29 novembre 2010

Îles Salomon : vue sur Santa Isabel


Santa Isabel est une île essentiellement montagneuse, toute en longueur, dont les deux cent kilomètres de côtes sur ses deux faces, au tracé assez régulier, parfois frangées de lagons, portent une humanité discrète qui s'égrène en villages le plus souvent fort modestes et littoraux, bien que le sud de l'île porte des villages implantés au cœur des montagnes. Buala, sur la côte sud-est, exposée aux vents dominants, fait office de centre administratif de Santa Isabel, où siègent les autorités provinciales. Elle constitue l'entité de peuplement la plus importante de l'île, bien que très réduite. Au sud et au nord, le tracé littoral se complique de profondes indentations et d'émiettement en îlots que parcourt un dédale de chenaux maritimes, sans que ces ports naturels n'aient favorisé l'émergence d'un centre de vie ou d'échange dominant, en dehors des modestes villages de Kia au nord et de Kaevanga au sud, pas plus que les basses terres littorales offrant de vastes étendues plates à certains endroits n'ont été investies par les grandes plantations. Les cultures d'exportation se limitent en général à des initiatives familiales pour une vente à des grossistes chinois basés à Honiara : le coprah et, fait encore rare aux Salomon qui n'en est pas consommateur, le kava, cette racine de la famille des poivriers dont on tire un breuvage à vertus plus ou moins psychotropes selon la concentration de la préparation, qui est d'usage très courant au Vanuatu et dans d'autres archipels du Pacifique, avec une demande croissante en provenance du Kiribati, de Tuvalu et des Îles Marshall à laquelle tentent de répondre les plantations familiales de Santa Isabel.

Santa Isabel offre encore les aspects d'un front pionnier. Faiblement peuplée (un peu plus de vingt mille habitants) au regard de sa superficie et de son potentiel, à l'image de Choiseul, qui la prolonge vers le nord-ouest, ou de Makira, la pression anthropique y reste relativement faible. Les richesses forestières, encore largement intactes, dont l'accès est malaisé compte tenu du relief tourmenté, attisent la convoitise des exploitants venus de Taïwan ou de Malaisie. L'île est desservie, une à deux fois par semaine, par deux navires dont une agence provinciale, l'Isabela Development Corporation, est propriétaire. A l'aller, depuis Honiara, ils sont généralement chargés de sacs de semences, de matériaux de construction ou de défrichement (haches, tronçonneuses), dénotant la phase de colonisation à petits moyens que vit encore l'île en ce début de XXIe siècle, infimes morsures sur une nature maîtresse. Encore la moitié nord de Santa Isabel reste-t-elle largement inhabitée.

Buala n'est pas vraiment ce qu'on peut appeler une ville, même si elle en rassemble les fonctions et nonobstant son rang de capitale provinciale. Des administrations hébergées dans des baraquements en préfabriqué, un hôpital qui, comme tous les hôpitaux provinciaux, adresse ses cas sérieux à Honiara, une agence de la Bank of South Pacific ouverte quelques heures par semaine quand elle a des fonds (et même — jusqu'où va nicher le grotesque d'une certaine idée du développement, dans une île dont la plupart des habitants ne manipule que rarement de la monnaie papier et dont une infinitésimale poignée possède une carte de crédit — un distributeur de billets de l'ANZ, fonctionnant grâce à des panneaux solaires, mais qui n'est plus approvisionné depuis que la piste d'atterrissage, située sur le cordon lagunaire de Fera, face à Buala, a été fermée faute d'entretien), des petites épiceries proposant l'immuable et déprimant inventaire de nouilles déshydratées, de boîtes de corned beef ou de thon à la sauce tomate, de gâteaux secs (très secs, en vérité), de riz importé de Papouasie-Nouvelle-Guinée ou d'Australie… une école secondaire, un siège diocésain qui fait aussi office d'hôtel de base. Hormis une voie côtière assez large ne menant nulle part, ouverte sur trois kilomètres vers le nord-ouest, et de deux ou trois autres qui font mines de s'enfoncer dans l'intérieur, mais qui ne font illusion que sur un kilomètre au plus, les seules possibilités de s'échapper de ce périmètre restreint sont le bateau ou la marche à pied. Quelques bulldozers stationnent sur un terrain vague à proximité du wharf de Buala, dans l'attente d'une hypothétique rallonge budgétaire qui permettrait de prolonger les embryons de pistes carrossables.

Un jour de pluie (c'est le début de la saison pluvieuse, des pluies diluviennes s'abattent sur l'île, sans faiblir, des heures durant ; des cascades grondantes et boueuses se jettent dans le lagon là où il n'y avait que des lits à sec trente minutes auparavant) je devise en l'agréable compagnie de deux jeunes professeurs du secondaire, Laureen et Mayleen. Laureen, sourire rougi par une consommation ininterrompue de bétel, vient d'un village isolé de l'intérieur de l'île, qu'elle a quitté à l'adolescence pour ne plus y remettre les pieds. Elle a fait des études supérieures à l'Université du Pacific Sud à Suva (Iles Fidji) et à l'Université d'Etat de Port-Moresby. Elle enseigne les sciences sociales, vocable recouvrant ici l'histoire, la géographie (et donc, en partie, les sciences naturelles), l'éducation civique. Elle semble être revenue à Santa Isabel sans grand enthousiasme, la politique consistant à affecter les enseignants dans leur île d'origine pour des raisons de communauté linguistique, dans un archipel qui compte quatre-vingt dialectes différents. Elle considère ouvertement les villageois peuplant l'intérieur de l'île comme des sauvages, malpropres, incultes, opinion assez répandue chez les jeunes ayant fait des études à l'étranger. Mayleen, jolie polynésienne venue de Rennell avec ses parents, enseigne, quant à elle, les arts ménagers (home economics), discipline s'adressant aussi bien aux garçons qu'aux filles. Sans faire montre d'une amertume aussi nette que Laureen, elle avoue s'ennuyer ferme à Buala et n'a qu'une idée en tête, partir à Honiara. Elle tue le temps en grillant des cigarettes, qui lui servent accessoirement de barrette pour retenir en chignon ses longs cheveux ondulés. Elle affiche, comme souvent les Polynésiens des Salomon dont le caractère semble plus affirmé que celui des Mélanésiens, une critique, ou du moins un détachement prononcé, envers les églises, qui ont ici toutes les légitimités pour dicter aux gens ce qu'ils doivent faire ou ne pas faire. D'ailleurs, si elle fume, c'est un peu parce que l'église à laquelle elle est rattachée, les Adventistes du Septième Jour, l'interdit.

Il est des jours bénis, bien que chargés de sueur, de boue et de fatigue, comme celui que j'ai employé à grimper vers les crêtes qui dominent d'environ six cent mètres le rivage sud-est de Santa Isabel. Au lendemain d'une journée noyée sous les pluies de mousson, ciel bleu roi, lumière intense, presque dure, de celles qui découpent les silhouettes au tranchoir et impriment aux couleurs des tons violents. Je cherche un chemin côtier vers le sud, on m'a dit qu'il existait, toute autre indication préalable me paraît inutile car ici, je le sais d'expérience, la représentation mentale de la géographie des lieux ne saurait s'exprimer par des itinéraires conçus selon la logique cartographique qui m'est familière. Les notions de distance, d'altitude, d'est, d'ouest, de nord ou de sud, de hiérarchie des voies de communication ou des groupements d'habitats ne trouvent ici qu'un écho très flou. Demandez à quelqu'un de vous indiquer le chemin pour vous rendre au prochain village : après d'interminables minutes de réflexion aboutissant à des explications confuses, on se résignera a vous mettre sur la bonne voie en vous accompagnant sur un ou deux kilomètres. J'ai appris à ne me fier à un itinéraire dit qu'avec le plus grand recul, à ne surtout pas compter sur une indication de distance, elle n'a ici que peu de sens, tout déplacement se mesurant en temps de parcours, et encore certains temps de parcours sont-ils, à l'évidence, des plus fantaisistes. On me dit que je vais dépasser un village, il ne s'agit en vérité que de trois maisons fort espacées les unes des autres ; on me dit d'emprunter la route principale qui commence derrière l'église, je ne trouve qu'un étroit sentier disparaissant à moitié sous les fougères. L'espace vécu mélanésien est le seul qui soit intelligible à ses occupants, et ceux-ci ne peuvent le décrire, le penser qu'à la lumière des usages qu'ils en font, des règles de résidence découlant de celles du mariage ou des structures de parenté, de la coutume qui définit, génération après génération, les plans fonciers, unissant la terre aux parentèles. C'est une perception de l'espace profondément ancrée dans l'identification des individus et des groupes à leur terre qui est aussi celle de leurs ancêtres et qui sera celle de leurs descendants, faite de réseaux, de frontières, de flux, d'espaces totalement invisibles à nos modes de perception rivés à des modèles géographiques normés, basés sur le souci permanent de la hiérarchisation stricte des espaces et de leurs fonctions économiques, des voies qui les irriguent et les relient, indépendamment des liens intimes que les hommes entretiennent avec eux. A l'espace vécu, éminemment  sensible, pour ne pas dire sensoriel, des Mélanésiens, s'oppose notre espace normé, pensé, hautement fonctionnel, issu des théories échafaudées par les écoles géographiques européennes et nord-américaines au XXe siècle. Pour ne pas m'égarer, il me faut donc avancer par petites touches, par tronçons successifs, interrogatoire après interrogatoire.

Il y a donc, paraît-il, un sentier qui longe le rivage. Je le perds rapidement, confondu par la multitude de sentes, égales les unes aux autres, qui fendent timidement le haut tapis végétal des sous-bois. Profitant de la marée basse, je décide de suivre la ligne de côte par la voie maritime, les pieds dans la vase où s'enlisent de gros troncs échoués. Il est à peine huit heures du matin, le soleil est déjà brûlant. Je croise des femmes à la mine joyeuse, portant en baluchon des filets remplis à craquer de tubercules ou de bananes naines qu'elles s'en vont écouler au petit marché local, situé à côté du débarcadère de Buala. J'atteins le village de Titiro, blotti au creux d'une anse, bâtisses traditionnelles dans les tons beige clair des panneaux de bambous tressés et des toits de feuilles de palmes séchées qui en constituent les matériaux principaux. Un groupe de gamins jouant au ballon sur une vaste pelouse tropicale détale à mon approche. Scène habituelle. Dans quelques minutes, encouragés par le moins farouche d'entre eux, ils seront agglutinés autour de moi avec des mines hilares et l'humeur bien bavarde. Les adultes observent de loin, réfugiés en petits groupes à l'ombre entre les pilotis des maisons. C'est à celui maîtrisant le mieux l'anglais que reviendra la tâche d'établir le contact le plus " autorisé " avec ce " white man " surgi d'on ne sait où, et c'est justement ce qui importe de savoir avant toute autre chose : qui est-il, d'où vient-il, où va-t-il ? Que répondre à ces sempiternelles questions ? Qui suis-je ? Un touriste, même si cette qualité, avec tout ce qu'elle traîne dans son sillage d'exotisme de pacotille et de superficialité, m'inspire une amère frustration ; et pourtant j'en suis un, par une sorte de mal nécessaire inhérent au déplacement de loisir qu'est ce voyage. D'où je viens ? D'un pays que l'immense majorité de ceux qui s'en enquièrent serait incapable de situer sur une carte du monde ; la plupart pense que la France est en Amérique du Nord, voire en Australie, outremer le plus tangible à leurs yeux, ou aussi en Grande-Bretagne, par rapprochement avec le passé colonial de l'archipel, et tous ont peine à croire qu'on y parle une autre langue que l'anglais. Où je vais ? Si moi-même je le savais… Comment expliquer que je vais, précisément, à la poursuite d'un rêve, celui qui me fut peut-être inspiré, il y a fort longtemps, par la contemplation d'une pirogue d'apparat échouée dans une vitrine du Musée de l'homme à Paris ? Une fois la main mise sur l'anglophone du village, je le noie sous un flot de questions pour mieux endiguer le sien. J'attraperai de-ci, de-là, des réponses qui dessineront peu à peu, par petites touches, le tableau merveilleux, tout en mystères, de Santa Isabel. J'ai oublié le nom de mon chaperon à Titiro ; il m'a emmené vers le village suivant, Maglaw, par un un sentier forestier vert sombre tout en rocailles et vallons. Maglaw domine la mer d'une cinquantaine de mètres, avec vue sur le lagon au fond duquel se niche Buala. Mon guide m'amène vers une vieille femme, Ana, calée à l'équerre sur une petite plate-forme, les jambes bien droites, au seuil ombragé de sa maisonnette. Par gestes lents, un peu hésitants, elle entreprend de découper en minces lanières un sac de riz en fibres synthétiques, qui seront ensuite tressées de manière à former un filet à provisions. Ana est à moitié aveugle (la paire de lunettes quasiment hors d'usage qu'elle porte de travers sur le nez ne lui sert manifestement à rien) et affligée d'une surdité bien avancée. Elle ne parle que le dialecte local, pas même le pidgin des Salomon. Lorsque je lui fais demander son âge, on me répond " environ cent ans ". Ana n'a jamais quitté Santa Isabel, et les déplacements qu'elle a pu faire vers d'autres rivages de l'île lui apparaissent comme des voyages en terres étrangères. Si elle a vraiment cent ans, elle a connu, dans son enfance, des périodes noires pendant lesquelles la chasse aux têtes était encore une pratique courante à Santa Isabel. Veuve, Ana dort seule dans sa maison, assistée pour ses repas et tous les besoins de la vie courante par sa nombreuse descendance. Seul l'espace villageois, vaste replat de terre rouge sombre partiellement recouvert d'un tapis herbeux raz et moelleux, lui reste accessible en toute autonomie.

Je poursuis seul sur le sentier principal qui doit aboutir à un village d'égale importance, à environ une heure de marche. Je respecte aussi scrupuleusement que possible la consigne d'ignorer les chemins divergents qui m'égareraient dans la montagne ou vers des culs-de-sac rocheux servant de points d'accostage. A l'inverse de nos chemins européens qui épousent les courbes de niveau, ceux d'ici filent droit, imposant de rudes descentes au fond d'obscurs vallons et des remontées toutes aussi abruptes. Des perruches blanches déchirent l'air de leur cri de crécelle, traversant le bleu profond du ciel en traits d'arbalète.  D'un sentier fort pentu, débouche un prêtre anglican, John, accompagné du jeune séminariste dont il a la charge. Autant John est volubile, autant son protégé, le visage mangé par une barbe broussailleuse, est le silence et la discrétion incarnés. John mène la destinée religieuse (autant dire la vie toute entière, en ces terres océaniennes infiltrées jusqu'à la moelle, de ceux et celle qui y naissent, vivent et meurent, par le prosélytisme acharné des missionnaires protestants) du village de Gurena, perché plus haut dans la montagne. Il m'y accompagnerait bien, mais le voilà pressé par une affaire qui l'appelle quelque part au-delà de Buala, et vers laquelle il va se rendre en canoë. Cette urgence ne l'empêche pas de faire longuement étalage de ses compétences missionnaires considérées comme exemplaires, qui lui ont valu d'être élu et financé par le diocèse anglican de Cairns, en Australie, pour mener durant sept ans, dans les années 1990, l'éducation religieuse d'une communauté aborigène dans un coin retiré du Queensland, et avant cela d'être choisi pour un voyage en Terre Sainte. John m'indique le chemin pour atteindre son village ; je devrais croiser, en montant, son épouse et sa fille qui le suivent à distance. Sur ses explications, j'attaque de front l'abrupt que couronne la première ligne de crêtes de Santa Isabel. Il fait une chaleur étouffante sous les épaisses frondaisons qui semblent faire obstacle au moindre filet d'air. Il faut attendre les premiers essarts pour attraper la brise. Nouvelle rencontre, celle d'un jeune couple à la recherche d'une essence particulière dont les palmes servent à fabriquer des panneaux pour la couverture des maisons. Elle se fait rare sur les basses pentes proches des rivages, tout comme le bois d'œuvre pour la charpenterie ; il faut monter de plus en plus haut, s'enfoncer vers l'intérieur de l'île pour trouver cette matière première raréfiée par l'exploitation qu'en font les hommes, non seulement pour leur propre usage à Santa Isabel, mais aussi et surtout pour l'exportation vers Honiara. La pénibilité extrême que représente le transport à dos d'homme de ces matériaux, des hauts versants vers Buala ou les divers points d'accostage, fournit une opportunité de revenus non négligeables, au regard des standards locaux, pour les habitants des montagnes.


Jusqu'à ce que les premières maisons de Gurena m’apparaissent dans un éclaircissement de la forêt, accrochées au versant dont elles rattrapent la pente par de hauts pilotis, ou posées à même le sol sur des replats, je doute d'être sur le bon chemin. A l'entrée du village, un chien efflanqué s'arrache de sa somnolence en aboyant mollement. Droit devant, un énorme porc noir, tout en adiposités, les soies maculées de boue séchée, me barre le passage en émettant des grognements dissuasifs. Va-t-il charger ? Non, il s’éclipse, à mon grand soulagement, par un talus et m'observe de son perchoir passer en vitesse. Me voilà donc au royaume du père John, celui-là même qui a visité la fort lointaine Jérusalem et dompté les âmes égarées des sauvages du CapYork. Son église, consacrée à Marie-Madeleine, trône en bonne place, seule construction en dur de Gurena. Tout autour, à quelque distance, s'éparpillent au gré des pentes et d'un réseau de sentiers que les pluies d'hier ont transformé en bourbiers, des maisons un peu bancales sur leurs échasses, avec leurs parois de guingois et leurs toits qu'il faut rapiécer au fil des injures du climat tropical. C'est un certain Boniface qui se charge de prendre les devants. Je lui dis avoir été aiguillé jusqu'en ces lieux par le père John. Une vingtaine de familles vit ici, probablement cent à cent trente individus. Quand je pointe l'importance du lieu de culte pour une aussi faible population, Boniface m'explique que le père à construit son église en prévision des générations à venir et aussi dans l'espoir d'accueillir des familles recluses dans les hameaux les plus isolés de cette partie de l'île, que sa force de conviction missionnaire ne manquera pas de rallier à Gurena. En somme, nous voici revenus à l'époque des " réductions " opérées par les missions espagnoles et portugaises au sein des terres conquises, qui visaient à regrouper autour des églises ou des monastères les populations éparpillées sur leurs espaces d'influence afin de mieux les contrôler et d'en faciliter la conversion (outre le fait que ces regroupements faisaient aussi l'affaire du pouvoir temporel, qui collectait plus efficacement l'impôt). Gurena est pratiquement vide, c'est l'heure où ses habitants travaillent aux jardins parfois fort éloignés dans la montagne, où les femmes sont descendues à Buala pour vendre les menus surplus de la production familiale. Quelques enfants, nus comme des vers, m'observent prudemment du seuil des maisons, de la pénombre desquelles s'échappent des voix qui doivent êtres les commentaires bien fournis sur la présence de ce " white man ". Une très vieille femme, vêtue d'un simple pagne mité et crasseux, disparaît à ma vue dans sa bicoque et en ressort presque aussitôt après avoir passé un t-shirt tout aussi crasseux que son fichu. Boniface désigne au loin le presbytère du père John, isolé sur une butte à sommet plat. Je lui demande si je peux m'y rendre. Pas d'explication claire à l'isolement du presbytère. C'est une bâtisse proprette, en plaques de zinc et tôle ondulée pour le toit, avec des rideaux à fleurs aux fenêtres, entourée d'une belle pelouse tropicale embellie de fleurs aux couleurs vives. Les cocotiers plantés par le père donnent leurs premiers fruits, ce dont s'émerveille Boniface dans un touchant enthousiasme d'ouaille toute acquise au bien-être de son berger. Il y a aussi, plus inhabituel dans l'inventaire cultural solomonais, des plants de kava. De cette thébaïde, on peut jouir d'une vue magnifique sur une nature surabondante à peine écorchée par le village et les essarts.

Boniface me dit que je peux rejoindre, depuis Gurena, par la montagne, le village de Tirontongna, où je retrouverai une route principale descendant vers Buala. Je trouve l'entreprise un peu hasardeuse, mais suis séduit par la perspective de m'enfoncer un peu plus dans l'île. Je m'engage, sous un soleil de plomb, sur un sentier qui atteint une crête à laquelle s'offre une vue lointaine vers l'intérieur sauvage de Santa Isabel, succession de lourds massifs entièrement recouverts du manteau vert-impérial de la forêt pluviale, entaillés de profondes vallées très encaissées. Je distingue la tache plus claire, très légère, d'un hameau accroché au flanc d'un massif. Quelle vie que celle de ses habitants ? De cet observatoire, nulle trace de Tirotongna, le village promis par Boniface. Le sentier poursuit droit devant, dévale le versant jusqu'au fond d'une assez large vallée et disparaît au pied d'un gros abrupt rocheux sans franchissement apparent. Me suis-je trompé de chemin ? J'ai insisté auprès de Boniface pour qu'il me laisse aller seul, et me voilà résigné à faire demi-tour, persuadé de m'être engagé sur une mauvaise voie. Je finis par croiser un jeune homme à qui je demande le chemin pour Tirotongna, et celui-ci me montre sans hésiter la direction d'où je viens. Il me faudra franchir deux crêtes pour atteindre Tirotongna. S'il y a une chose irritante en randonnée, c'est de marcher pour rien dans la mauvaise direction. Et s'il y a une chose encore plus énervante, c'est de rebrousser chemin pour s'apercevoir au final qu'on était sur la bonne voie. L'ascension de la seconde crête est pénible ; je n'ai plus d'eau, la trace du sentier disparaît tantôt sous des éboulis, tantôt mordue par des essarts avec lesquels elle se confond. Certaines portions sont proches de l'à-pic et je ne progresse qu'en m'accrochant aux racines qui courent à fleur de sol. La vue, toujours plus grandiose, m'encourage. Je croise un homme, d'âge assez mûr, qui dévale le chemin, pieds nus, avec l'agilité d'un chamois, sans s'aider des mains. Enfin, la seconde crête, et un courant d'air frais et, au loin, une barre montagneuse sombre dont le sommet disparaît dans un ciel bas et mâchuré, accrochant probablement des vents de mousson qui ne vont pas tarder à donner de la pluie. Vaste espace plat devant moi, m'offrant quelque répit. Un groupe d'hommes, assis en rang d'oignons sur un talus, silencieux, tirant sur des cigarettes comme on en fait ici (du tabac haché au couteau de cuisine, roulé dans du papier de cahier d'écolier), m'indique vaguement la direction du village. Je passe mon chemin. Bientôt, j'aperçois en contrebas le toit d'une école, conformément aux indications de Boniface. La pluie s'abat d'un coup. Un jeune instituteur, Hugo, m'ayant repéré me mettre à l’abri dans l'école, me rejoint. Son école accueille les enfants de quatre villages alentours, dont Gurena. Il dresse un constat sans illusions de l'état de l'Éducation nationale aux Salomon, qui tient en quelques faits assez simples : un instituteur débutant touche 650 dollars solomonais par quinzaine, soit 1 300 dollars par mois, qui équivalent à 130 euros ; c'est un salaire maigre pour quelqu'un qui ne possède pas forcément de terres dans le village où il a été affecté, aussi, beaucoup d'instituteurs ont-ils une activité annexe, prise sur leur temps d'enseignement, gonflant l'absentéisme dans des proportions dramatiques. Les bâtiments scolaires, dont beaucoup sont édifiés dans des lieux très isolés dans un souci d’équidistance entre les différents villages qui en dépendent, sont parfois laissés dans un état de semi-abandon, faute d'argent pour leur entretien. Dans un pays en pleine croissance démographique, ces négligences pèsent et pèseront lourd.

La pluie finit par se réduire à un crachin typique des hautes terres, je traverse Tirotongna par une large piste de terre rouge entre deux rangées de maisons traditionnelles;  l'eau s'égoutte du rebord des toits de palme, les adultes, assis sur le pas de leur porte, me regardent passer en silence, les enfants jouent dans les flaques d'eau boueuse. Au bout du village, le rebord du plateau offre une vue plongeante sur le lagon et ses cordons lunulaires précédés par le bleu céruléen et pâle des hauts fonds récifaux et sableux. Le contraste est saisissant qui rapproche la clarté allumant les cordons des nuages fuligineux qui coulissent parallèlement au tracé de la côte. Longue descente vers Buala. J'y croise Georgina, une femme de cinquante-quatre ans qui en paraît soixante-cinq, remontant vers Tirotongna, accompagnée de deux de ses petites filles. Elle vient de passer deux semaines dans le petit hôpital de Buala après avoir fait une attaque qui l'a laissée hémiplégique durant quelques jours. Le jour où c'est arrivé, elle est descendue à pied de sa montagne, et à peine relâchée par le médecin elle en refait l'ascension. Elle compte sur le seul de ses enfants qui ne s'est pas exilé à Honiara pour lui préparer ses repas. Bien généreusement, elle bénit le ciel de m'avoir croisé et que je l'ai écoutée. Je la regarde s'éloigner à pas mesurés, pieds nus dans la boue, tenant au dessus de sa tête une feuille de bananier en guise de parapluie, les deux gamines lui emboitant docilement le pas.

Le voyage de retour vers Honiara, par la mer, prendra vingt et une heures, quand l'aller, plus direct, en demanda huit et demie. Il se fait à bord du MV Isabela, l'un des deux bateaux que possède l'Isabela Development Corporation. C'est un navire de taille moyenne, racheté à un petit armateur japonais il y a bien longtemps, à une époque où celui-ci avait dû considérer qu'il arrivait en fin de vie. C'est ce qu'il est convenu d'appeler un rafiot. La première partie du voyage consiste en un cabotage le long de la côte au vent, durant lequel on charge de gros sacs en toile de jute remplis de coprah. Pendant que l'annexe du navire va chercher les sacs entreposés sur une plage, le MV Isabela reste à la merci des vagues, faisant des ronds sur lui-même ; impossible de rester debout tant le tanguage est fort. Le coprah, chargé à fond de cale, rempli l'air d'une odeur âcre, écœurante, si forte que le vent ne parvient pas à la disperser hors du navire. Au fur et à mesure des escales, de nouveaux passagers montent à bord, l'un d'eux avec deux énormes tortues marines qu'il a attrapées au crochet et qu'il s'en va vendre, pour un bon prix, au marché d'Honiara. Elles sont là, le ventre en l'air, les nageoires pendantes en arrière, agonisant par soubresauts. La cabine où je suis installé étouffe dans une chaleur malodorante. Les passagers, serrés les uns contre les autres à même le sol, dépiautent des crabes ou du poisson séché en guise de dîner, rendant l'air encore plus irrespirable. Sur le pont, ce n'est guère mieux : entre les déjections des porcs embarqués, l'intrusion soudaine de vagues qui vous trempent sans prévenir, les vapeurs de diesel émises par la cheminée, le roulis qui rend toute progression hasardeuse, impossible d'y trouver un peu de répit. Je débarque à cinq heures du matin à Honiara, épuisé comme rarement.

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