17 novembre 2010

Iles Salomon - Voyage dans la province des Temotu


Il existe, aux confins orientaux des eaux territoriales salomonaises, un ensemble d’îles éparses reparties sur un immense domaine océanique. Ces îles forment une des neuf provinces des Salomon, c’est la province des Temotu. Après une escale sur l’île de Makira, à 35 minutes de vol d’Honiara, le bimoteur, loué cette fois-ci à une compagnie privée de Papouasie-Nouvelle-Guinée, survole pendant plus d’une heure la surface uniforme et nue de la mer de Corail, que varient insensiblement les formations nuageuses légères, sortes de gazes filandreuses, qui s’interposent entre elle et le ciel bleu d’encre. Ainsi, en fixant attentivement la surface gris acier de l’océan, la monotonie en est distraite par de subtiles moirures cendreuses, anthracite, ardoise ou argentées.

Politiquement, la province des Temotu résulte d’une fantaisie décolonisatrice qui la fit passer du condominium franco-britannique des Nouvelles-Hébrides (devenu en 1980 la République du Vanuatu), auquel elle était rattachée depuis le début du XXe siècle, à la jeune République des Îles Salomon, sans qu’aucune motivation claire ne vienne justifier ce transfert de souveraineté, ne fût-ce probablement le désintérêt relatif mais réel des autorités condominiales à l’égard de cet archipel que son grand isolement rendait difficilement accessible. Si la découpe territoriale eût été faite dans la logique des géologues, les Temotu auraient été rattachées au Vanuatu. Ces émergences ténues constituent la partie visible de ce que les géologues appellent la province volcanique océanique de l’arc insulaire des Salomon, et ne sont dans la réalité que le prolongement septentrional de l’arc interne volcanique néo-hébridais, formé par l’accumulation de laves sous-marines témoignant localement du tracé de la fameuse ceinture de feu circumpacifique. En cela, les Temotu se distinguent nettement du reste de l’archipel des Salomon qui, des Shortlands au nord-ouest jusqu’à Makira au sud-est forment une extension largement submergée du puissant système orogénique subcontinental néo-guinéen. Géologiquement, on passe d’un domaine épicontinental à un domaine purement océanique. Les Temotu sont séparées du reste des Salomon par la fosse océanique des Torres, creusée par le contact, de type subductif, entre les grandes plaques pacifique et australienne.

Aussi isolées et insignifiantes qu’elles puissent paraître à la contemplation d’un atlas du Pacifique, les Temotu n’en furent pas moins le siège, depuis de nombreux siècles avant l’époque des premiers contacts avec les Européens, de circuits d’échanges aussi intenses que complexes, qui rappellent fortement ceux qui, telle la kula des îles Trobriand décrite par Bronislaw Malinovski dans le premier tiers du XXe siècle, firent les beaux jours de l’anthropologie océanienne. L’île principale des Temotu, Santa Cruz, exportait cochons et objets artisanaux vers les petites îles périphériques volcaniques d’Utupoa, Vanikoro, Tikopia, ainsi que vers les atolls des Reefs et des Duffs qui l’avoisinent au nord ; en retour, Santa-Cruz recevait canoës et femmes des Reefs et des Duffs, des produits alimentaires cultivés sur les sols fertiles d’Utupoa à Tikopia. D’autres biens circulaient ainsi à travers des circuits précis, sur de très longues périodes, ce qui est la base d’un concept socio-politique majeur de la vie mélanésienne qui place dans les échanges cérémoniels le fondement des rapports entre les différentes unités territoriales reconnues par les insulaires à l’intérieur d’un espace géographique donné. Ces échanges, que Marcel Mauss a magnifiquement décrit et analysé du fond de son bureau parisien de l’École pratique des hautes études (“ Essai sur le don ”), auxquels un déséquilibre permanent, un jeu continu de surenchères assuraient une pérennité de génération en génération, garantissait, outre l’émergence d’autorités politiques locales fondées sur les rapports de force entre débiteurs et créanciers, l’évitement d’un repli des îles sur elles-mêmes avec tout ce qu’une telle autarcie eut signifié dans un contexte d’hyper-insularité (dégénérescences, vulnérabilité alimentaire, etc.). L’utilité des biens échangés n’avait pas tant d’importance que la valeur symbolique que les hommes y plaçaient dans le cadre de ces relations en boucle. Ainsi, l’un des biens les plus recherchés aux Temotu fut la plume rouge-vif d’une espèce d’oiseau endémique de cet archipel. De nos jours encore, ce type d’objets rituels que le pidgin salomonais nomme Kastom mani (“ custom money ”, soit : devise coutumière) continue à circuler dans certaines régions des Îles Salomon, où ils constituent généralement la dot de la mariée lors des unions : bénitiers et cauris dans les provinces de l’ouest, dents de dauphins à Malaita, obtenues à la suite de grands abattages rituels en hauts fonds qui font régulièrement s’étrangler d’indignation les âmes pures des associations écologistes de New-York à Auckland.

Si le navigateur espagnol Alvaro de Mendaña avait été au fait de ces fondements de bonne entente dans les mœurs mélanésiennes, cela lui eut probablement évité bien des déboires. C’est à cette illustre figure des premières explorations du Pacifique par les Européens que revient le titre de découvreur des Îles Salomon, bien que ses passions géographiques (et surtout aurifères) finirent par lui coûter la vie, précisément à Santa Cruz. On était en 1595. Des motivations qui nous paraissent aujourd’hui parfaitement fantaisistes suffisaient à cette époque à mettre à flots de folles équipées, avec l’assentiment et l’appui financier des puissants d’alors. Vers le milieu du XVIe siècle, les Espagnols ayant pris pied au Pérou eurent vent d’une légende inca qui mentionnait, à l’Ouest, l’existence d’un archipel, peut-être d’un continent, dont un siècle plus tôt un souverain Inca, Tupac Yupanqui, avait rapporté en quantité de l’or et des esclaves à peau noire. Mendaña, neveu du vice-roi du Pérou, fut désigné, à l’âge de 25 ans, pour mener une expédition à la recherche de ces terres prometteuses. Après avoir dépassé des atolls de peu d’intérêt (Tuvalu, Roncador), il atteignit une île haute, très vaste, qu’il baptisa aussitôt du nom de la sainte protectrice de sa flottille, Isabelle. Dans le feu de son enthousiasme, persuadé d’avoir touché au but, il nomma tout l’archipel du nom de ce roi biblique aux richesses fabuleuses : Salomon. Selon un scénario classique de cette période de grandes explorations, Mendaña et ses hommes passèrent le plus clair de leur temps à essayer d’obtenir de la nourriture des indigènes souvent récalcitrants, s’enfonçant dans des situations conflictuelles occasionnant des morts de part et d’autre. Après six mois de vains épuisements, d’escarmouches, découragé par l’absence manifeste des richesses prodigieuses qu’avaient fait miroiter les légendes incas, Mendaña leva l’ancre pour rentrer au Pérou. On imagine mal, au XXIe siècle, l’extraordinaire ténacité, l’obstination des explorateurs du XVIe siècle, la force de caractère qui les poussait dans des expéditions dont ils avaient en réalité fort peu de chances de revenir vivants ; et certainement en avaient-ils conscience, à moins que ce ne fut l’aveuglement mystique de la foi chrétienne de l’époque. La plupart des hommes d’équipage embarqués, en revanche, étaient des condamnés à qui l’on offrait cette possibilité d’échapper à l’enfer des geôles, voire à la potence. Ce n’était souvent que pour plonger dans un autre enfer, celui des tempêtes, de l’atmosphère de terreur qui régnait à bords des navires, du scorbut, de la faim, de la soif… Il fallut près de trois décennies à Mendaña pour capter à nouveau l’attention des souverains espagnols, gagner leur confiance et pouvoir repartir vers les Salomon, avec 450 hommes et femmes à bord de quatre navires, dans l’espoir d’y fonder une colonie de peuplement. Après avoir perdu l’un des navires en cours de route, il navigua trop au sud et tomba sur les Temotu, trouva refuge dans une baie entaillant profondément la côte nord-ouest de Santa Cruz, au fond de laquelle il établit un camp. Il nomma cette baie Graciosa, et c’est là, à l’entrée de Graciosa Bay, que s’élève de nos jours la très modeste capitale de la province des Temotu, Lata. Naturellement, les Espagnols ne manquèrent pas de se mettre à dos les indigènes à qui ils soustrayaient sans vergogne des cochons, sans aucune contrepartie ce qui, dans un contexte mélanésien déjà tout imprégné de la valeur de l’échange et de ses mécanismes exigeants, ne manquait pas de heurter gravement la conscience de ces îliens à qui il n’en fallait pas plus pour faire usage d’arcs et de flèches. Ce n’est pas sous les flèches que Mendaña rendit son dernier soupir, mais sous les assauts de la malaria. La petite colonie fit long feu, s’en repartit, et Santa Cruz retourna à son superbe isolement pendant 172 ans, avant que les voyages scientifiques du XVIIIe siècle, puis les baleiniers, les missionnaires et autres aventuriers-commerçants, ne viennent le rompre définitivement.

Pour autant, les Temotu font encore, en 2010, figure de terres lointaines, fragiles, bien solitaires. Si Santa Cruz est reliée par voie aérienne, deux fois par semaine, à Honiara, les îles périphériques demeurent dans un véritable et profond isolement, et n’échappent à l’oubli que grâce à la visite, au mieux une fois par mois, d’un navire venu d’Honiara, embarquant et débarquant marchandises et passagers. Téméraires, les occupants de ces îles rejoignent parfois Santa Cruz à bord de petites embarcations plus adaptées à la navigation côtière qu’aux vastes étendues de haute mer qui séparent Santa Cruz de Vanikoro ou de Tikopia. Alors que Vanikoro se trouve à près de 200 kilomètres au sud-est de Santa Cruz, Tikopia émerge à 220 kilomètres à l’est de Vanikoro. En 2002, lorsque Tikopia fut ravagée par un cyclone, les secours dépêchés par Honiara n’arrivèrent sur place qu’au bout d’une semaine. En dépit d’un tel éloignement et de ressources fort limitées (l’île ne couvre pas dix kilomètres carrés, dont un tiers est occupé par un lac !), Tikopia comptait près de deux mille habitants en 1929. Congestionnement surprenant dans un tel isolement géographique, qui traduit peut-être le dynamisme des échanges rituels avec les autres îles des Temotu, voire avec d’autres îles plus éloignées encore (Tuvalu, Fidji, Banks et Torres…) ; avec l’affaiblissement de ces réseaux d’échanges traditionnels à l’époque moderne qui pourtant se gargarise d'un “ village mondial ” très illusoire, les Tikopiens ont peu à peu quitté leur île, étouffés par de nouvelles logiques d’échanges et de relations qui ignorent les espaces marginaux, les renvoient dans l’oubli, les ravalent au rang de l’inhabitabilité. Aujourd’hui, des communautés tikopiennes sont dispersées en divers endroits des Îles Salomon, à Makira, aux Russels (où ils ont fourni le gros de la main d’œuvre dans des plantations de cocotiers à présent dépérissantes), dans les faubourgs d’Honiara. De nombreuses familles ont acquis des terres sur Santa Cruz, qui fait figure de “mainland” avec ses 660 kilomètres carrés (mais dont peu sont en réalité exploitables), souvent par le truchement d’une stratégie d’alliances matrimoniales.

J’ai raté un caboteur venu d’Honiara quelques jours avant mon retour de Rennell, qui visitait toutes les îles des Temotu. J’aurais tant voulu voir ces îles mystérieuses, nichées au creux de l’océan, drapées dans leur solitude héroïque, nimbées d’un voile de légendes et de sortilèges, teintées de cette ascèse géographique à la manière des Kerguelen, de Tristan da Cunha ou de Socotra ; îles de peu, îles-martyres que le vent cingle en permanence, ou qu’un volcan menace jour et nuit depuis la nuit des temps, ou que la fournaise tropicale cuit et recuit jour après jour. Les Temotu, pointillés à peine visibles sur la ceinture de feu, tenues comme à distance des forces vives de l’archipel. Sentiment d’isolement accru lorsqu’on se projette au-delà de ses horizons. Prochaines terres à l’Est, les misérables atolls de Tuvalu, un de ces micro-Etats fantoches du Pacifique Sud, en train de se noyer sous l’irrésistible montée des eaux en même temps que d’étouffer dans son diabète et ses ordures ménagères de pays “ moderne ” ; prochaine terre au Nord, Nauru, la plus petite République indépendante du monde avec ses 21 kilomètres carrés, caillou éventré pour ses phosphates dont les centaines de millions de dollars sont partis en fumée, consommés en pure perte dans l’éblouissement d’îliens peu préparés à ce soudain pactole ; prochaines terres au Sud, les Banks et Torres, hautement instables, que la nature peu anéantir en un séisme, une éruption. Et là, quelque part à l’est de Santa Cruz, ce petit finisterre d’où je perçois un peu mieux ces noms magiques, Utupoa, Vanikoro, Tikopia… Quand j’interroge les gens sur leur île d’origine et que je m’entends répondre “ Vanikoro ”, “ Reef Islands ”, mon cœur s’emballe. Un “ vrai ” îlien ! Un pur ! Pas une de ces contrefaçons de Taïwan ou de Tenerife que les jumbo-jets et le béton ont dénaturées depuis belle lurette, jusqu’à les désinsulariser à outrance. Non, un îlien de Vanikoro, ça serait une manière, version mélanésienne, de Sénan ou de Ouessantin, si j’ose convoquer la Bretagne à mes fantasmes pacifiques. Et puis, Vanikoro, ça me renvoie à Laperouse, qui y connu, dans le naufrage de ses deux bateaux par une nuit de tempête, une mort à la hauteur de sa gloire exploratrice. Dumont d’Urville, qui fut chargé ultérieurement d’attester du lieu du naufrage, fit dresser une stèle sur le rivage de Vanikoro, à la mémoire de ce grand explorateur que fut Laperouse. Elle s’y trouve toujours, et ce doit être, bien mieux que le plus pompeux des monument aux morts, le plus beau, le plus émouvant mémorial à la surface de la terre !

Je les imagine donc, mes îles toutes proches, en goûtant la brise du soir, assis devant la porte da ma chambre du Lata Motel. L’établissement en question, dominant légèrement Graciosa Bay, doit être le seul de ce type dans toute la province. Il abrite, en plus des clients de passage qui sont pour la plupart des fonctionnaires de l’Etat, une poignée de pensionnaires au long terme, pour qui il fait office de meublé, si tant est que le mobilier spartiate qui occupe les chambres (une table, une chaise, un pucier) puisse leur conférer ce titre. Un couple de Tikopiens (des Tikopiens ! des vrais Tikopiens !) et leurs trois filles ; un jeune couple de Malaïtains et leur petite fille de cinq mois, dont lui travaille pour les services de météorologie (bien que les prévisions que je lui demandais de me prodiguer avant de débuter mes excursions se soient révélées peu fiables); un homme assez bavard venu d’Utupoa, qui s’appelle Godfried, et qui met tant de circonlocutions dans l’exposé des motifs qui le retiennent à Lata, qu’en deux semaines de séjour sur place je n’ai jamais clairement compris ce qui l’occupait en ces lieux ; Thomas, un type assez jeune, taciturne, qui émerge de sa chambre à neuf heures du matin quand toutes les Salomons sont debout dès cinq heures et demie, et qui a la lourde tâche de superviser l’entretien du petit réseau de pistes à peu près carrossables qui parcourent le quart sud-ouest de Santa Cruz; enfin un homme du genre poussah, médecin de son état, cou de taureau, crâne en boule de billard, et que je n’ai jamais vu que siroter des bières et tripoter son téléphone portable. Une loi, je crois, se fait jour dans ma vision des activités humaines observables dans ces Etats récemment indépendants, aux racines sinon aux valeurs fort éloignées des statuts que dans leur grande générosité paternalo-démocratiques leur ont accordés leurs anciennes puissances tutélaires. Le rendement effectif des hommes y est inversement proportionnel à leur position hiérarchique effective. Prenez le Tikopian (un Tikopian, tout de même, on est en droit d’espérer de la matière !) : voilà un homme mince, visage noble, front haut, moustache bien taillée, à la manière des sensei, ces intellectuels japonais, parole économe, et qui s’habille presque comme un citadin européen ou australien, poussant ce dandysme temotuan jusqu’à porter en permanence des sortes de mocassins, dans un pays où 99 % de la population portent des tongues ou vont nu-pieds (y compris les agents de comptoir de l’aéroport d’Honiara). Rien d’étonnant à ce portrait en pied de Tikopien ayant réussi, puisque cet homme n’est rien moins que le chef de tous les enseignants de toutes les écoles (primaires comme secondaires) de toute la province des Temotu ! Et c’est alors que je crois pouvoir dire que le corps enseignant des Temotu ne doit pas donner beaucoup de fil à retordre à son chef, puisque ce dernier passe tout son temps à ne faire strictement rien. Il reste assis sur une chaise de jardin en plastic bleu made in China, du matin au soir, interrompant ses longues méditations diurnes par de furtives disparitions dans la pénombre de sa chambre; parfois, il se met debout, fait un pas ou deux en avant, on retient son souffle, va-t-il agir, faire, marcher, rire, éternuer peut-être ? Mais non, faux espoir, il se rasseoit, comme happé par sa prodigieuse aboulie, ou prématurément interrompu dans quelque entreprise prometteuse par l’irruption du poussah venu lui tenir le crachoir, une bière dans une main, le téléphone portable dans l’autre.

A l’opposé de ces navrantes bien qu’émoustillantes observations, je marche vers le sud-ouest de l’île, j’atteins le dernier village, Nbanyo, tout au bout d’une piste côtière, un hameau de huit familles, pris en étau entre une falaise morte dégoulinante de végétation et la mer aveuglante. Là, des gens de peu, de rien serais-je tenté de dire et qui, un petit moment de stupeur passé, accueillent l’étranger, l’inconnu, l’autre, à bras ouverts, l’invitent à prendre l’ombre sous l’avancée d’un toit, sur une natte de feuilles de palmier tressées que l’on balaie à la hâte ; des ordres sont distribués aux enfants pour que lui soient apportés des bananes, une noix de coco ; puis on le bombarde de questions, certes toujours les mêmes, et toujours les mêmes mines aimablement admiratives à l’énoncé des réponses. Vous leur serrez la main, et vous sentez la paume calleuse qui a retourné mille fois la terre sur les parcelles défrichées, pagayé tout autour de l’île ; vous regardez leurs pieds et voyez leurs orteils en éventails, parce que constamment agrippés aux sols pentus des jardins qu’il faut atteindre par de longues marches à travers la  brousse ; vous contemplez leurs visages et vous y devinez l’empreinte de l’effort, la douleur du labeur quotidien pour produire de quoi se nourrir ; vous détaillez ces corps, pas un gramme de graisse, les griffures, les meurtrissures, les assauts d’une vie en plein air, au soleil, du corail, de la forêt dont il faut affronter sans cesse l’appétit sans limites pour cultiver son lopin de taro ou de patates douces. Ces gens “de rien”, le zèle enraciné dans le calcaire et l’humus de leur île, n’arrêtent jamais et ne vous demandent rien d’autre, au bout du compte, à vous, simple promeneur en intrusion sur leur terre de labeur, que de vous sentir chez vous, en s’excusant presque de la modestie des lieux qu’ils proposent à votre repos.

La côte nord de Santa Cruz présente un chapelet assez lâche de hameaux dont certains se réduisent à trois ou quatre cabanes, assiégés par une forêt dense, rapidement impénétrable dès lors qu’on cherche à s’enfoncer dans l’intérieur de l’île. Baies et criques peu profondes échancrent de loin en loin ce littoral presque désert, parfois ourlées de longs bourrelets de galets noirs et argentés, en demi-lune, en arrière desquels vient s’achever, parfaitement immobile, le cours paresseux d’une rivière. Ce sont des endroits splendides, solitaires, où s’échouent des troncs noueux, blanchis par le ressac, baignés par les embruns, balayés soudainement par des grains surgis d’on ne sait où, et presque aussitôt après inondés d’un éclat flamboyant qui enflamme l’air encore embrumé des dernières gouttelettes. La traversée des cours d’eau peut s’avérer délicate, surtout à marée haute, mais toujours, comme alertée par un sens inné de la présence d’un randonneur venu d’ailleurs avec son équipement photographique fragile, une bonne âme finit par apparaître, un enfant, un vieillard, une mère de famille portant son nourrisson écharpé dans un drap, lui fait signe d’attendre, s’évanouit dans la haute verdure et réapparaît en amont du cours, dans une minuscule pirogue faite d’un tronc évidé. Traversée des hameaux : les jeunes filles disparaissent dans de petits rires, les enfants suivent à distance, se chuchotant quelque commentaire, puis, quand ils l’ont apprivoisé, les timides réapparaissent, un cercle se forme autour du nouveau venu, se ferme, s’ouvre à nouveau lorsqu’un patriarche vient voir ce qui se passe. Alors, à nouveau, noix de coco, bananes, ou fruit de l’arbre à pain, particulièrement indigeste, mais visiblement friandise aux Temotu, place à l’ombre, interrogatoire, mais, au final, jamais de lassitude, juste, parfois, cette légère amertume de n’être que de passage, de ne faire qu’effleurer l’autre dans cet ailleurs pour lequel j’ai déployé tant d’efforts et de rêves avant que de l’atteindre.

Quelque part sur cette côte nord de Santa Cruz, en un lieu nommé Luesalemba, la forêt a été rasée sur un rectangle assez vaste pour faire place à une école secondaire, la Luesalemba Provincial Secondary School. Une des maisons destinées à l’hébergement des enseignants est mise à ma disposition pendant les quatre nuits où je dors ici. Malgré la beauté indicible de cette partie de Santa Cruz, cette clairière scolaire curieusement isolée de tout respire l’abandon et la désolation. Les herbes folles montent à l’assaut des bâtiments à demi en ruine qui abritent les salles de classes ; tout dépérit dans l’humidité, la moisissure rampante, livres, cahiers, tableaux noirs, pupitres; l’école drainant des étudiants venus des petites îles périphériques, ceux-ci sont hébergés dans des dortoirs où ils s’entassent à cinquante sur de misérables paillasses entre lesquelles sont tendues des cordes à linge ; une odeur insupportable envahit ces lieux de promiscuité, exacerbée par l’humidité qui sature l’air. Le hangar qui sert de réfectoire est inutilisable par temps de pluie (dans une île qui reçoit jusqu’à six mètres de précipitations par an), une partie du toit de tôle ayant été emportée par le vent. Les étudiants errent comme des ombres, les enseignants, tous des hommes, cuvent leur bière dès trois heures de l’après-midi, torse nu, sur le pas de leur porte. Le soir, ils ouvrent des conserves de corned-beef pour agrémenter leur ration de riz. Les alentours immédiats de leurs maisons sont jonchés d’ordures et dès que la nuit tombe, les rats s’introduisent dans les maisons, courant sur les poutres ; difficile de dormir quand certains d’entre eux vous passent dessus dans l’obscurité. Etrange impression laissée par ce lieu d’une tristesse infinie, et ce n’est certainement pas le zèle prodigieux du chef des enseignants de Temotu, tout Tikopien qu’il soit, qui pourrait lui redonner vie.

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