10 janvier 2011

Nouvelle-Zélande - Portrait de Bluff un 1er janvier.


Rétrospectivement, je trouve mon idée d'avoir passé une journée et une nuit à Bluff plutôt audacieuse. Je pensais avoir vécu des expériences définitives en matière de vacuité urbaine après avoir hanté, de jour, tel un spectre égaré, les rues de Narvik, en Norvège, de Maribor, en Slovénie ou de Vierzon, avec, sur les lèvres, cette question lancinante, obsédante : où sont les gens ? Évidemment, il est toujours possible, par le jeu des comparaisons, de trouver à des villes que d'aucun considère sans hésiter comme vivantes un travers casanier. En octobre 2009, je regagne Paris au terme d'un voyage en Inde du sud. C'est en descendant la rue Claude Bernard, un soir de semaine, autour de vingt heures, que je prends pleinement conscience, tant le contraste est violent, des foules incroyablement denses qui congestionnaient les rues de Bangalore, de Madurai ou de Trichy, à six heures du matin comme à minuit. Cependant, j'ai beau fouiller dans la mémoire de mes voyages, je ne pense pas avoir goûté un tel sentiment de néant avant que d'arpenter les rues de Bluff aux premières heures de l'année 2011. Il faut dire que les villes de Nouvelle-Zélande n'ont pas exactement la réputation d'être fêtardes. Elles respirent un tel sérieux, se figent à ce point dans une sévérité et une tristesse toutes antipodiennes qu'un coup de klaxon, un éclat de rire, un groupe de plus de trois personnes, un petit commerce ouvert après dix neuf heures suffisent à éveiller les soupçons. Longtemps, je me suis remémoré d'autres villes de Nouvelle-Zélande où j'avais eu la drôle d'idée de faire étape, Napier, Greymouth ou Hamilton, en me disant qu'un voyageur souffrant d'un chagrin d'amour ou à peine remis d'un épisode dépressif devait absolument éviter d'y séjourner. A Napier (cela remonte à sept ans, peut-être les choses ont-elles changé, mais j'en doute, je soupçonne un certain attachement des Néo-zélandais à cette austère tranquillité), pris d'une sorte de vertige momentané face à l'absence totale de perspective dans la manière dont j'allais occuper une journée qui s'annonçait pluvieuse, j'eu la brillante idée d'aller à la bibliothèque municipale. Les bibliothécaires de Napier semblaient avoir pris a malin plaisir à ne commander que des ouvrages parfaitement inoffensifs pour la curiosité et l'émotivité de leurs concitoyens. Épluchant grossièrement le contenu des rayons, je découvrais des quantités phénoménales de livres sur le jardinage, la couture ou le point de croix, le bricolage, les animaux de compagnie, les régimes diététiques, la gymnastique douce, l'entretien des autos, la confection d'un herbier, les bonnes manières en société, les mille et une recettes pour réussir une compote... Me dirigeant vers le rayon histoire : quelques uns de ces ouvrages prétendant, en deux cent pages, rendre intelligible toute l'histoire du monde depuis le néolithique jusqu'aux voyages dans l'espace, et pléthore de monographies locales à tout petit tirage (planche 4 : une vue de la ferme des MacPherson, premiers éleveursde la race mérinos dans le comté de Napier, septembre 1873). Essayons la géographie : un vieux fascicule de géologie sur les séries de l'oligocène inférieur dans l'arrière pays d'Hasting, ou l'habituelle théorie de guides touristiques ultra-datés pour ne rien manquer des délices toscans ou des merveilles d'Angkor (avec liste des meilleurs restaurants). Les périodiques ! Les magazines ! Là est mon salut ! ... Sélections du Reader's Digest, bien en évidence comme le serait un incunable sur un lutrin en bois précieux, revues très pointues de chasse et de pêche (guide d'achat des hameçons pour la saison 2004 de pêche en eaux douces), lettre mensuelle de la Fédération nationale de l'industrie laitière de Nouvelle-Zélande... Je quittais la bibliothèque un peu plus désemparé que je n'y avais pénétré, errant le long des rues, passant devant des pubs où des couples silencieux étaient attablés devant des bières (probablement éventées depuis longtemps : quand on s'ennuie, on commande une bière et on la consomme le plus lentement possible pour tuer le temps), le regard fixant le vide de la rue par-delà la fenêtre.

Et bien, après réflexion, je crois que Napier est à Bluff ce qu'un sketch des Monty Python est à une œuvre d'Ingmar Bergman. Il paraît qu'Invercargill, un peu au nord de Bluff, fait figure de ville la plus ennuyeuse de Nouvelle-Zélande, et ce de l'aveu même des Néo-zélandais; c'est dire si la ville promet de longues heures de détresse. Pourtant, j'ose le dire, de retour de Bluff, je ne savais plus, dans Invercargill, où donner de la tête.

A l'instar de la plupart des villes et des villages de Nouvelle-Zélande, comme atteints d'un syndrome abandonnique aigu, Bluff s'ingénie à claironner aussi loin que possible l'inventaire des bonnes raisons qui méritent qu'on s'y arrête, non sans laisser aux éventuels candidats à cette téméraire entreprise la sourde impression qu'il doit y avoir plus de bonnes raisons revendiquées que de valables. Et il est un mot magique, dans la rhétorique du marketing touristique néo-zélandais, pour frapper n'importe quel patelin au coin du "vaut le détour" : heritage. Partout, il y a des heritages chapels, des heritage houses, des heritage cafes, heritage trees, heritage-ci, heritage-ça. La logique de cette enchère promotionnelle me paraît assez simple : tout ce qui a plus de quarante ou cinquante ans d'âge doit, à mon avis, pouvoir acquérir, tel un titre de noblesse, le label heritage. A Bluff, il y a un heritage trail qui passe par pas moins de dix sept heritage sites , égrenés le long des rues venteuses et désertes de la ville comme les perles enfilées sur un collier de grand joaillier, dont un petit hôtel familial un peu ancien, tout en bois (heritage !), le Monica, un vieux bateau qui servit à la pêche aux huitres (heritage !), ou la statue (heritage !) de Sir Joseph Ward, enfant du pays, ancien maire de la ville, Premier Ministre de Nouvelle-Zélande au début du XXe siècle.

Poussons la porte du Foveaux Hotel, bâtisse vaguement art déco aux angles arrondis et à la griseur bien assortie à l'humeur des lieux, sise entre une galerie d'art vide et un hangar anonyme, le long de la route principale, laquelle ne mène d'ailleurs nul part. La moquette est épaisse et un peu envahissante, habillant de cramoisi jusqu'au comptoir de la réception ou la paroi d'une soupente, comme l'affirmation d'un confort conquis de haute lutte en cet âpre finisterre. Silence feutré souligné par le chuintement très léger du vent sous la porte. A droite, un salon, avec des fauteuils profonds, tendus de velours sombre, parfaits pour accueillir les séants d'une tricoteuse d'âge mûr ou d'un lecteur de journaux adepte des nouvelles locales. Un chat persan complèterait judicieusement la scène, assis sur le rebord intérieur de la fenêtre, promenant son regard supérieur sur le vide du dehors. A gauche, la salle de restaurant. Des chaises droites à dossiers massifs, des nappes austères a grosse trame sur lesquelles sont posés des bouquets un peu naïfs (le lendemain, je ne résisterai pas à la tentation de vérifier la nature de ces fleurs, pour boire jusqu'à la lie la délicieuse désuétude des lieux : sapristi, les hôteliers l'assument jusqu'au bout, elles sont en tissu !), un vaisselier bien ossu où sont posés un de ces petits ustensiles en ferraille nickelée destinés à recevoir des œufs durs, un grille-pain bien astiqué, des tasses à thé et à café ne dérogeant point à cette fâcheuse manie qu'ont les tasses à thé et à café de tous les hôtels, bistrots et brasseries de la terre d'être excessivement exiguës (j'invite tous ceux et toutes celles que cette mesquinerie tassière exaspère à se munir ostensiblement de leur bon vieux bol dès lors qu'ils comptent prendre leur petit déjeuner à l'hôtel). Aux murs, les inévitables marines, encadrées comme s'il s'agissait de Boudin ou de Turner, mais ce ne sont que les œuvres, méritantes sans être véritablement de l'art, d'artistes peut-être connus à Bluff. Je fais tinter la sonnette posée sur le comptoir, si bien astiquée qu'on peut s'y mirer en super grand-angle. Un homme émerge , le pas lourd, le cheveux neigeux et rare, le nez rouge et criblé de petits cratères. Il porte un gilet de laine. A-t-il une chambre de libre ? Les quelques secondes de réflexions qu'il s'est accordées avant de répondre à ma question, tout en feuilletant machinalement son registre, me fourniront par la suite matière à de plaisantes suppositions. Pourquoi feindre de vérifier une disponibilité qui s'affirme d'emblée comme une vérité première ? Je débarque, la tête ébouriffée par le vent du détroit, les godillots à peine décrottés, les doigts couverts de pansements, la mine un peu égarée après une semaine de gadoue, de tourbières, de rafales mordantes, de brouillard, j'atterris dans cette ville-fantôme, pousse la porte, à dix heures du matin un premier janvier, d'un hôtel qui fait penser à une maison de retraite en dépôt de bilan, et l'hôtelier fait mine de ne pas savoir s'il lui reste un lit vacant pour moi ? Conscience professionnelle, doute sur ma personne, fierté de son statut, amour du métier, réflexe incontrôlable, je ne sais que choisir. La chambre m'attend à l'étage, face à l'escalier. Décrire l'étage prendrait des pages et des pages, comme quand Balzac décrit la pension Vauquier. D'ailleurs, il y a quelque chose de la pension Vauquier dans le Foveaux Hotel, cette obséquiosité muette des meubles et des papiers peints, cet ennui qui habite tout, comme une odeur de tabac froid imprégnant des vêtements, ces crédences ou ces guéridons "gluants". Comme les portes de toutes les chambres sont grandes ouvertes, je peux me repaître  à volonté de ces intérieurs jouissifs, d'autant que pas deux ne sont identiques; c'est un hôtel familial, avec chambres personnalisées. Dessus de lit décorés au point de croix ou en patchwork, abats-jour à frangettes, couvertures chauffantes, fenêtres à guillotine exigeant de vigoureux efforts pour être ouvertes ou fermées, petits bureaux en contreplaqué avec fonds de tiroirs tapissés de papier journal, bibles Gideons International dans les tiroirs, salles d'eau peintes en vert très pâle, avec lavabos et baquets de douche jaunes-morve, tuyauteries rustiques à l'épreuve du temps, descentes de bain à bouclettes... Une "salle de détente" avec un poste de télévision autrement plus grand que les timbres-poste qui équipent les chambres, un canapé en simili-cuir, une bouilloire et puis des tasses mesquines, quelques jeux de société, et une table basse en verre fumé avec des piles de magazines dignes de la collection de périodiques de la bibliothèque municipale de Napier.

Je sors, comme mis en appétit par la visite du Foveaux Hotel et de sa réjouissante intemporalité balzacienne. La ville est bâtie sur les basses pentes d'un appareil volcanique éteint depuis longtemps, dont il subsiste une vague colline qu'on a baptisé, fort astucieusement, Bluff Hill. Ce qu'on peut voir du site de la ville, en prenant un peu de hauteur, n'est pas aisément identifiable : de vastes étendues d'eau, où, en certains endroits, on ne sait pas très bien s'il s'agit encore de la mer ou déjà d'une lagune; de grandes platitudes sableuses ou a moitie marécageuses, au raz des flots, qui s'estompent dans le lointain sans qu'on arrive à dire si ce sont déjà des îles ou encore des presque-îles. Sur l'une d'elles, face à la ville dont elle est séparée par des eaux houleuses, se dresse la silhouette assez laide d'une grosse fonderie d'aluminium. Vers le nord, quelques collines pelées, et le miroitement des lagunes par ou s'achèvent les plaines du Southland. Par beau temps, paraît-il, on voit très bien les montagnes du Fiordland, coiffées de blanc. Je ne sais pas très bien par où commencer ma découverte des lieux. Il y a un quadrillage assez strict des rues toutes droites, très larges, absolument identiques les unes aux autres, bordées de trottoirs fort conséquents en dépit d'un trafic piéton quasi nul et, en arrière des trottoirs, une bande de pelouse, et encore en arrière, les maisons. Les maisons sagement alignées, certaines dans le même style que le Foveaux Hotel, fenêtres d'angle arrondies, crépis fatigués, stores à lamelles, lourdes portes en bois; d'autres toute en bois, style victorien, bow-windows, façades à pignon, petites vérandas à balustrade vermoulue. On en dirait abandonnées tant leurs portes, leurs fenêtres, leur façade, paraissent comme figées de toute éternité dans une inébranlable apathie, indifférentes au vent, aux grains, aux moindres traces de vie qui se donnent à voir ou à entendre ici ou là, très parcimonieusement, un aboiement, un chat furtif, une auto qui passe au coin de la rue, un bateau qui rentre au port, en contrebas. Je passe tel une ombre dans ce qui me fait penser à un décor de cinéma. Ah ! Là, dans celle ci, je distingue une femme assise dans un fauteuil, près de la fenêtre. Elle semble lire. Une figurante, en somme, le décor n'est pas construit pour les rôles parlants. Le temps s'éclaircit. Une légère bruine traversait l'air quand j'ai quitté l'hôtel, et maintenant que le ciel se dégage et s'assèche lentement, les premiers feux de cette lumière glorieuse des hautes latitudes se manifestent, jouissance assurée même en une ville aussi sinistre. J'emprunte la route du bord de mer, la route principale, celle qui ne mène nul part. C'est en effet la Highway 1, qui commence sans doute à Picton, au nord de l'île du sud, sur le détroit de Cook, là où arrivent les ferries en provenance de Wellington, et elle s'achève ici, 800 kilomètres plus bas, à Stirling Point, sur un parking. Et sur le parking, on a planté un de ces panneaux multidirectionnels donnant les distances qui séparent Bluff d'une vingtaine de villes dans le monde. A l'horizon, la silhouette à peine distincte de l'île Stewart au dessus de l'océan moutonneux. Il y a un chemin qui passe par la colline, un heritage trail, naturellement, qui traverse d'intéressantes formations basses, très anciennes. Il monte jusqu'au sommet de la colline, là où se dresse une antenne-relais. Le lointain se fond dans un flou laiteux que la belle clarté australe qui commence à inonder Bluff peine à dissiper. On devine plus qu'on ne voit les mornes finitudes du sud. Je contemple la ville en bas, les toits de tôles rouges, bleues, vertes, comme des dominos multicolores consciencieusement alignés dans la dureté puritaine du milieu; le port, avec ses chalutiers rangés en files indiennes le long des wharfs en bois hauts perchés sur leur pieux. Je redescends vers la ville, côté port, je vais au hasard des perspectives, maintenant inondées de lumière. Je ne croise personne. Le vent court le long des axes déserts, poussant une cannette vide en travers de la rue ou faisant danser ici un emballage de fish and chips, là les pages des petites annonces d'une feuille de chou locale. Il y a, bordant la rue principale, bien en ligne, des immeubles très sérieux, un peu anciens, à deux étages, aux façades agrémentées de colonnes engagées, cannelées, coiffées d'un semblant de chapiteau sauce dorique simplifiée, aux entrées à fronton et plaques noires à lettres dorées (Attorney, Club de Bridge...). Il y a des vitrines d'articles de mode où les mannequins sont comme les habitants pétrifiés de Bluff depuis la dernière éruption de ce qui est aujourd'hui Bluff Hill, et qui doit remonter à quelques dizaines de millions d'années, un peu comme les corps pétrifiés retrouvés à Pompéi, en beaucoup plus ancien. Ce sont en tous cas les seuls représentations d'hominidés que je pourrai observer ce jour à Bluff de manière un peu prolongée, qui ne soient pas seulement des visions fugaces surgissant d'une auto, d'une porte, et se volatilisant presqu'aussitôt au coin d'une rue, dans l'embrasure d'un pub, ou tout simplement, j'en suis presque convaincu, happés par l'implacable vacuité des lieux. Je finis par repasser dans les mêmes rues, devant la même école primaire où les balançoires oscillent toutes seules dans le vent, avec un couinement d'une régularité sans faille (comme dans la scène d'ouverture de Il était une fois dans l'Ouest), devant le même église style contemporain, qui fait penser à un entrepôt des services techniques municipaux plutôt qu'à un lieu de culte, devant les mêmes maisons art déco peintes en bleu ciel ou vert amande... Me voilà tombé dans un sortilège, prisonnier d'un mouvement perpétuel qui me rend captif d'un circuit dont je ne peux m'extraire, d'une ornière spatio-temporelle qui n'est que le sillon d'un disque rayé. Les rues s'allongent, sans fin, sans bruit, sans autre mouvement que celui, très discret, des lignes électriques dans le vent. Le soleil baisse mais n'en perd pas moins de sa clarté, bien au contraire, il embrase cette ville muette, allume les fenêtres et révèle des détails d'intérieurs, un calendrier kitsch accroché au mur d'une chambre à coucher, des poupées avec robes à fanfreluches alignées sur une commode, un papier peint imitation toile de Jouy... Il sature aussi la couleur vive des toits et des clôtures en bois. Et le froid engourdit un peu plus ce néant silencieux et coruscant.
Vingt heures passées. Je continue d'avancer, je photographie, je parle tout seul pour me persuader instinctivement de n'être pas complètement seul dans cette ville, je suis la ligne de chemin de fer, car oui, aussi inouï que cela puisse paraître, Bluff est au bout d'une ligne de chemin de fer, qu'il fut un temps y amena des passagers, et qui sert aujourd'hui a évacuer le maigre volume des marchandises arrivant dans le port de commerce ou la production de la fonderie. Revenu au débarcadère des ferries de l'île Stewart, j'avise, juste en face, un bar où il y a de la lumière. Anchorage Cafe, dit l'enseigne. Il y a donc de la vie à l'intérieur. Une femme, ou un homme, je n'arrive pas à me décider, m'invite de sa voie rocailleuse comme le lit d'un torrent de montagne à m'installer et à lire le menu. De ma petite table carrée où sont posées une salière et une poivrière en forme de phare, je fixe la rue de l'autre côté de la grande baie vitrée. Rien ne bouge. On dirait une photo grand format de Raymond Depardon, quand il veut dire la permanence des lieux, leur tendre monotonie, leur éternelle banalité. Bluff, me dis-je de mon observatoire, c'est la banalité élevée au rang d'art. Je mange en silence des pâtes au poulet et aux champignons, que j'arrose d'un Coca-glaçons. J'envisage de rester un instant assis à ma table et de devenir, le temps qu'il faudra, moi aussi un des mannequins-figurants dont Bluff est peuplée, de me fondre dans ce décor figé. Mais l'androgyne aux cailloux dans la voix m'indique sans détour que ça va fermer. Bien sûr, c'est déjà un miracle que ce fut ouvert; peut-être, m'ayant aperçu divaguer par les rues comme une feuille morte égarée par le vent, ont-ils rallumé les lumières. Je regagne le Foveaux Hotel. Au salon, une dame permanentée, col à dentelles, s'entretient avec un homme en uniforme de policier, tous les deux une tasse de thé à la main. Ca me fait l'impression d'une scène de roman d'Agatha Christie, Miss Marple s'entretenant avec un bobby. Je leur fais mes hommages avec la politesse compassée qui sied à l'établissement. Je monte dans ma chambre, les jambes lourdes, les oreilles encore toutes bourdonnantes de vent, les joues congelées. Je suis toujours le seul client de l'hotel. L'eau chaude approche les cent degrés, c'est une autre règle dans ce genre de maison. Je tire les voiles légers, j'ôte le dessus de lit qui doit peser dans les six ou sept kilos et m'étends sous les draps rêches et, le regard flottant à travers la chambre doucement baignée des derniers feux du jour, j'écoute l'imperceptible souffle de vie qui coule au dehors . Un jour, je le sais, je me souviendrai avec beaucoup, beaucoup de nostalgie de ces heures hors du temps, muettes, immobiles, somptueusement éclairées par la lumière antipodienne, et peut-être me viendra-t-il alors l'envie de revenir à Bluff.

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