabouisation d'un lieu peut aussi être liée à des événements réel, clairement fixés dans le temps (une noyade, un suicide, une querelle, un décès inexpliqué...), ou, plus généralement, au culte des ancêtres, largement répandu dans les sociétés mélanésiennes et qui entretient des liens très étroits, une osmose pourrait-on dire, avec le sol, le territoire. Il est difficile de dire si le corpus oral qui enregistre et justifie cette classification spatiale très prégnante continue d'évoluer, de s'enrichir. Les tabouisations liées à des événements historiques n'offrent sans doute pas assez de recul pour affirmer qu'elle perdureront dans l'imaginaire collectif de la population au même titre que celles ayant donné lieu à une véritable littérature orale. Mais à l'évidence, l'espace est, dans l'esprit des insulaires de Maewo, peuplé de lieux dont l'usage, ou plutôt la restriction d'usage est commandée par des superstitions bien réelles, par une perception de l'espace profondément solidaire de sa dimension "enchantée". Joël Bonnemaison a analysé cette caractéristique de l'espace vécu vanuatais comme une réponse à son émiettement insulaire, dont il faut rompre les finitudes, les confinements, par une réinvention des lieux. Les habitants du Vanuatu, et particulièrement ceux des communautés vivant encore largement repliées sur elles-mêmes, conjurent l'isolement que leur impose leur éloignement des grands courants d'échange en donnant un surcroît de sens à leurs espaces.

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Maewo est donc presque entièrement inoccupée en dehors du littoral, et plus précisément du littoral occidental. Il ne reste que deux villages sur le plateau central, Qwatiahol et Ngota, dans la partie médiane de l'île. Ce plateau central fut certainement beaucoup plus peuplé par le passé, de même que l'étroite bande côtière occidentale. Le peuplement de Maewo était caractérisé par une distinction classique entre peuples des montagnes et peuples de la côte, encore très pertinente aux premiers temps des contacts avec les blancs, mais qui s'estompa dans certaines îles au fur et à mesure de l'abandon des villages de montagne. Maewo fait partie de ces îles, avec Aneityum, Ambrym, Erromango ou Gaua, alors que des populations de l'intérieur ont subsisté dans d'autres îles comme Tanna ou Pentecôte. Le pidgin véhiculaire en usage dans l'archipel, qu'on appelle le Bichlamar, désigne ces deux types de populations par les noms de man solwota pour les gens de la côte (littéralement : "hommes de l'eau salée") et man bush pour les gens de l'intérieur ("gens de la brousse", "de la forêt"). Le dépeuplement des hinterland et la concentration des populations sur les rivages n'a peut-être pas obéi à un processus, des séquences identiques dans toutes les îles qui ont connu cette évolution. A Maewo, les populations côtières ont connu des hécatombes dramatiques au XIXe siècle, conséquences des chocs microbiens et de conflits locaux incessants, mais aussi du départ de nombreux hommes embauchés par des recruteurs de main-d'œuvre pour le compte des planteurs du Queensland. Beaucoup de familles décidèrent de fuir les littoraux pour s'établir sur les hauteurs. A cette phase succéda à partir de la fin du XIXe siècle un mouvement de descente vers la côte ouest, encouragé par un apaisement des conflits et l'installation de missions anglicanes qui favorisèrent les regroupements démographiques autour des lieux de culte. Si la géographie physique semble justifier la dissymétrie démographique entre les côtes est (très escarpée, n'offrant pratiquement aucun terrain aisément habitable) et ouest (plus accueillante, surtout dans la moitie nord de l'île), les raisons profondes sont sans doute à chercher ailleurs que dans ce déterminisme physique. Les aptitudes physiques des espaces n'expliquent pas toujours les logiques de peuplement; l'Histoire, et aussi les niveaux techniques atteints par les groupes humains en matière d'agriculture ou d'élevage, les éclairent plus souvent. Les cartes de densité de peuplement du Vanuatu, et plus généralement de Mélanésie, ne manquent pas de surprendre. A Malekula, deuxième île du Vanuatu par sa superficie, des ilots comme Atchin (70 hectares) ou Vao (120 hectares), situés à quelques centaines de mètres au large de la côte nord-est de l'île, portent respectivement des densités de 555 et 1 087 habitants par kilomètre carré, alors que les plaines qui leur font face sont largement sous-peuplées, avec des densités inférieures à 10. Malaita, aux îles Salomon, offre semblable curiosité : l'île dans son ensemble porte de faibles densités tout en ménageant de vastes espaces habitables, mais sur certaines lagunes qui l'entourent, comme la lagune Lau au nord, les hommes se sont échinés pendant des siècles à construire des îlots artificiels en entassant des blocs de corail, sur lesquels ils se sont entassés, délaissant les plaines littorales et les bas versants voisins. Dans les deux exemples cités, ce qui peut apparaitre à première vue comme illogique l'est moins à l'observation des faits historiques. A Malekula comme à Malaita, les différents groupes ethno-linguistiques qui se partageaient le territoire insulaire n'ont cessé, pendant très longtemps, d'entretenir des rapports conflictuels alimentés par des cycles sans fin de raids punitifs. Certains groupes ou clans lignagers tentèrent d'échapper à cette insécurité en s'isolant sur ces îlots, naturels ou artificiels, qui avaient l'avantage de constituer des positions défensives, mais aussi de soustraire leurs habitants au fléau malarien qui touchait (et continue d'affecter) les populations des plaines. A Maewo, la concentration des lieux de vie sur la côte ouest s'explique d'abord par la position et l'orientation générale de l'île dans l'ensemble des îles du nord du Vanuatu. Sa côte occidentale regarde vers une sorte de petite méditerranée limitée par les îles Banks au nord, de Santo et Malekula à l'ouest, l'île d'Ambrym au sud, et les îles de Pentecôte et Maewo à l'ouest ; occupant une position centrale dans cet ensemble, l'île d'Ambae. L'espace maritime ainsi délimité possède une réelle cohérence "régionale" qui a, depuis des siècles, trouvé son écho dans un réseau d'échanges (échanges de biens matériels, d'épouses, de savoirs...) qui perdure en ce début de XXIe siècle. Ainsi les familles du nord de Maewo entretiennent-elles des relations privilégiées avec celles des îles Banks, et plus particulièrement l'île de Mere Lava, celles du centre avec le nord d'Ambae, et celles du sud de l'île avec le nord de Pentecôte. A l'échelle de tout le nord du Vanuatu, Maewo s'inscrit clairement dans le fonctionnement et la vie de ce réseau "nord méditerranéen" de l'archipel. Or, la côte est de l'île s'en trouve singulièrement isolée. Les communications avec la côte ouest sont malaisées, la circumnavigation de l'île est rendue périlleuse par la présence, à ses extrêmités nord et sud, de courants contraires, et l'est regarde vers une vastitude océanique qui n'est interrompue que par l'archipel fidjien, à 800 kilomètres de là ; une telle distance à surpassé les capacités techniques des peuples vanuatais à construire des échanges commerciaux réguliers avec les Fidji. La façade orientale de Maewo n'est pas seulement un quasi désert humain de par ses moindres aptitudes physiques, elle l'est avant tout en vertu de la disposition des réseaux d'échanges à l'échelle du nord du Vanuatu.

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Le Makila jeta l'ancre devant Nasawa alors que le soleil était bas sur l'horizon. L'annexe nous amena à terre, à quelques mètres de l'école qui se trouve juste là, un peu isolée du reste du village, au pied de la montagne. Des enfants nus accoururent. Des femmes bien en chair, leurs robes-mission flottant à la brise du soir (ces robes amples imposées autrefois par les missionnaires, généralement imprimées de motifs floraux aux couleurs vives) , les suivaient à pas lents, et s'immobilisaient un peu en retrait. Je respirais, instinctivement, l'odeur de Maewo. Chaque lieu nouveau a une odeur que nous sentons sans même nous en rendre compte. A Nasawa, c'était peut-être l'odeur de la forêt qui assiège l'étroit domaine des hommes, cette toute petite écorchure qu'ils ont faite dans la nature surabondante de l'île. Une odeur tiède et humide, pleine, apaisante, mais qui vibrait du rire des enfants, de la fumée bleuâtre qui s'échappe par les toits de feuillage des cuisines à l'heure où l'on fait cuire le taro sous les pierres chaudes, du battement d'aile des roussettes qui s'envolent au soir tombant, du chantonnement des ruisseaux dont bruit l'île toute entière, et, plus impalpable mais si prégnant à l'odorat du voyageur, de l'écho que le sol qu'il découvre lui renvoie des rêves qu'il a mainte fois nourris à son égard. Il touche au lieu, au terme d'un long et tortueux itinéraire d'ajournements, de mises en sommeil, et d'espérances que tracent l'inconstance ou les angoisses de l'âme. Cet aboutissement, c'est lui, au final, qui crée le vrai parfum des endroit où l'on n'arrive pas par hasard.

Quelques curieux vinrent voir le waetnam, le blanc. Quelques figures qui allaient vite me devenir familières, comme pratiquement tout le reste du village, dont personne ne sera jamais capable de me donner une estimation du nombre d'habitants ; mais j'aurais eu plus vite fait de les compter moi-même que d'attendre une réponse fiable. De l'ordre de 400 personnes, en allant jusqu'à Bosgole et Lavonda, des écarts, comme on dit en Bretagne, en allant vers le sud. Ce soir-là, donc, il y eut Favie, l'ancienne infirmière de Nasawa, qui perd un peu la boule de temps à autre, quand elle vient chanter à tue-tête sur la plage à quatre heure du matin (j'entends l'écho de La chanson de la folle au bord de la mer, un surprenant prélude pour piano d'Alkan ). Il y eut Paul, une armoire à glace, crasseux comme un peigne, qui ne parle jamais, qui rit seulement ; pour le coup, lui est vraiment demeuré ; il me renvoie l'image du Gagou, l'idiot du village dans des romans de Giono ; il sait rendre service comme portefaix lorsqu'il faut débarquer cartons et sacs de riz du Makila et les acheminer quelque part dans le village. Il y eut Kieth, celui qui a construit ma maison sans faire aucun plan ; un homme à la voix un peu éraillée et au visage noble : un regard un peu froids au creux d'orbites profondes, des arêtes bien tranchées, une lèvre supérieure dissimulée derrière une moustache toujours très bien taillée, un sourire franc qui creuse deux longues parenthèses dans ses joues. Il y eut Kaylin, qui habite juste à côté de l'école : je l'ai surnommée madame Nochere, comme la concierge de l'immeuble de la rue Simon Crubellier dans La vie, mode d'emploi de Pérec, parce que c'est le seul nom de concierge littéraire que je connaisse, avec madame Pirotte, la concierge de Tintin ; mais à mon avis Kaylin se rapproche plus de madame Nochere ("boulotte et volubile") que de madame Pirotte, et puis surtout c'est une vraie concierge ; les premiers temps (elle devait m'épier, je ne vois pas d'autre explication) je ne pouvais pas m'éloigner de l'école sans qu'elle surgisse et s'enquiert de ma destination. Il y eut le pasteur, un type entre deux âges, un peu sourd, un peu lisse, un peu éteint, qui fait des sermons interminables le dimanche dans son église du Christ (la Church of Christ est la principale obédience représentée à Nasawa) ; encore en ai-je pu juger qu'une seule et unique fois à ce jour, le deuxième dimanche après mon arrivée sur l'île, quand la messe fut l'occasion de fêter ma venue et qu'en conséquence je n'y pu pas couper.

La maison qui m'était destinée n'étant pas achevée, on me logea un premier temps dans le dortoir des filles, lesquelles iraient habiter dans la maison de la directrice et de sa famille, tout près de là. Estimant qu'il n'était pas convenable de me laisser dormir seul, la directrice m'adjoignit un compagnon de chambre en la personne d'un de ses fils, mais celui-ci devant aller poursuivre sa scolarité sur l'île de Pentecôte lorsque la rentrée fut venue, je saisis l'occasion pour expliquer à la directrice qu'il était inutile de lui trouver un remplaçant, car je préférais dormir seul. Je n'eus pas le courage de lui dire qu'outre le fait de dormir seul, j'étais également désireux d'aller me promener seul, ou tout simplement d'être seul de temps à autre. Mais ce desiderata eût peut-être plus fait figure d'affront que de franchise. Mon chaperonnage permanent n'était rien d'autre, aux yeux de mes hôtes, que de l'hospitalité. Leurs visites incessantes, à n'importe quel moment de la journée, de la simple curiosité chez des gens qui ne boudent pas leur plaisir de recevoir un étranger chez eux. Leurs questions quant aux lieux où je me rendais, d'où je venais, une figure imposée du code de politesse local (yu kasem we ? "où vas-tu ?")


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