01 novembre 2010

Îles Salomon - La traversée de Rennell



Rennell et son modèle réduit, Bellona, émergent du Pacifique à une heure de vol d'Honiara, plein sud. La petite flotte domestique de Solomon Airlines étant partiellement clouée au sol pour cause d'avaries, ou défaut de maintenance, ou défaillance gestionnaire, ou les trois à la fois, on ne sait pas très bien, c'est un Twin Otter loué à Air Vanuatu qui assure la liaison vers Rennell. Dans la cabine déjà exiguë, la moitié des banquettes hors d'âge disparaît sous les empilements de cartons jusqu’au plafond.

Je m’imaginais Rennell comme une île aux dimensions réduites et à la surface relativement dégarnie, probablement par un jeu de comparaison avec l’île d’Itbayat, à l’extrême nord des Philippines, visitée en 1992 et 1996, et dont la formation a obéi au même processus que celui de Rennell : un récif corallien soulevé, à la surface duquel s’exerce, depuis des millions d’années, une érosion de type karstique propre aux constructions calcaires. Ce type d’île est généralement marqué par l’absence quasi totale de rivages ; des falaises mortes ou vives en défendent l’accès de toutes parts, refoulant l’implantation humaine vers l’intérieur. Itbayat porte une végétation arbustive, rase, et même de vastes espaces nus. La fréquence des tempêtes tropicales et la permanence des vents qui balayent le détroit de Bashi, entre Luzon et Taïwan, contraignent à cette économie végétale. Imprégné de cette image de semi-aridité, je suis frappé, dès que l’avion survole Rennell, par l’omniprésence d’un épais couvert forestier. Pas la moindre trace de présence humaine, pas un essart, pas une colonne de fumée qui ne viennent troubler le moutonnement sombre, pas même la saignée, aussi ténue soit-elle, d’une piste. Où vais-je pouvoir aller dans cet océan tropical qui, vu d’en haut, semble tellement impénétrable ? Je suis venu a Rennell parce que sur les cartes où figure l’île, on y voit, dans sa partie orientale, un lac. Un lac dans l’île, immense, dissimulé aux yeux des navigateurs par les falaises qui le sertissent comme un gros saphir dans un écrin d'émeraude, un lac au milieu de l’océan, peuplé d’une poussière d’îlots, d’anguilles, de serpents d’eau et d’une espèce de cormoran ; un lac silencieux, sourd aux rumeurs océanes toute proches.

L’avion rebondit sur un gros affleurement calcaire mal lissé, envoyant valdinguer quelques cartons. La petite foule habituelle de ces aérodromes du bout du monde est au rendez-vous, les distractions sont rares en pareil endroit. Il y a cinq minutes, l’océan sans limites était partout, je me voyais encore franchir d’un trait aisé la distance qui sépare l’aérodrome du lac. A présent, mon barda de nomade sur l’échine, je me sens écrasé par la touffeur et l’inconnu. Ne jamais se fier aux transpositions de l’esprit à partir des représentations cartographiques des lieux qu’on voudrait explorer. On rêve sur les atlas, on erre des heures durant devant Google Earth, et l’on voyage par le prisme d’une vue du ciel, d’un raccourci. C’est de la géographie en trompe-l’œil. Une fois l’avion posé, les cartes et les photos satellitaires n’ont plus grand sens, il va falloir reprendre du début, faire corps avec la pesante réalité du sol, de la hauteur zéro. On m’apprend que le lac est à quarante km à l’est de Tingoa, le village principal de l’île où se trouve la piste d’atterrissage. Il y a une piste qui traverse l’île d’ouest en est, jusqu’au lac, ouverte au début des années 70 par une compagnie minière japonaise qui escomptait tirer partie des gisements de bauxite dont Rennell regorgerait. Depuis, plus rien. Je peux louer un camion, me dit-on, qui transporte les chargements apportés par le cargo qui vient mouiller dans une baie au centre l’île une fois par mois, mais le prix demandé est exorbitant. Comment font les locaux lorsqu’un impératif les appelle à l’autre bout de l’île ? Ils marchent. Mais les impératifs les y contraignant sont une rareté au regard du mode de vie local, ancré dans le “ maintenant ” et l’“ ici ”. Les jours où un cargo visite Rennell, ils peuvent monter dans la benne du camion à titre gracieux.

Rennell a ceci de particulier qu’elle est peuplée de Polynésiens, dans un archipel mélanésien. Et les Polynésiens de Mélanésie ont ceci de singulier, par rapport aux groupes mélanésiens, qu’ils occupent les îles les plus ingrates, les moins aptes à l’établissement des hommes : des atolls au raz des flots, menacés par la noyade au moindre cyclone (c’est le cas d’Otong Java, au nord de Malaita), ou d’abrupts récifs exondés comme Rennell et Bellona, aux sols pauvres, poreux et donc sans écoulements pérennes. En somme, des rivages sans îles (les atolls) et des îles sans rivages (les récifs soulevés). Les Mélanésiens (par antécédence ? par domination guerrière ou démographique ?) ont occupé les “ vraies ” îles, celles dotées à la fois de rivages accessibles et mouillables, de plaines, de rivières, de montagnes, de terres arables… Combien est fascinante la volonté de ces îliens de s’accrocher à ces indigents arpents de corail assiégés par l’océan, et leur capacité à s'accommoder de cette précarité depuis des siècles.

L’avion est reparti, les spectateurs s’éparpillent par les sentiers alentours qui s’évanouissent dans l’épaisseur des frondaisons tropicales ; la piste d’atterrissage se transforme en terrain de foot.

Faute de camion, j’ai donc marché. Les possibilités d’itinéraires sont limitées sur Rennell. Il n’y a que la piste est-ouest, et il y a quelques sentiers secondaires transversaux menant à la mer. Tout le reste de l’espace, en dehors des zones dégagées pour l’emplacement des hameaux et des essarts horticoles alentours, est dévoré par la forêt. Je pars d’abord vers l’ouest, le surlendemain de mon arrivée. Les frêles rumeurs de Tingoa, éclats de voix, aboiements, ronflement des générateurs, s'étouffent rapidement dans la solitude forestière. La piste file assez droit, en une succession régulière de creux noyés dans d’immenses flaques d’eau boueuses et de bosses plutôt molles. De part et d’autre, la vue ne porte pas loin, arrêtée par l’enchevêtrement des troncs, debout ou à demi écroulés, des lianes parfois grosses comme des branches qui festonnent d’arbre en arbre, frangées de lichens accrochant les rayons qui parviennent à percer l’épais manteau végétal, de fougères, de rejets qui s’épanouissent avec rage à la faveur du moindre mètre carré de sous-bois laissé vacant. De loin en loin, de très grand arbres avec leurs assises en contreforts zigzaguants, des banyans, vivantes cathédrales peuplées d’épiphytes, dégoulinants de lianes, tendus d’immenses toiles d’araignée dans les multiples replis de leurs racines-troncs. Et il y a l’humus, tonnes de feuilles et de bois pourrissants remuées en profondeur par le zèle d’armées de bestioles, et qui exhale son parfum comme une haleine moite et gluante. Je croise un homme qui va nu-pieds, besace difforme en bandoulière, lèvres rougies par le bétel. Il me dit que je vais arriver à un premier village, puis à un autre, Kaguan, qui sera le dernier à l’ouest de l’île, et d’où je trouverai un sentier menant aux falaises. Je traverse le premier village annoncé, en fait trois bicoques sur pilotis au fond d’une clairière, sans âme qui vive ; quelques établis branlants où sont alignées des gamelles cabossées, un chien qui s’enfuit à mon approche. Plus loin, une piste secondaire part vers le nord, probablement un accès à la mer. Je m’y engage. Plus j’avance, plus la forêt resserre l’étau de sa masse sur l’étroit passage dont la largeur finit par se réduire à celle de mes godillots. Au bout d’une heure, le relief commence à s’accentuer, il faut franchir des petites crêtes séparant des dolines, ces cuvettes d’érosion caractéristiques des modelés calcaires. La roche affleure plus franchement, tapissée d’une mousse glissante. Il se met à pleuvoir, d’un seul coup, d’une pluie drue, tiède et collante, qui substitue un instant son crépitement aigu au concert des insectes chanteurs. Ma progression est ralentie, qui se heurte à des abrupts toujours pus hauts. Je ne persiste dans mon objectif d’atteindre la mer que par l’idée que ce relèvement du terrain m’annonce que j’approche des falaises littorales. La pluie cesse aussi soudainement qu’elle a commencé, l’air est saturé d’eau. Enfin, une petite plate-forme sommitale où trône un majestueux figuier dont les racines disloquent la roche mère. Je sens la brise me baigner le visage, je l’entends faire frémir les feuillages, et j’entrevois les scintillements de l’océan, tout en bas. La descente est rude, salissante, interminable, encombrée de racines mises à nu par les averses quotidiennes; et au bout, les premiers cocotiers, et là, tout de suite, séparée de la rupture de pente par une mince bande de roches acérées, la mer, ou plutôt un immense pédiluve d’eaux calmes et transparentes reposant sur un platier corallien d’une centaine de mètres de large au bout duquel viennent se briser les rouleaux. De là, la liberté de mouvements est réduite à quelques arpents de rocaille à l’étroit entre la falaise et le pédiluve. Voulant explorer cet espace inconfortable, je me heurte rapidement, de part et d’autre du point où j’ai déboulé, à des à-pics rocheux infranchissables. Deux cabanes sommaires, près de l’abandon, un vieux bidon rouillé avec un fond d’eau croupissante, un filet de pêche hors d’usage accroché à un clou : seuls signes d’humanité. Au loin, dans la brume de chaleur, des saillants de la côte et tout là-bas, sur l’horizon tremblant, le bombement pâle de Bellona.

Kagua, c’est un peu plus que les trois bicoques dépassées plus tôt, mais à peine plus. Une cocoteraie vieillissante, peu entretenue, occupe la majeure partie de l’espace défriché. On me dit qu’il y a en effet un sentier qui, de là, descend vers la mer. Il faut deux heures et demie de marche, autant que ce que m’a demandé celui emprunté ce matin. La conversation est limitée par l’anglais rudimentaire des trois adultes que je croise à Kagua. En repartant vers Tingoa, je fais halte à l’école primaire un peu en retrait du hameau. Le couple d’instituteurs en poste dans cet établissement isolé s’avance vers moi. Il est originaire de l’île de Malaita, a accepté de venir à Rennell (lui en a-t-on laissé le choix ? Les Malaitains ne sont pas en odeur de sainteté dans de nombreuses régions de l’archipel, héritage de vieilles querelles ethniques) mais il ne cache pas l’ennui qui l’accable en ce lieu retiré de tout. Lui et elle n’ont pas vu la mer depuis plus de deux mois, comme emprisonnés dans cette île d’où la mer est absente, dans ce récif-forteresse replié sur lui-même. Ne prennent-ils pas la peine, de temps à autre, de marcher jusqu’aux falaises ? Non, c’est une marche exténuante. La plage la plus proche est à Lavanggu, à quarante kilometres d’ici vers l’est, là où une large baie échancre la côte sud.

La marche vers l’est, sans être difficile, est longue. Il me faudra dix heures, avec quelques arrêts aux heures les plus chaudes, pour relier Tingoa à Lavanggu. Elle est aussi monotone, les perspectives ne s’écartant guère de ce tunnel de verdure que ménage le tracé de la piste. Y filtre une clarté diffuse qui parvient à allumer, dans le clair-obscur forestier, en touches éparses ou en longs traits flamboyants, ici un broussin recouvert de mousse, là une guirlande de liseron géant. Des ibis blancs à tête noire, qui pullulent sur l’île, s’arrachent au sol dans un grand froissement d’ailes à mon approche ; leur envol sonore est maladroit et va s’empêtrer dans les hautes branches. De gros lézards s’immobilisent au milieu de la piste, entament un demi-tour, hésitent puis disparaissent d’un trait dans le fouillis végétal. Un seul village traversé entre Tingoa et Lavanggu. J’y devine la présence humaine au balancement d’un hamac dans la pénombre de l’espace ménagé sous le plancher d’une maison sur pilotis, au tintement d’une bouilloire ou d’un chaudron contre la pierre du foyer, aux pleurs d’un nourrisson. Marche solitaire. Île sans rivages, et intérieur quasi-désert. A l’approche de Lavanggu, je perçois le vrombissement d’une tronçonneuse. Une demi-douzaine de gaillards s’affairent autour d’un gigantesque fût couché dans la clairière sens dessus-dessous qu’il a ouverte dans sa chute. Le tronçonneur, les pieds noyés dans la sciure de bois, entreprend la découpe longitudinale du colosse. Le bois d’œuvre est l’objet de convoitises dans tout l’archipel, il est l’un des principaux postes d’exportation des Îles Salomon. L’exploitation en est confiée principalement à des compagnies malaises, taïwanaises et japonaises. La conscience écologique grandissante de ce début de XXIe siècle les contraint à gagner les faveurs des décideurs locaux par le trafic d’influence et le jeu de la corruption. Combien d’hectares de forêt dévastés pour un fût de cette taille abattu ?

Enfin Lavanggu et, enfin, une vue dégagée sur la mer, une sorte d’émerveillement après tant d’heures de marche dans cette verte et étouffante obscurité. Au pied d’un piton rocheux, une vaste étendue d’herbe rase parsemée de maisons sur pilotis, descendant en pente douce jusqu’au rebord d’une falaise morte. Devant, l’océan qui envoie sa brise délicieuse. On m’indique une maison où je pourrai passer la nuit. Elle est occupée par un jeune homme dont l’oncle, qui en est le propriétaire, travaille comme médecin pour une compagnie minière à Mount Isa, une localité perdue au cœur du Queensland, née de l’extraction du cuivre. Des enfants m’escortent jusqu’à la plage, seul point de Rennell véritablement accessible par la mer, où viennent mouiller les cargos en provenance d’Honiara. Tout l’approvisionnement de l’île en dépend, mais aussi la possibilité d’en sortir et d’y revenir, pour la majeure partie du petit millier d’habitants qui peuplent Rennell, et pour qui l’achat d’un billet d’avion est impensable. Un cargo viendra dans les prochains jours, affrété par des marchands chinois d’Honiara. Les familles viendront de toute l’île, passeront la nuit sur la plage, achèteront des cigarettes, du tabac, du kérosène pour les générateurs, du sucre, du café, de l’huile, et surtout du riz, par sacs de 40 kilos. Ce jour-là, les écoles fermeront.

Je reprends la piste à l’aube, il me reste cinq à six heures de marche pour atteindre le lac. Sur le chemin, je croise des hommes qui se rendent déjà à Lavanguu pour y attendre le cargo des marchands chinois. Vers midi, enfin, le lac, le lac Ten’ggano. Il n’apparaît à la vue qu’au dernier moment, au delà des dernières rangées d’arbres, la forêt l’étreignant de toutes parts, exubérante, envahissante autant qu’elle le peut. Elle trouve même une manière de prolongement par une mangrove lacustre qui colonise les bordures du lac. Mystère de ce lac qui occupe plus du tiers de la surface de l’île sur une longueur de près de trente kilomètres pour une largeur d’une quinzaine de kilomètres à son maximum, ce qui en fait la plus vaste étendue d’eau douce du Pacifique insulaire. Le lac Ten’ggano repose probablement à l’emplacement de ce qui fut un lagon, lequel s’est refermé suite au soulèvement progressif du récif. Seule sa rive occidentale est occupée par quatre hameaux qui doivent rassembler en tout une centaine de familles. Deux ou trois d’entre elles accueillent les visiteurs de passage, lesquels sont rares. Kendrick, un vieillard magnifique, port altier, yeux bleus-acier, débit lent et posé, me fait asseoir face au lac. Il me tend son livre d’or. La première page porte mention d’une visite faite en 1999, année où Kendrick a ouvert son petit bungalow. Cinq ou six pages plus loin, on arrive à la date de la dernière visite, en juillet 2010. Les années 2003 à 2006 sont vierges (époque de graves troubles inter-ethniques dans l’archipel). Je passe le restant de l’après midi à contempler la surface du lac varier au gré des brises, les cormorans plonger dans l’eau, en ressortir pour aller se percher sur des souches mortes émergentes et déployer leurs ailes au soleil, glisser les longues pirogues qu’on utilise pour se rendre d’un village à un autre. Les enfants viennent nager sous mon nez pour mieux me dévisager. Au fur et à mesure que le jour baisse, la surface du lac s’assagit, jusqu’à n’être plus qu’une immense nappe immobile où se mire la ligne sobre des coteaux qui l’embrassent et les nuages pâlissants du couchant.

Le lac Ten’ggano a récemment été inscrit à l’inventaire du patrimoine naturel de l’Unesco. Je me souviens d’un site archéologique dans le sud du Laos, le Wat Phu, non loin de la ville de Champassak, qui, pour avoir reçu semblable distinction, s’était vu doté d’un projet d’aménagement grandiose. A l’époque de mon passage, en avril 2003, l’entrée du site venait d’être coulée sous un immense revêtement de macadam tout frais, et le site entier ceint d’une hideuse clôture hérissée de barbelés. Jusqu’à présent, rien ne semble venir troubler la quiétude et la beauté du lac Ten’ggano et on voit mal, mis à part l’appétit xylophage des exploitants forestiers asiatiques, ce qui pourrait changer le cours des choses, si ce n’est l’ambition bien dans l’air du temps de développer l’industrie touristique autour du lac, fut-elle écologique (non, pardon… responsable). L’inscription à cette liste bien-pensante, de moins en moins sélective (on a parlé d’y inscrire le patrimoine gastronomique français… pourquoi pas le rodéo ou la pelote basque ?), de plus en plus intéressée, ne risque-t-elle pas de précipiter le destin de cette île encore largement préservée de la bêtise touristique de masse ? Il paraît que le député de Rennell au parlement d’Honiara réclame qu’on facilite l’accès au lac par la construction d’une piste d’atterrissage à proximité. Fort heureusement, le parlement à d’autres chats à fouetter, et Rennell, enclave polynésienne dans un État mélanésien, n’aura de toute façon la priorité en rien.

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