10 janvier 2011

Nouvelle-Zélande - Portrait de Bluff un 1er janvier.


Rétrospectivement, je trouve mon idée d'avoir passé une journée et une nuit à Bluff plutôt audacieuse. Je pensais avoir vécu des expériences définitives en matière de vacuité urbaine après avoir hanté, de jour, tel un spectre égaré, les rues de Narvik, en Norvège, de Maribor, en Slovénie ou de Vierzon, avec, sur les lèvres, cette question lancinante, obsédante : où sont les gens ? Évidemment, il est toujours possible, par le jeu des comparaisons, de trouver à des villes que d'aucun considère sans hésiter comme vivantes un travers casanier. En octobre 2009, je regagne Paris au terme d'un voyage en Inde du sud. C'est en descendant la rue Claude Bernard, un soir de semaine, autour de vingt heures, que je prends pleinement conscience, tant le contraste est violent, des foules incroyablement denses qui congestionnaient les rues de Bangalore, de Madurai ou de Trichy, à six heures du matin comme à minuit. Cependant, j'ai beau fouiller dans la mémoire de mes voyages, je ne pense pas avoir goûté un tel sentiment de néant avant que d'arpenter les rues de Bluff aux premières heures de l'année 2011. Il faut dire que les villes de Nouvelle-Zélande n'ont pas exactement la réputation d'être fêtardes. Elles respirent un tel sérieux, se figent à ce point dans une sévérité et une tristesse toutes antipodiennes qu'un coup de klaxon, un éclat de rire, un groupe de plus de trois personnes, un petit commerce ouvert après dix neuf heures suffisent à éveiller les soupçons. Longtemps, je me suis remémoré d'autres villes de Nouvelle-Zélande où j'avais eu la drôle d'idée de faire étape, Napier, Greymouth ou Hamilton, en me disant qu'un voyageur souffrant d'un chagrin d'amour ou à peine remis d'un épisode dépressif devait absolument éviter d'y séjourner. A Napier (cela remonte à sept ans, peut-être les choses ont-elles changé, mais j'en doute, je soupçonne un certain attachement des Néo-zélandais à cette austère tranquillité), pris d'une sorte de vertige momentané face à l'absence totale de perspective dans la manière dont j'allais occuper une journée qui s'annonçait pluvieuse, j'eu la brillante idée d'aller à la bibliothèque municipale. Les bibliothécaires de Napier semblaient avoir pris a malin plaisir à ne commander que des ouvrages parfaitement inoffensifs pour la curiosité et l'émotivité de leurs concitoyens. Épluchant grossièrement le contenu des rayons, je découvrais des quantités phénoménales de livres sur le jardinage, la couture ou le point de croix, le bricolage, les animaux de compagnie, les régimes diététiques, la gymnastique douce, l'entretien des autos, la confection d'un herbier, les bonnes manières en société, les mille et une recettes pour réussir une compote... Me dirigeant vers le rayon histoire : quelques uns de ces ouvrages prétendant, en deux cent pages, rendre intelligible toute l'histoire du monde depuis le néolithique jusqu'aux voyages dans l'espace, et pléthore de monographies locales à tout petit tirage (planche 4 : une vue de la ferme des MacPherson, premiers éleveursde la race mérinos dans le comté de Napier, septembre 1873). Essayons la géographie : un vieux fascicule de géologie sur les séries de l'oligocène inférieur dans l'arrière pays d'Hasting, ou l'habituelle théorie de guides touristiques ultra-datés pour ne rien manquer des délices toscans ou des merveilles d'Angkor (avec liste des meilleurs restaurants). Les périodiques ! Les magazines ! Là est mon salut ! ... Sélections du Reader's Digest, bien en évidence comme le serait un incunable sur un lutrin en bois précieux, revues très pointues de chasse et de pêche (guide d'achat des hameçons pour la saison 2004 de pêche en eaux douces), lettre mensuelle de la Fédération nationale de l'industrie laitière de Nouvelle-Zélande... Je quittais la bibliothèque un peu plus désemparé que je n'y avais pénétré, errant le long des rues, passant devant des pubs où des couples silencieux étaient attablés devant des bières (probablement éventées depuis longtemps : quand on s'ennuie, on commande une bière et on la consomme le plus lentement possible pour tuer le temps), le regard fixant le vide de la rue par-delà la fenêtre.

Et bien, après réflexion, je crois que Napier est à Bluff ce qu'un sketch des Monty Python est à une œuvre d'Ingmar Bergman. Il paraît qu'Invercargill, un peu au nord de Bluff, fait figure de ville la plus ennuyeuse de Nouvelle-Zélande, et ce de l'aveu même des Néo-zélandais; c'est dire si la ville promet de longues heures de détresse. Pourtant, j'ose le dire, de retour de Bluff, je ne savais plus, dans Invercargill, où donner de la tête.

A l'instar de la plupart des villes et des villages de Nouvelle-Zélande, comme atteints d'un syndrome abandonnique aigu, Bluff s'ingénie à claironner aussi loin que possible l'inventaire des bonnes raisons qui méritent qu'on s'y arrête, non sans laisser aux éventuels candidats à cette téméraire entreprise la sourde impression qu'il doit y avoir plus de bonnes raisons revendiquées que de valables. Et il est un mot magique, dans la rhétorique du marketing touristique néo-zélandais, pour frapper n'importe quel patelin au coin du "vaut le détour" : heritage. Partout, il y a des heritages chapels, des heritage houses, des heritage cafes, heritage trees, heritage-ci, heritage-ça. La logique de cette enchère promotionnelle me paraît assez simple : tout ce qui a plus de quarante ou cinquante ans d'âge doit, à mon avis, pouvoir acquérir, tel un titre de noblesse, le label heritage. A Bluff, il y a un heritage trail qui passe par pas moins de dix sept heritage sites , égrenés le long des rues venteuses et désertes de la ville comme les perles enfilées sur un collier de grand joaillier, dont un petit hôtel familial un peu ancien, tout en bois (heritage !), le Monica, un vieux bateau qui servit à la pêche aux huitres (heritage !), ou la statue (heritage !) de Sir Joseph Ward, enfant du pays, ancien maire de la ville, Premier Ministre de Nouvelle-Zélande au début du XXe siècle.

Poussons la porte du Foveaux Hotel, bâtisse vaguement art déco aux angles arrondis et à la griseur bien assortie à l'humeur des lieux, sise entre une galerie d'art vide et un hangar anonyme, le long de la route principale, laquelle ne mène d'ailleurs nul part. La moquette est épaisse et un peu envahissante, habillant de cramoisi jusqu'au comptoir de la réception ou la paroi d'une soupente, comme l'affirmation d'un confort conquis de haute lutte en cet âpre finisterre. Silence feutré souligné par le chuintement très léger du vent sous la porte. A droite, un salon, avec des fauteuils profonds, tendus de velours sombre, parfaits pour accueillir les séants d'une tricoteuse d'âge mûr ou d'un lecteur de journaux adepte des nouvelles locales. Un chat persan complèterait judicieusement la scène, assis sur le rebord intérieur de la fenêtre, promenant son regard supérieur sur le vide du dehors. A gauche, la salle de restaurant. Des chaises droites à dossiers massifs, des nappes austères a grosse trame sur lesquelles sont posés des bouquets un peu naïfs (le lendemain, je ne résisterai pas à la tentation de vérifier la nature de ces fleurs, pour boire jusqu'à la lie la délicieuse désuétude des lieux : sapristi, les hôteliers l'assument jusqu'au bout, elles sont en tissu !), un vaisselier bien ossu où sont posés un de ces petits ustensiles en ferraille nickelée destinés à recevoir des œufs durs, un grille-pain bien astiqué, des tasses à thé et à café ne dérogeant point à cette fâcheuse manie qu'ont les tasses à thé et à café de tous les hôtels, bistrots et brasseries de la terre d'être excessivement exiguës (j'invite tous ceux et toutes celles que cette mesquinerie tassière exaspère à se munir ostensiblement de leur bon vieux bol dès lors qu'ils comptent prendre leur petit déjeuner à l'hôtel). Aux murs, les inévitables marines, encadrées comme s'il s'agissait de Boudin ou de Turner, mais ce ne sont que les œuvres, méritantes sans être véritablement de l'art, d'artistes peut-être connus à Bluff. Je fais tinter la sonnette posée sur le comptoir, si bien astiquée qu'on peut s'y mirer en super grand-angle. Un homme émerge , le pas lourd, le cheveux neigeux et rare, le nez rouge et criblé de petits cratères. Il porte un gilet de laine. A-t-il une chambre de libre ? Les quelques secondes de réflexions qu'il s'est accordées avant de répondre à ma question, tout en feuilletant machinalement son registre, me fourniront par la suite matière à de plaisantes suppositions. Pourquoi feindre de vérifier une disponibilité qui s'affirme d'emblée comme une vérité première ? Je débarque, la tête ébouriffée par le vent du détroit, les godillots à peine décrottés, les doigts couverts de pansements, la mine un peu égarée après une semaine de gadoue, de tourbières, de rafales mordantes, de brouillard, j'atterris dans cette ville-fantôme, pousse la porte, à dix heures du matin un premier janvier, d'un hôtel qui fait penser à une maison de retraite en dépôt de bilan, et l'hôtelier fait mine de ne pas savoir s'il lui reste un lit vacant pour moi ? Conscience professionnelle, doute sur ma personne, fierté de son statut, amour du métier, réflexe incontrôlable, je ne sais que choisir. La chambre m'attend à l'étage, face à l'escalier. Décrire l'étage prendrait des pages et des pages, comme quand Balzac décrit la pension Vauquier. D'ailleurs, il y a quelque chose de la pension Vauquier dans le Foveaux Hotel, cette obséquiosité muette des meubles et des papiers peints, cet ennui qui habite tout, comme une odeur de tabac froid imprégnant des vêtements, ces crédences ou ces guéridons "gluants". Comme les portes de toutes les chambres sont grandes ouvertes, je peux me repaître  à volonté de ces intérieurs jouissifs, d'autant que pas deux ne sont identiques; c'est un hôtel familial, avec chambres personnalisées. Dessus de lit décorés au point de croix ou en patchwork, abats-jour à frangettes, couvertures chauffantes, fenêtres à guillotine exigeant de vigoureux efforts pour être ouvertes ou fermées, petits bureaux en contreplaqué avec fonds de tiroirs tapissés de papier journal, bibles Gideons International dans les tiroirs, salles d'eau peintes en vert très pâle, avec lavabos et baquets de douche jaunes-morve, tuyauteries rustiques à l'épreuve du temps, descentes de bain à bouclettes... Une "salle de détente" avec un poste de télévision autrement plus grand que les timbres-poste qui équipent les chambres, un canapé en simili-cuir, une bouilloire et puis des tasses mesquines, quelques jeux de société, et une table basse en verre fumé avec des piles de magazines dignes de la collection de périodiques de la bibliothèque municipale de Napier.

Je sors, comme mis en appétit par la visite du Foveaux Hotel et de sa réjouissante intemporalité balzacienne. La ville est bâtie sur les basses pentes d'un appareil volcanique éteint depuis longtemps, dont il subsiste une vague colline qu'on a baptisé, fort astucieusement, Bluff Hill. Ce qu'on peut voir du site de la ville, en prenant un peu de hauteur, n'est pas aisément identifiable : de vastes étendues d'eau, où, en certains endroits, on ne sait pas très bien s'il s'agit encore de la mer ou déjà d'une lagune; de grandes platitudes sableuses ou a moitie marécageuses, au raz des flots, qui s'estompent dans le lointain sans qu'on arrive à dire si ce sont déjà des îles ou encore des presque-îles. Sur l'une d'elles, face à la ville dont elle est séparée par des eaux houleuses, se dresse la silhouette assez laide d'une grosse fonderie d'aluminium. Vers le nord, quelques collines pelées, et le miroitement des lagunes par ou s'achèvent les plaines du Southland. Par beau temps, paraît-il, on voit très bien les montagnes du Fiordland, coiffées de blanc. Je ne sais pas très bien par où commencer ma découverte des lieux. Il y a un quadrillage assez strict des rues toutes droites, très larges, absolument identiques les unes aux autres, bordées de trottoirs fort conséquents en dépit d'un trafic piéton quasi nul et, en arrière des trottoirs, une bande de pelouse, et encore en arrière, les maisons. Les maisons sagement alignées, certaines dans le même style que le Foveaux Hotel, fenêtres d'angle arrondies, crépis fatigués, stores à lamelles, lourdes portes en bois; d'autres toute en bois, style victorien, bow-windows, façades à pignon, petites vérandas à balustrade vermoulue. On en dirait abandonnées tant leurs portes, leurs fenêtres, leur façade, paraissent comme figées de toute éternité dans une inébranlable apathie, indifférentes au vent, aux grains, aux moindres traces de vie qui se donnent à voir ou à entendre ici ou là, très parcimonieusement, un aboiement, un chat furtif, une auto qui passe au coin de la rue, un bateau qui rentre au port, en contrebas. Je passe tel une ombre dans ce qui me fait penser à un décor de cinéma. Ah ! Là, dans celle ci, je distingue une femme assise dans un fauteuil, près de la fenêtre. Elle semble lire. Une figurante, en somme, le décor n'est pas construit pour les rôles parlants. Le temps s'éclaircit. Une légère bruine traversait l'air quand j'ai quitté l'hôtel, et maintenant que le ciel se dégage et s'assèche lentement, les premiers feux de cette lumière glorieuse des hautes latitudes se manifestent, jouissance assurée même en une ville aussi sinistre. J'emprunte la route du bord de mer, la route principale, celle qui ne mène nul part. C'est en effet la Highway 1, qui commence sans doute à Picton, au nord de l'île du sud, sur le détroit de Cook, là où arrivent les ferries en provenance de Wellington, et elle s'achève ici, 800 kilomètres plus bas, à Stirling Point, sur un parking. Et sur le parking, on a planté un de ces panneaux multidirectionnels donnant les distances qui séparent Bluff d'une vingtaine de villes dans le monde. A l'horizon, la silhouette à peine distincte de l'île Stewart au dessus de l'océan moutonneux. Il y a un chemin qui passe par la colline, un heritage trail, naturellement, qui traverse d'intéressantes formations basses, très anciennes. Il monte jusqu'au sommet de la colline, là où se dresse une antenne-relais. Le lointain se fond dans un flou laiteux que la belle clarté australe qui commence à inonder Bluff peine à dissiper. On devine plus qu'on ne voit les mornes finitudes du sud. Je contemple la ville en bas, les toits de tôles rouges, bleues, vertes, comme des dominos multicolores consciencieusement alignés dans la dureté puritaine du milieu; le port, avec ses chalutiers rangés en files indiennes le long des wharfs en bois hauts perchés sur leur pieux. Je redescends vers la ville, côté port, je vais au hasard des perspectives, maintenant inondées de lumière. Je ne croise personne. Le vent court le long des axes déserts, poussant une cannette vide en travers de la rue ou faisant danser ici un emballage de fish and chips, là les pages des petites annonces d'une feuille de chou locale. Il y a, bordant la rue principale, bien en ligne, des immeubles très sérieux, un peu anciens, à deux étages, aux façades agrémentées de colonnes engagées, cannelées, coiffées d'un semblant de chapiteau sauce dorique simplifiée, aux entrées à fronton et plaques noires à lettres dorées (Attorney, Club de Bridge...). Il y a des vitrines d'articles de mode où les mannequins sont comme les habitants pétrifiés de Bluff depuis la dernière éruption de ce qui est aujourd'hui Bluff Hill, et qui doit remonter à quelques dizaines de millions d'années, un peu comme les corps pétrifiés retrouvés à Pompéi, en beaucoup plus ancien. Ce sont en tous cas les seuls représentations d'hominidés que je pourrai observer ce jour à Bluff de manière un peu prolongée, qui ne soient pas seulement des visions fugaces surgissant d'une auto, d'une porte, et se volatilisant presqu'aussitôt au coin d'une rue, dans l'embrasure d'un pub, ou tout simplement, j'en suis presque convaincu, happés par l'implacable vacuité des lieux. Je finis par repasser dans les mêmes rues, devant la même école primaire où les balançoires oscillent toutes seules dans le vent, avec un couinement d'une régularité sans faille (comme dans la scène d'ouverture de Il était une fois dans l'Ouest), devant le même église style contemporain, qui fait penser à un entrepôt des services techniques municipaux plutôt qu'à un lieu de culte, devant les mêmes maisons art déco peintes en bleu ciel ou vert amande... Me voilà tombé dans un sortilège, prisonnier d'un mouvement perpétuel qui me rend captif d'un circuit dont je ne peux m'extraire, d'une ornière spatio-temporelle qui n'est que le sillon d'un disque rayé. Les rues s'allongent, sans fin, sans bruit, sans autre mouvement que celui, très discret, des lignes électriques dans le vent. Le soleil baisse mais n'en perd pas moins de sa clarté, bien au contraire, il embrase cette ville muette, allume les fenêtres et révèle des détails d'intérieurs, un calendrier kitsch accroché au mur d'une chambre à coucher, des poupées avec robes à fanfreluches alignées sur une commode, un papier peint imitation toile de Jouy... Il sature aussi la couleur vive des toits et des clôtures en bois. Et le froid engourdit un peu plus ce néant silencieux et coruscant.
Vingt heures passées. Je continue d'avancer, je photographie, je parle tout seul pour me persuader instinctivement de n'être pas complètement seul dans cette ville, je suis la ligne de chemin de fer, car oui, aussi inouï que cela puisse paraître, Bluff est au bout d'une ligne de chemin de fer, qu'il fut un temps y amena des passagers, et qui sert aujourd'hui a évacuer le maigre volume des marchandises arrivant dans le port de commerce ou la production de la fonderie. Revenu au débarcadère des ferries de l'île Stewart, j'avise, juste en face, un bar où il y a de la lumière. Anchorage Cafe, dit l'enseigne. Il y a donc de la vie à l'intérieur. Une femme, ou un homme, je n'arrive pas à me décider, m'invite de sa voie rocailleuse comme le lit d'un torrent de montagne à m'installer et à lire le menu. De ma petite table carrée où sont posées une salière et une poivrière en forme de phare, je fixe la rue de l'autre côté de la grande baie vitrée. Rien ne bouge. On dirait une photo grand format de Raymond Depardon, quand il veut dire la permanence des lieux, leur tendre monotonie, leur éternelle banalité. Bluff, me dis-je de mon observatoire, c'est la banalité élevée au rang d'art. Je mange en silence des pâtes au poulet et aux champignons, que j'arrose d'un Coca-glaçons. J'envisage de rester un instant assis à ma table et de devenir, le temps qu'il faudra, moi aussi un des mannequins-figurants dont Bluff est peuplée, de me fondre dans ce décor figé. Mais l'androgyne aux cailloux dans la voix m'indique sans détour que ça va fermer. Bien sûr, c'est déjà un miracle que ce fut ouvert; peut-être, m'ayant aperçu divaguer par les rues comme une feuille morte égarée par le vent, ont-ils rallumé les lumières. Je regagne le Foveaux Hotel. Au salon, une dame permanentée, col à dentelles, s'entretient avec un homme en uniforme de policier, tous les deux une tasse de thé à la main. Ca me fait l'impression d'une scène de roman d'Agatha Christie, Miss Marple s'entretenant avec un bobby. Je leur fais mes hommages avec la politesse compassée qui sied à l'établissement. Je monte dans ma chambre, les jambes lourdes, les oreilles encore toutes bourdonnantes de vent, les joues congelées. Je suis toujours le seul client de l'hotel. L'eau chaude approche les cent degrés, c'est une autre règle dans ce genre de maison. Je tire les voiles légers, j'ôte le dessus de lit qui doit peser dans les six ou sept kilos et m'étends sous les draps rêches et, le regard flottant à travers la chambre doucement baignée des derniers feux du jour, j'écoute l'imperceptible souffle de vie qui coule au dehors . Un jour, je le sais, je me souviendrai avec beaucoup, beaucoup de nostalgie de ces heures hors du temps, muettes, immobiles, somptueusement éclairées par la lumière antipodienne, et peut-être me viendra-t-il alors l'envie de revenir à Bluff.

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02 janvier 2011

Nouvelle-Zélande : Stewart Island, finisterre exigeant


J'ignore s'il existe un terme approprié pour désigner l'attirance par les bouts du monde, qu'on appelle très joliment les finisterres. Je propose la finisterrophilie. Je suis finisterrophile. Finisterrophage, finisterro-dépendant, je dois vivre avec une patho-finiserrite aiguë qui me contraint à visiter en priorité les endroits relégués aux toutes dernières pages du Lonely Planet. Le finisterrophile ne limite pas son obsession aux finisterres qui sautent aux yeux, tels les caps mythiques par où s'achèvent les grandes masses continentales. Le concept finisterrien est plus complexe, il s'inscrit dans une logique d'espaces gigognes. La Bretagne est un finisterre, et pas seulement le finisterre de la France, identité qu'elle assume jusque dans le nom de son département le plus à l'ouest, mais celui de l'Eurasie toute entière; à une échelle supérieure, la Cornouaille est un finisterre de la Bretagne, et la cap Sizun un finisterre de la Cornouaille; et si je vais à Plogoff, commune occupant le bout du cap Sizun, je n'aurai de cesse d'atteindre la pointe du Raz; et de ce promontoire magnifique, très finisterrien dans l'âme, j'apercevrai, au-delà du phare de la Vieille, dans l'axe de la chaussée de Sein, l'ile du même nom, Sein l'héroïque, comme un écueil à fleur d'Iroise qui feint la noyade de ses six mètres d'altitude en son point le plus haut; soit, j'irai à Sein, et même jusqu'à son phare annelé de noir et de blanc, tout à l'ouest, j'en gravirai les marches, et de ce sommet senan, je chercherai au ponant, par beau temps, debout dans les creux écumants, Ar-Men. Alors j'aurai vu "ce que l'homme a cru voir" (et pour mieux voir ce chef-d'œuvre d'aventure humaine, lisez Ar-Men de Jean-Pierre Abraham), puisque les finisterres ont, par leur essence-même, des saveurs rimbaldiennes : viser un finisterre, c'est embarquer sur un bateau ivre. Disons-le d'emblée, il est des finisterres qui peuvent décevoir; leur attirance se nourrit de l'attente et de l'espoir qu'ils suscitent au travers des atlas, de leur enchantement toponymique ou de quelques photos, souvent mauvaises (ce qui épaissit d'autant plus leur mystère). Au commencement de l'intérêt que je portai aux iles Batanes, un petit archipel situé dans le détroit de Bashi, à l'extrême nord des Philippines, j'avais déniché des rayons de la célèbre librairie manillaise Solidaridad un livre qui s'intitulait Batanes, Home of the Winds ("Les Batanes, pays des vents"), commis je crois à compte d'auteur par un médecin de Manille, le Dr. Madella. Y figuraient quelques articles très ciblés, dont une enquête sur les ravages supposés du pian parmi les insulaires des Batanes dans les siècles passés, supposition basée sur l'étude de crânes retrouvés dans des jarres funéraires. Il y avait, hors texte, quelques planches photographiques, œuvres de l'auteur lui-même, et qui attestaient de ses piètres qualités de photographe. Pourtant, rien n'aiguisa plus mon désir de Batanes que ces photos mal cadrées, un peu floues, ne montrant des îles que des morceaux de brousse, des bribes de plages, des miettes d'existence pâles ou surexposées. En l'occurence, je ne fus pas déçu. Les Batanes furent largement à la hauteur des accents finisterriens qu'elles avaient fait chanter à mes oreilles. Leurs trois îles habitées portaient des paysages tels que je les avais espérés, tantôt élégiaques, tantôt angoissants, rabotés en quasi-permanence par des vents qui finissaient par rendre saoul. Les gens, qu'on appelle les Ivatan, habitaient dans l'obscurité de maisons en corail avec de toutes petites ouvertures et dont ils retenaient les toits d'Imperata cylindrica dans des filets de pèche. Je croisais sur les côtes nues des jeunes femmes aux visages plus beaux, plus énigmatiques que tous ceux qu'il m'avait été donnés de voir jusqu' alors, des hommes pleins de noblesse, droits comme des i à force de défier les bourrasques, la peau tannée par l'embrun qu'elles emportaient jusqu'au cœur des îles. J'entendais beaucoup d'histoires de sorcellerie, d'envoûtement, de jeunes hommes retrouvés pendus à l'écart des sentiers, de serpents venimeux, de dorades géantes, de prêtres géniteurs ou exorcistes, de pêcheurs disparus en mer, de typhons meurtriers. Les aubes, fraîches et glorieuses, écharpaient le mont Irayat, un cône dormant, de brumes filandreuses et bleutées. Dès neuf heures, le soleil cuisait tout, les crânes, l'océan, les falaises, les bocages autour de Basco, jusqu'au vent qui soufflait comme une haleine brûlante. On trouvait l'ombre d'un arbre assez grand et, calé contre la pente, on contemplait l'horizon tremblant, sans rien dire. C'était une belle, très belle manière de finisterre, où la splendeur du milieu le disputait à sa violence, la beauté des hommes à leur réclusion et à leurs angoisses.


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Je suis venu a Stewart Island une première fois à la fin de l'année 2003. Je n'en connaissais que sa position sur les cartes du pays, au sud de l'île du sud, dont elle est séparée par les trente kilomètres du détroit de Foveaux. La taille en paraissait modeste. Un seul village, Oban, bâti au creux d'une anse taillée dans la cote nord-est. Pour se rendre à Stewart Island, il faut passer par Invercargill, environ cinquante mille âmes, l'une des villes les plus méridionales du monde et, à en croire les Néo-Zélandais, des plus ennuyeuses (j'aurais assez peu d'arguments pour les contredire). Ce fut là, par l'entremise de randonneurs qui en revenaient, que je fus avertis de la rudesse de l'île. Quelques mots suffisaient à en préciser les attraits aux oreilles du finesterrophile : de l'eau, de la boue, du vent ; du vent, de la boue, de l'eau. Une paire de guêtres, un grand sac étanche pour doubler la toile du sac à dos, des vêtements chauds, une réserve d'aliments déshydratés, un réchaud, et une bonne dose d'optimisme. Une semaine et demie durant, j'avais parcouru une partie du sud de l'île ainsi équipé et en avait gardé un souvenir si vif, si récurrent tout au long des sept années qui s'écouleraient avant d'y revenir, que ma mémoire n'a probablement laissé s'échapper aucun détail de cette découverte.

Il est assez surprenant d'apprendre, au vu des sols, des reliefs et du climat peu hospitaliers qui font l'île Stewart, qu'elle fut jadis plus densément peuplée qu'elle ne l'est aujourd'hui. De nos jours, seul Oban et ses environs immédiats font l'objet d'une occupation humaine permanente, et encore beaucoup de maison ne sont-elles que des locations saisonnières ou des résidences secondaires. Au-delà, l'île est rendue à une entière et très âpre sauvagerie, difficilement pénétrable si ce n'est par deux circuits de grande randonnée considérés, avec celui des Dusky Sounds a l'angle sud-ouest des Fiorlands, comme les plus éprouvants de Nouvelle-Zélande. Un réseau de refuges sommaires mais bien entretenus ponctue ces deux sentiers. On a peine à croire, en s'aventurant loin d'Oban, que les lieux traversés firent l'objet de tentatives de conquêtes agro-pastorales. L'existence de l'île Stewart fut attestée pour la première fois par James Cook, en 1770, bien qu'il la prit à cette époque pour une presqu'île rattachée à l'île du sud (il l'appela d'ailleurs South Cape). La présence de tribus maoris sur l'île dont le nom vernaculaire le plus répandu était et reste Rakiura, bien que remontant probablement au XIIIe siècle, resta toujours très limitée, voire saisonnière, et ne laissa aucun impact durable. Les maoris chassaient le moa, une espèce de grand ratite aptère dont la surchasse avait rapidement provoqué l'extinction dès le XVe siècle, ainsi que le puffin, un oiseau marin qui fait encore l'objet, de nos jours, de droits de chasse saisonnière reservées à des clans maoris vivant dans l'île du sud. Dans les années 1860, la découverte de gros filons aurifères dans l'île du sud avait déclenché des ruées vers l'or, induisant le développement rapide de villes comme Dunedin ou Invercargill et une demande soudaine en bois d'œuvre pour soutenir cette croissance urbaine. L'île Stewart devint alors l'un des centres de production de ce bois et des scieries y furent ouvertes. Dans les années 1890, des gisements d'étain furent découverts dans les montagnes du sud de l'île, mais leur exploitation fit long feu. A cette époque, le site de Port Pegasus, au pied de la Tin Range, connut un développement qui nous apparaît, au regard de l'extrême solitude dans lequel il est retombé aujourd'hui, assez incroyable. Il y avait, dans les premières années du XXe siècle, un bureau de poste à Port Pegasus, et même un petit arsenal qui fabriquait des bateaux de pêche. L'île constitua, à la grande époque des baleiniers, un poste avancé pour les campagnes subantarctiques et antarctiques. Ailleurs, dans les grandes dépressions formées par les deux cours d'eau principaux de la Rakeahua et de la Freshwater Rivers, il y eu des tentatives d'élevage de moutons, vite decouragées par des sols trop humides et des conditions climatiques trop dures. En ce début de XXIe siècle, l'île Stewart compte à peine trois cents résidents permanents, concentrés à Oban. Tout le reste est rendu à d'épais couverts forestiers qui laissent place à des formations plus rases dès 300 ou 400 mètres d'altitude, et dont les seuls habitants permanents sont les kiwis et d'autres espèces d'oiseaux parfois très rares, de grands cerfs de Virginie introduits au XIXe siècle, ou des chats sauvages qu'on tente d'exterminer en les empoisonnant.

L'île Stewart couvre une superficie d'environ 1 700 kilomètres carrés. Elle est divisée en deux zones bien distinctes aux origines volcaniques très lointainess, que sépare une baie profonde et très indentée, Paterson Inlet. Au nord, une terre aux contours assez massifs, où le relief s'organise selon un cirque montagneux inégal encadrant une vaste dépression, très évasée, à fond plat, correspondant sans doute à un effondrement d'origine tectonique, où coulent, sans drainage franc, les eaux de la Freshwater River selon une direction nord-ouest - sud-est. On domine cette dépression par la masse imposante du mont Rakeahua au sud-ouest, les formes plus tourmentées des Ruggery Mountains au nord-ouest, dont l'abrupt interne laisse deviner un rejet de faille spectaculaire, le massif du mont Angelm au nord (point culminant de l'île à près de 1 000 mètres), les Monts Thomson à l'est. Au sud de Paterson inlet, s'étend une zone moins massive, aux contours plus compliqués s'émiettant parfois en centaines d'îlots rocheux, comme c'est le cas à Port Pegasus. Cette moitié méridionale consiste essentiellement en une chaîne d'orientation générale nord-est - sud-ouest, la Tin Range. La façade ouest de l'île possède des champs de dunes côtières parmi les plus imposantes au monde, paraît-il (bien que cette affirmation puisse être mise en doute au regard des dunes côtières de Namibie ou de certaines côtes australiennes), que les vents d'ouest on fait pénétrer à plusieurs kilomètres dans l'intérieur des terres. Elles frangent l'immense plage de Mason Bay qui court sur près de 20 kilomètres en une très belle courbe qu'on a attribué, mais là encore les preuves sont aisément démontables, à l'impact d'une météorite.

Il y a en Nouvelle-Zélande des paysages plus immédiatement accrocheurs par leur esthétique supérieure que ceux de l'île Stewart. Milford Sound, les hauts plateaux infra- alpins semi-arides du MacKenzie Country, les grands glaciers des Westlands qui viennent mourir au cœur des forêts de fougères arborescentes, sont des icônes mieux exportables par les promoteurs du tourisme néo-zélandais que les horizons un peu angoissants de l'île Stewart. Chevauchant le 47e parallèle sud, l'île avoisine la ceinture climatique subantarctique, dont elle subit fréquemment les effets directs : une humidité permanente, des vents dévastateurs, et une instabilité météorologique prodigieuse, qui rend toute prévision très fragile. Les eaux qui entourent l'île ne connaissent pratiquement jamais de répit, et certains visiteurs préfèrent payer plus cher pour s'offrir la demi-heure de petit porteur que demande le vol entre Invercargill et Oban plutôt que d'affronter les déferlantes du détroit de Foveaux. L'île Stewart se mérite, et la traversée du détroit, fût-elle agitée, n'est pas, de loin, l'épreuve la plus exigeante a subir pour que soit révélée sa beauté. Plus que la sévère grandeur de ses horizons, ce sont les réalités un peu salissantes du terrain et les promesses d'heures très solitaires et sans pitié qui font de l'île Stewart une villégiature attractive. Pour peu qu'on envisage avec plaisir la perspective d'un repos mérité et qu'on soit assez clairvoyant pour de pas se laisser décourager par les difficultés du terrain, l'île devient rapidement une obsession, un finisterre de premier choix.

J'ai voulu revivre les jours inoubliables d'il y a sept ans, lorsque je suis venu pour la première fois sur l'île Stewart. Deux parcours balisés invitent les marcheurs, l'un au nord, l'autre vers le centre et le sud. J'avais opté pour celui du sud, plus court mais plus exigeant. Certains sentiers de randonnée de Nouvelle-Zélande sont devenus, au grand désespoir des finisterrophiles, surfréquentés, tels le Abel Tasman track à l'extrême nord de l'île du sud, ou le Milford track dans la région du Milford Sound. Fort heureusement, les difficultés liées aux conditions climatiques capricieuses et au mauvais drainage des terrains traversés mettent l'île Stewart à l'abri de tels désagréments. Deux à trois mille marcheurs s'aventurent chaque année au-delà des environs d'Oban, principalement vers le nord, et peut-être deux ou trois cent dans le sud de l'île. Toute randonnée débute par un passage à Oban. C'est un village moderne, très calme, vivant de la pêche et du tourisme. Une supérette, un bureau de poste, un temple presbytérien, une poignée de petits restaurants et de guesthouses, un minuscule musée, un cabinet d'infirmiers, une école primaire assortie d'un gymnase, une pompe à essence antédiluvienne pour permettre aux quelques véhicules de l'île de parcourir le tout petit réseau asphalté qui dessert les environs d'Oban, une modeste centrale électrique fonctionnant au fuel, voila à peu près résumée la vie humaine sur l'île Stewart.


* * *


Un matin, après avoir fait et refait l'inventaire du contenu de mon sac, obnubilé par son poids et les possibilités, très minces, de l'amoindrir, j'embarque sur un de ces taxis d'eau grâce auxquels on peut atteindre à peu de frais énergétiques, en remontant les bras secondaires de Paterson Inlet, quelques endroits à l'intérieur de l'île. La veille, je me suis abstenu de vérifier les prévisions météorologiques, qui sont d'ailleurs par ici, je l'ai dit, très peu fiables. Un employé du Ministere de l'environnement, qui gère le parc national recouvrant 85% de l'île Stewart, m'a dit qu'il n'avait pas beaucoup plu ces dernières semaines, et que je pouvais espérer un terrain moins boueux qu'à l'accoutumée. Aussitôt extrait de la petite crique qui lui sert de mouillage, le bateau taxi doit affronter les eaux tumultueuses du bras principal de Paterson Inlet. Un vent d'ouest, c'est-à-dire de face, creuse la surface qui se couvre de moutons écumants. De gros nuages argentés traversent le ciel à toute allure, voilant et dévoilant alternativement le décor de montagnes sombres qui entourent la baie. Le pilote, un vieux, sorte de Popeye couperosé et taiseux, se fendra, de tout le voyage, d'un laconique "Accrochez vous, jeune homme". Il me dépose sur un ponton de bois en un lieu connu sous le nom de Fred's Camp. Adossé à l'abrupt touffu qui domine directement une plage lilliputienne, un refuge . J'y trouve, comme dans tous les refuges de Nouvelle-Zélande, une scie à tronçonner, qui me permet de couper un bâton de marche, appoint secourable lors des traversées de cours d'eau, de champs de boue et de tourbières. Une légère anxiété m'étreint, mélangée à l'exaltation de pouvoir m'enfoncer dans ces espaces vides d'hommes. Il s'agit, dans un premier temps, de rejoindre le refuge suivant, distant d'une quinzaine de kilomètres. Le sentier, physiquement intermittent, est signalé par des triangles oranges cloués aux arbres de loin en loin. Il suit d'assez près la rive gauche de la Rakeahua River, s'en éloignant par moments pour franchir des reliefs plus importants. A la rumeur des flots agités de Paterson Inlet, succède rapidement le silence de la forêt, tramé, quand on y prête l'oreille, de mille petits détails sonores dont je ne parviens pas à localiser l'origine. De longues portions de terrains plats recouverts d'un épais tapis de feuilles humides offrent des minutes de répit entre les profonds et étroits ravins qui entaillent la première partie de l'étape. Les descentes sont périlleuses, presque en à-pic; j'entends sans les voir les torrents qui grondent tout au fond. Dans un soucis assez dérisoire de vouloir conserver le plus longtemps possible mes pieds au sec, je cherche des franchissements de torrents assez étroits pour m'éviter le bain de pieds. Trop compliqué, mais cela ne m'épargne pas la recherche de passages franchissables sans risquer d'être renversé par des courants trop puissants, je suis donc contraint à des détours par l'aval des torrents, jusqu'à des portions plus calmes ou l'eau glaciale envahit mes godillots. La succession de plus en plus rapprochée des ravins est vite épuisante, d'autant qu'en ce premier jour de randonnée, les victuailles, inentamées, pèsent. Je transpire comme un bœuf sous mes vêtements imperméables, mais il est important que je m'astreigne à leur port, car la chaleur ressentie, due à l'effort, est illusoire. Au moindre arrêt, je suis transi en cinq minutes. Au fur et à mesure de ma progression, la largeur du cours principal se rétrécit. De fait, il est difficile de dire où s'achève la Rakeahua River et où commence les eaux de Paterson Inlet qui la prolongent vers l'est. Probablement là où les courants de marée cessent d'agir. Le temps se couvre de plus en plus, noyant dans une purée de pois blanchâtre les avants sommets du sud de l'île que je pouvais encore apercevoir en arrivant à Fred's Camp ce matin. Il pleut. Le terrain s'aplanit, j'entre dans la basse vallée de la Rakeahua, dont le drainage très approximatif du large fond plat donne des terrains gorgés d'eau. La forêt mixte à podocarpes et hêtres cède la place à des formations plus basses, arbustives et buissonnantes, voir à de vastes clairières là où s'étendent les tourbières. Débarrassé des abrupts casse-gueule, je dois maintenant me battre avec un obstacle plus redoutable, la boue, qui ralentit considérablement ma progression. Le bâton me permet d'en sonder la profondeur, mais mon poids, auquel s'ajoute celui du sac a dos, m'entraîne parfois jusqu'aux cuisses dans cette mélasse noirâtre. Voulant me retenir à une branche qui s'avère être pourrie, je m'étale de tout mon long, les quatre fers en l'air, dans un de ces passages gluants. Handicapé par mon sac, je suis là, à me débattre solitairement comme une tortue qu'on aurait posée sur sa coquille, pour tenter de me redresser. Après six heures de marche salissante, j'arrive en vue de la Rakeahua Hut que signale de loin un couple de grands cèdres.

Faire du feu, décrotter autant que possible ses dessus, ses guêtres, ses chaussures, passer des thermolactyles secs, faire du thé, préparer un plat chaud, se réchauffer les pieds (tâche la plus ardue), les occupations ne manquent pas. Le refuge est minuscule. Il est équipé d'un petit poêle en fonte noirci par des années d'utilisation, estampillé Yukon. Une réserve de bois sec est empilée devant la porte du refuge, sous abri. Le soir, j'entreprends la lecture du livre d'or, où chacun à laissé ses impressions, ses tuyaux, ses souffrances tournées en dérision par un humour grinçant. Ceux qui viennent l'hiver (autour de juillet) sont les plus méritants; les journées sont courtes, le temps plus humide que jamais, les vents plus cruels, la boue plus profonde. Toute la nuit, le refuge est secoué par de très grosses bourrasques et noyé sous des déluges d'eau. Je dors peu, préoccupé par l'état dans lequel les lourdes chutes d'eau risquent de mettre le parcours. Au lever du jour, le vent faiblit à peine, la pluie cesse un peu mais rien n'est visible autour du refuge. Je décide de partir un peu vers l'ouest, sans mon sac, pour vérifier la possibilité de passage, la basse vallée de la Rakeahua étant très vulnérables aux crues après de fortes pluies. Ça va, je pourrais passer, mais le temps ne s'arrangeant guère, le vent d'ouest, donc de face, se renforçant, je reste la journée au refuge, m'occupant à couper du bois à la hache. Les moucherons que l'on appelle ici sand flies (mouches des sables) ne me laissent aucun répit et me dévorent les mains, que je n'ai pas ganté. Le soir, vers huit heures, je vois débouler une randonneuse japonaise avec un sac deux fois plus gros qu'elle sur le dos. Kimiko est originaire de Kobe et vit depuis quatre ans en Nouvelle-Zélande où elle gagne sa vie comme guide de montagne l'été et professeur de ski l'hiver, dans la région de Queenstown. Elle parle sans doute un anglais très correct, mais dont il faut décoder l'accent à couper au couteau. Je m'aperçois que c'est le soir de Noël. Pour l'occasion, je m'offre un curry thaï. Je ne puis imaginer lieu plus enchanteur pour cette occasion, car, pour être franc, le finisterrophile que je suis est également "festivophobe", et je suis prêt à croire que ces deux pathologies vont nécessairement de paire. Nouvelle nuit de vent et de pluie. Kimiko souhaite absolument monter sur le sommet du Rakeahua qui domine de 700 mètres la vallée du même nom, par le nord. Je jette un œil dehors, la montagne est noyée sous un ciel bas, mais qu'importe, je ne souhaite guère passer une nouvelle journée à couper du bois ou scruter le ciel; je n'ai emporté aucune lecture (le poids du sac, le poids du sac...) et les seules laissées par des marcheurs précédents sont des revues de chasse, dont je me suis servi en partie comme de torche-cul. Nous partons donc, Kimiko et moi, à l'assaut de l'invisible Rakeahua. Passées les plates étendues marécageuses qui s'étendent au pied de la montagne, nous pénétrons dans les forêt magnifiques qui en couvrent les basses pentes. Il y a quelques années, la B.B.C. avait produit un documentaire sur les dinosaures, sujet très en vogue. Les animaux étaient reproduits par images de synthèse, mais le réalisateur avaient souhaité les faire évoluer dans de vrais paysages. Ils s'était donc mis en quête de forêts actuelles dont l'aspect se rapprocherait le plus possible de l'image que les paléo-botanistes estiment avoir été celle des forêts du Crétacé. Ils jeta son dévolu sur les forêts basses de l'île Stewart. Et l'on imagine en effet aisément, parmi ces grandes fougères arborescentes, ces podocarpes géants, ces écroulements de troncs morts recouverts de mousses et d'énormes champignons, ces lianes immenses qui festonnent d'arbre en arbre, surgir un de ces stégosaures ou de ces tricératops pustuleux et dentus. Nous traversons une forêt qui n'a pas beaucoup changé d'aspect depuis cent millions d'années. Les atteintes portées par les tentatives d'exploitations aux XIXe et XXe siècles par quelques téméraires aventuriers écossais ou irlandais ne furent que d'infimes blessures aussi vites effacées que ces colons se désespérèrent de l'âpreté du milieu. La marche sur ces bas versants forestés, en pente douce, est aisée. Il n'en n'est pas de même lorsque nous atteignons un premier replat, à la limite supérieur de cet étage, où la végétation est plus basse et protège moins bien du vent. Quelques vues, presque fugaces, s'offrent à nous à la faveur d'une trouée dans le brouillard qui remplit la vallée. Patertson Inlet, tel une grande plaque d'étain chantournée, des taches lumineuses pâles sur les montagnes, et tout au loin l'effritement de l'île en multiples îlots. Nouvelle pente, nous l'attaquons par le lit très raide d'un petit torrent encombré de roches et de racines. Kimiko, très sportive, file comme un cabri. Je lève les yeux, impossible de voir le sommet, et à mesure que nous gagnons de l'altitude, nous sommes de plus en plus exposés à la rage du vent d'ouest. Le brouillard s'épaissit, nous naviguons à vue, en essayant tant bien que mal de repérer les pieux gainés de plastic orange qui servent de balises, mais la visibilité ne porte pas à vingt mètres. Au sommet, je sais que se dresse une antenne relais; j'essaye de la deviner à travers ce voile épais, en vain. Nous finissons par ne nous fier qu'à la pente pour pouvoir atteindre notre but. Les bourrasques nous malmènent. Le couvert végétal est à présent réduit à quelques espèces alpines très basses, la roche mère affleure. Je distingue à présent un sifflement aigu émergeant du hurlement ambiant, qui doit être produit par le frottement du vent sur l'antenne. Nous essayons de nous diriger au bruit, et apercevons enfin le sommet et le relais à travers le brouillard. La vue est totalement bouchée, nous nous recroquevillons à l'abri de la petite cabane qui sert de local technique pour l'antenne-relais, comptant sur une hypothétique éclaircie, même furtive. J'ai emporté dans une poche de ma veste imperméable des barres de céréale, Kimiko une petite bouteille d'orangeade. En moins de quinze minutes d'inaction, le froid nous gagne jusqu'aux os et nous prenons conscience que nous ne sommes pas armés pour demeurer dans cette tourmente : des bourrasques détrempées nous cinglent de plein fouet à plus de cent kilomètres heures; difficile de garder son équilibre. Nous prenons la décision de redescendre au plus vite plutôt que d'être congelés sur place à attendre un dégagement qui ne viendra probablement pas. Kimiko, qui est une battante, décide de poursuivre dans la foulée vers Fred's Camp. Je passe le reste de l'après-midi à enrichir la réserve de bois du refuge et à observer les eaux noires et rouille de la Rakeahua qui serpentent à environ deux cent mètres un peu en contrebas du refuge. Le silence et la solitude des lieux sont absolus, la nuit y est un peu angoissante.

Quatrième jour. Je crois déceler une amélioration du temps. Je souhaite reprendre un itinéraire emprunté il y a sept ans, qui mène vers les sommets dominant au sud la moyenne vallée de la Rakeahua, et qui constituent les prolongements septentrionaux de la Tin Range. L'entreprise est hasardeuse à plus d'un titre. D'abord, le balisage qui montrait un chemin jusqu'au sommet dit de Table Hill n'est plus entretenu depuis au moins cinq ans, m'a-t-on prévenu à Oban. Ensuite, l'amélioration météo risque de n'être pas suffisante ou pas assez stable pour m'assurer des conditions décentes de progression et surtout d'orientation. Un ciel trop bas pourrait me priver d'une visibilité indispensable à l'étage alpin en l'absence de balisage. Je décide de tenter ma chance, quitte à rebrousser chemin si je juge, sur le terrain, le risque d'égarement trop élevé. J'ai du mal à retrouver le départ du chemin, n'ayant pour m'y aider qu'une carte au 50 millième qui ne le figure plus et mes souvenirs d'il y a sept ans, pourtant assez intacts et précis, à moins qu'ils ne me trahissent. Après quelques tâtonnements, je tombe sur un panneau un peu en retrait de la berge, en partie dissimulé derrière des branchages, indiquant l'ancien chemin vers la Tin Range. A ce stade, on peut encore le deviner, en filigrane, mais de balisage, plus aucune trace. J'ai pris soin de me munir de deux rouleaux de chatterton jaune vif pour poser mes propres repères et pouvoir revenir sur mes pas. La fois précédente, alors que le sentier figurait encore sur les cartes et le terrain, je m'étais égaré dans l'étage forestier pendant une bonne heure, à l'approche du soir. Se fondre dans un milieu sauvage est un bonheur qui peut n'avoir d'égal que l'angoisse de s'y perdre, et basculer de l'un dans l'autre peut révéler la fragilité de nos passions lorsqu'elles se heurtent aux risques qu'elles induisent. Je m'accroche aux indices ténus m'indiquant le tracé du chemin, qui sont parfois inexistants avant de réapparaitre un peu plus loin. A de nombreuses reprises, je suis sur le point d'abandonner face à la probabilité grandissante que je fasse fausse route, mais à chaque fois, l'espoir renaît à l'évidence de la présence du chemin, ou, mieux, à la découverte d'une balise rescapée, toute moussue. Une pluie fine commence à tomber, la couronne des grands arbres m'empêche de voir l'état du ciel, mais mon optimisme de ce matin diminue. J'atteins un premier replat et passe à hauteur d'une petite mare dont la présence entre soudain en écho avec mes souvenirs; je m'accroche a cet écho et tâche d'en prolonger les rebonds. Ainsi, je revois une montée très raide qui doit me conduire jusqu'à une sorte de val perché ponctué d'autres étangs et dont il me suffira de suivre le talweg vers l'amont. Je tente d'appuyer ces souvenirs que mon entêtement rallume en cherchant des concordances sur la carte topographique. Les courbes de niveau semblent me donner raison, ce qui provoque en moi un regain d'optimisme, mais plus j'avance, plus le temps se dégrade. Voilà le raidillon qui coupe à travers de hauts genets, voilà les étangs et le val perché. D'ici, j'apercevais Table Hill, immense croupe surbaissée dont un affleurement granitique en forme de corniche soulignait le sommet, mais aujourd'hui, je la devine plus que je ne la vois. Je poursuis malgré tout, mis en confiance par les chattertons qui me garantiront un retour à bon port. Après avoir remonté la partie découverte du val, il me faut poursuivre vers l'amont à travers une formation très serrée d'arbustes. Je tiens toujours le fil de mes souvenirs, beaucoup plus secourable que ma carte, dont l'échelle est trop petite et le légendage trop pauvre. Je retrouve un dernier abrupt, très violent, en haut duquel je dois déboucher sur une formation rase de bruyères. La pente est glissante, traître, ça ruisselle de partout, je suis trempé, les piqûres de sand flies sur mes doigts ne s'arrangent pas : nouvel accès de pessimisme, bien que je sois sur la bonne route. En haut de la pente, coup de massue : la visibilité est de dix mètres au plus, et les rafales sont d'une force telle que mes balises en chatterton risqueraient d'être emportées. Attendre dans un air froid et saturé d'humidité que la visibilité s'améliore est une perspective trop décourageante; m'engager sur cette lande sans repères et risquer que le brouillard la noie à nouveau durablement est trop risqué. Je n'ai pris des vivres que pour la journée, ai laissé tente et duvet au refuge. Le terrain n'offre aucun abri naturel. La sagesse me dicte de revenir vers le refuge.

Table Hill constitue la porte d'entrée septentrionale de l'échine montagneuse qui cours tout le long du sud de l'ile. La ligne de crête, qui culmine au mont Allen à près de 800 mètres, connait les pires conditions climatiques de l' île Stewart en raison des vents d'ouest très violents qui la cinglent la majeur partie du temps. A en croire les randonneurs qui ont traversé cette région, les sols y sont toutefois mieux drainés qu'au nord et au centre de l'île. L'utilisation d'un GPS est indispensable en cas de brouillard prolongé, à moins d'avoir avec soi de bonnes réserves de nourriture. Les photos de la Tin Range et de ses environs montrent d'étranges paysages ou l'on remarque de surprenantes formations rocheuses, des dômes granitiques blancs entierement nus correspondant certainement à d'anciennes montées de matériaux volcaniques qui se sont solidifiés avant d'avoir été dégagés par l'érosion différentielle. Ce sont des paysages d'une solitude absolue et d'une beauté singulière. Les parcourir requiert autonomie et confiance et s'il est fortement recommandé de ne pas s'y aventurer seul, je n'imagine guère d'expérience plus grisante que de s'y confronter en solitaire. Je n'en n'ai pas fini avec l'ile Stewart...

Le soir, au refuge, je ne suis plus seul. Un homme à longue barbe blanche et cheveux rare est arrivé dans l'après-midi, par voie fluviale. Il s'appelle Kevin, et se déplace en kayak de mer. Il est Américain, réside officiellement en Alaska, dans la région d'Anchorage. Mais Kevin passe son temps à osciller entre les hautes latitudes nord et les hautes latitudes sud. L'été boréal, il gère la logistique de camps de chercheurs d'or dans le nord de l'Alaska. Quand vient l'hiver dans l'hémisphère nord, il s'envole pour Christchurch, et s'occupe de l'intendance des missions scientifiques américaines en Antarctique. Tous les ans en décembre, il prend le volant d'une vieille Toyota Corolla break garée à Christchurch et sur le toit de laquelle il arrime son kayak, et part au hasard des routes et des rivages, avant d'estiver vers les bases de vie antarctiques. Un jour, Kevin a décidé qu'il devait apprendre à lire le français. Ça se passait dans les années 1960. Il s'est envolé pour l'Europe, s'est installé dans un petit village au dessus de Lausanne et a appris le français avec l'accent vaudois. Lorsqu'au bout d'un an il est allé s'encanailler a Paris, les filles ont raillé sa drôle de manière de parler le français; il a jugé leur manières un peu vexantes et est rentré en Amérique. Kevin trimballe toutes sortes de sacs et contenants étanches high-tech remplis de livres et de victuailles, dont une outre de vin rouge. Nous compulsons longuement une somme sur l'histoire de l'ile Stewart que lui a prêtée un ami de Dunedin, fort bien illustrée. Nous détaillons ensemble à la lumière de nos torches des vues montrant des familles de colons écossais posant dans des intérieurs sommaires, tout en bois, où se devinent l'humidité et le labeur quotidien; des hommes aux visages usés devant une scierie à Port Pegasus; nous trouvons même la photo d'un certain Fred, assis devant une maisonnette à l'endroit même où se trouve actuellement le refuge de Fred's Camp. Le Fred en question avait construit une auberge à l'usage des colons qui se rendaient en vapeur dans la basse vallée de la Rakeahua et devaient attendre, pour s'y engager, la marée haute, parfois jusqu'au lendemain.

Cinquième jour. Je suis décidé à rejoindre Doughboy bay, vers l'ouest. Mes vivres diminuent, je dois progresser. Kevin, lui, ne peut guère aller plus en amont de la rivière, qui n'est plus vraiment navigable au delà de Rakeahua Hut. Le temps n'a guère changé, mais Kevin a pu capter un bulletin météo sur son poste de radio, qui annonce une probable amélioration à partir de ce soir. Nous nous séparons donc, chacun partant en sens opposé. Je marche dans des chaussures mouillées depuis cinq jours. Mais surtout, les piqûres de sand flies se sont infectées sur mes doigts, j'ai dû les percer avec des épines pour en évacuer le pus. Je n'ai pas de désinfectant. Je ne peux que protéger les plaies avec les quelques sparadraps emportés dans ma trousse. L'état du parcours s'avère bien pire que je ne l'avais imaginé. La boue est si profonde en certains endroits que je suis contraint à de pénibles détours par les broussailles. Je m'épuise à marcher dans un sol excessivement spongieux, jusqu'au moment où, ayant mal évalué une cuvette de boue, je m'y retrouve enfoncé jusqu'en haut des cuisses, sans aucune prise à portée de main pour m'extraire de ce piège. Je mettrai cinq minutes à m'en libérer, sous une pluie battante, en déployant des efforts qui, s'ils doivent être renouvelés, risquent de m'épuiser prématurément. Accompagné, j'aurais probablement trouvé la force de continuer. Seul, dans un accès de découragement, j'y renonce. Je me décide, la mort dans l'âme, à retourner vers Fred's Camp, où je passerai la nuit avant de rallier la vallée de la Freshwater River. Sombre journée, passée à ruminer un sentiment d'échec. Je marche vite, sans prêter aucune attention aux merveilles qui m'entourent, insensible à l'eau glacée des rivières et à la viscosité de la boue qui recouvre en les alourdissant mes guêtres et mes godillots. Vers 15 heures, j'atteins Fred's Camp, sans avoir rien mangé depuis le lever. Par bonheur, j'y retrouve Kevin, qui a préféré y passer la nuit en attendant l'amélioration prédite. Sa présence m'évitera de me ressasser la retraite à laquelle je me suis cru contraint par sagesse. De plus, Kevin est maître dans l'art de faire du feu, grâce à quoi l'air dans le refuge est parfaitement sec. Nous passons une après-midi calme à deviser et lire. Il est plongé dans le manuel de survie en mer qu'avait écrit Bernard Moitessier, Voile, mers lointaines, îles et lagons; j'ai repris la lecture en diagonale du livre sur l'histoire de l'ile, Stewart Island Explored, par Hall Jones . Kevin, je crois, a un côte finisterrophile, je ne pouvais trouver mieux comme lot de consolation.

Sixième jour. Je reprends mes chaussettes froides et mouillées, rechausse mes godillots qui finissent par perdre forme. Le sac est un peu plus léger. Six à sept heures de marche m'attendent pour rejoindre et traverser la basse vallée de la Freshwater River, où je redoute un peu d'avoir à me débattre à nouveau avec des sols peu praticables. Je l'aborde, après deux heures agréables dans une hêtraie bien aérée. La transition est assez brutale, se faisant par ce que les géomorphologues, dans leur fascinantes terminologie (qui n'atteint cependant pas le degré poétique de celle des botanistes), un kick basal. Il est cependant douteux que je puisse appliquer ce terme dans le cas présent, puisqu'il désigne une transition issue d'un processus d'érosion différentielle alors qu'ici la rupture de pente matérialise plutôt le contact entre une zone d'effondrement ou d'affaissement et une autre soulevée, sans doute par une très ancienne activité volcanique ou un jeu de failles. Je m'engage dans la dépression de la Freshwater River. Commence alors une longue traversée, au moment même où, pour la première fois depuis près d'une semaine, le ciel se dégage, faisant oublier la difficulté du terrain, saturé d'eau après les pluies des jours passés. Seules les balises matérialisent un itinéraire physiquement inexistant au sol; je ne peux donc guère me permettre de les perdre de vue en cherchant des passages plus secs, et suis contraint, à nouveau, de m'enfoncer jusqu'aux cuisses dans une surface qui tient du marécage, à moins de trouver un appui une motte en équilibre instable sur son matelas spongieux. La beauté de l'espace où je me trouve est saisissante. La lumière du soleil dore les grandes herbes qui colonisent les endroits les plus secs, et fait mousser le vert sombre des montagnes alentours. Derrière moi, le mont Rakeahua,que KImiko et moi avons gravi à l'aveuglette il y a trois jours, dresse sa masse brunâtre dans un ciel presque d'azur. Je m'assois un instant contre une sorte de grosse touffe de tussock pour laisser les rayons du soleil me réchauffer, l'âme vierge de cette plaine finisterrienne prendre possession de mes sens. Je m'imagine seul sur l'ile. Depuis six jours, je n'ai rencontré que deux personnes. Le reste du temps, j'ai un peu parlé tout seul, surtout pour me plaindre, en termes assez grossiers je le crains, de la boue, des broussailles, de mes piqûres aux doigts qui me font mal, des crochets de mes chaussures qui cassent les uns après les autres (bonne résolution pour la nouvelle année : boycotter les godillots de marque Lafuma). Et j'ai aussi parlé tout seul pour me dire que tout ça n'avait pas bien d'importance en regard du moment présent, là, au beau milieu de cette plaine qui, depuis la disparition des dinosaures, n'a peut-être pas changée. Mais le plus indiqué, c'est encore d'imiter cette nature : ne rien dire. Un peu plus loin, je trouve une levée de terre dont je peux suivre la crête et donc garder les pieds au sec. Il doit s'agir des frontières du lit majeur de la Freshwater, dont le cours est largement excentré à l'est de la dépression, vers les Monts Thomson. Ou peut-être s' agit-il encore d'un bourrelet liminaire fossile, le lit de la rivière ayant du se déplacer à plusieurs reprises sur un profil aussi plat. Pendant deux ou trois kilomètres je dois suivre un itinéraire intuitif en l'absence de balises. Je finis par atteindre le refuge de la Freshwater vers quatre heures. Une passerelle suspendue construite selon la technique dite du pont de singe permet de traverser les eaux sombres de la rivières. Le refuge se trouvant à la jonction des circuits nord et sud, quelques randonneurs sont déjà là, profitant du soleil radieux : un couple venu de la ville de Nelson, une jeune allemande, et, plus tard, deux randonneurs d'Oamaru et de Te Anau. La grande majorité de ceux qui viennent marcher ici sont des Néo-zélandais, des Britanniques et des Allemands. Le soir, la conversation tourne autour des aliments pour randonneurs (éviter les purées et les yaourts déshydratés, sous peine de se nourrir de grumeaux, préférer les pâtes et les plats exotiques, généralement très réussis, maudire la pingrerie des fabricants qui vendent à prix d'or des portions minables) et de quelques autres sentiers de randonnée de Nouvelle-Zélande. On me déconseille fortement le Abel Tasman Track pour les semaines à venir, surfréquenté.

Le lendemain, je décide de laisser mes affaires au refuge. J'ai bien assez de nourriture pour tenir encore deux ou trois jours. En revanche, mes piqûres ne s'arrangent pas. Mon index gauche suppure abondamment, avec une récurrente sensation de brûlure. Le randonneur d'Oamaru, fort bien équipé, me fait don de désinfectant et d'une bandelette propre. Ça fera l'affaire pour les deux jours à venir, avant de me procurer des antibiotiques à l'infirmerie d'Oban. Le refuge se trouve au pied des Monts Thomson, dont un des sommet s'appelle Rocky Mountain. On peut y accéder assez aisément. L'excursion me semble très facile comparée à mes tentatives malheureuses des jours précédents. Les basses pentes portent une belle forêt de grandes espèces endémiques. Les sous-bois sont tapissés de fougères disposées en bouquets rayonnants qui accrochent la lumière filtrant à travers l'épaisse couronne forestière. Au sommet, un chaos granitique possède de belles plates-formes naturelles pour observer la vue, extraordinaire : la dépression de la Freshwater s' étale du nord vers le sud, toute miroitante; vers le nord, enveloppées dans une brume bleue pâle, les formes torturées, presque effrayantes, des Ruggery Mountains; au sud, la surface profondément échancrée, grise, étale, de Paterson Inlet; droit devant, les champs de dune de Mason Bay. Je reste une bonne partie de l'après-midi à jouir de mon perchoir magnifique, me réfugiant parfois pendant de long moments dans un des abris naturels ménagés par le chaos, lorsque le vent me fait top mal aux oreilles. Le soir, je retourne sur les bourrelets liminaires dans la dépression de la Freshwater, pour profiter des éclairages crépusculaires qui confèrent à ce paysage quelque chose qui me rappelle, confusément, quelque tableau de paysagiste hollandais du XVIIe ou XVIIIe siècle; sans doute le relief déprimé, à peine marqué par des buttes résiduelles, la boue, les flaques qui attrapent les derniers feux du jour, la silhouette noueuse d'un arbrisseau...

Ce sera mon huitième et dernier jour. Il me faut rejoindre Oban pour faire soigner mes doigts, dont plus un n'est épargné par les piqûres légèrement infectées mais douloureuses dès qu'on y touche, de sorte que je ne peux plus rien manipuler sans prendre mille précautions pour ne pas grimacer. Il me faudra couvrir deux étapes en une journée, soit environ 25 kilomètres, avec le franchissement des Monts Thomson. Je quitte le refuge dès sept heures, les pieds mouillés mais le sac désormais plus léger. L'ascension du mont est longue, interminable et, à l'étage subalpin, j'avance dans une brume froide et humide, par un sentier plus bourbeux que jamais. Je ne peux guère m'aider de mes mains pour me réceptionner ou me rattraper à une branche quand je trébuche, étant certain d'appuyer sur une des douloureuses piqûres. Je suis fatigué mais la hâte de mettre des vêtements propres et surtout d'avoir les pieds au sec me fait avancer assez vite. L'itinéraire épouse les profondes indentations de Paterson Inlet, imposant des distances marchées relativement longues par rapport à une distance à vol d'oiseau somme toute modeste. Vers 13 heures, j'atteins le refuge de North Arm, vide, sous un grand et chaud soleil. En contrebas, une plage offrant une vue splendide sur le Rakeahua et les premières montagnes du sud de l'île. Je suis presque tenté de poser mes affaires et de passer l'après-midi et la nuit ici, mais l'état de mes doigts me commande de rentrer ce soir pour les soigner dès demain matin. A Oban, je retrouve Kevin et son kayak. Je rencontre aussi Shane, un Américain taillé dans un bâton de sucette, tout en nerfs et en muscles, le visage mangé par une barbe brune. Il est en train de brosser une paire de baskets plus proches des chaussons de danse que des baskets, en vérité. Il a fait le circuit du nord chaussé de cette paire de ballerines, et s'en est très bien tiré. Il la trimballe partout, a remonté à pied toute la Côte Ouest des États-Unis avec pour rejoindre la ville où il habite Seattle, depuis San Diego. A Seattle, Shane travaillait comme programmeur dans une société produisant des logiciels. C'était sa compétence première, mais sa nature première l'appelait à rejoindre les routes, les sentiers, les montagnes... les finisterres. Ce qu'il a fait, armé de son sac léger et de sa paire de ballerines.

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