20 octobre 2010

Îles Salomon - Honiara


Je voulais aller en Inde pour voir de vraies foules, des saris, et voyager en train. Je voulais aller au Japon pour manger comme là-bas, dormir sur des futons, et voyager en train. Je voulais voir l'Iran pour ses mosquées, ses bazars et ses nomades aux yeux clairs. Je voulais voir l'Éthiopie pour ses hauts plateaux volcaniques, ses coptes enturbannés, ses monastères en torchis. Je voulais aller aux Îles Salomon… j'ai beau chercher, je ne sais pas ce qui depuis des décennies, a pu faire naître ce désir. Il suffit parfois de peu, d'un tout petit détail saisi au cours de l'enfance, et qui reste longtemps, longtemps enfoui dans le fatras de nos rêves, comme une obsession dormante. Un jour, elle resurgit, intensément : « J'irai aux Îles Salomon ! ». Peut-être une pirogue d'apparat vue dans une vitrine du Musée de l'Homme ? La photo noir et blanc d'une famille de pêcheurs Lau sur son ilot de corail ? Des noms ? Encore des noms, le pouvoir occulte des noms : Guadalcanal, Choiseul, Malaita, qui font émerger a eux seuls les grincements d'une caravelle espagnole et d'une goélette de la Royale s'aventurant en mers inconnues, ou le bruit des tambours indigènes. Il y a sept ans, sur le point d'aboutir, mon projet d'aller aux Salomon fut détourné (vers le Vanuatu) par de graves troubles civils à Honiara, qui nécessitèrent l'envoi sur place d'un contingent militaire australien ; tous les services étaient paralysés, à commencer par les transports. J'ai aimé, plus que tout, le Vanuatu, voisin des Salomon, pour des raisons sur lesquelles je reviendrai plus tard dans cette correspondance, mais pour autant, l'attrait des Salomon ne m'a jamais lâché.


Hormis un corpus anthropologique aussi abondant qu'indigeste au profane, les bibliothèques parisiennes ne sont guère généreuses au sujet des Îles Salomon. Aussi, lorsque la masse sombre de l'île de Guadalcanal apparaît à travers le hublot du Boeing qui a décollé de Brisbane quelques heures plus tôt, c'est avec le même enthousiasme, le même désir inentamé du jour où, peut-être, j'ai vu la pirogue d'apparat dans la vitrine du Musée de l'Homme, que je contemple le paysage qui se rapproche de moi. Une plaine côtière pas très large où s'étale la mosaïque vert sombre et clair des cocoteraies et des pâturages, assiégée à l'arrière par des reliefs lourds densément recouverts de forêts, frangée à l'avant par de maigres plages de galets et de sable noir que souligne un liséré d'écume. Quelques villages font luire leurs toits de tôle ; le trait blanc, tantôt régulier, tantôt sinueux, des rares pistes, court d'un village à l'autre. La ville d'Honiara s'embrasse d'un seul coup d'œil, amas désordonné rassemblé autour d'une vague avancée de terre (Point Cruz) qui fait office d'aire de stockage de conteneurs ; au-delà de ce tissu urbain resserré, la ville s'effiloche le long des vallées qui entaillent l'hinterland, ou le long de la côte, en un bâti plus lâche.


L'aéroport d'Honiara n'est pas ce qu'il est convenu d'appeler un grand aéroport. L'avion s'immobilise à quelques mètres d'un hangar à peine plus imposant qu'une grange à foin, qui fait office de terminal. Les passagers descendent sur le tarmac et, en trente secondes, se retrouvent face à l'unique douanier chargé de tamponner les passeports, lui même presque à portée de main du tapis à bagages. Seule occupation pour distraire l'attente dans ce lieu étouffant (des six ventilateurs au plafond, aucun ne fonctionne), la lecture du tableau des départs et arrivées pour les prochaines 24 heures : cinq mouvements, de ou vers Brisbane, Port-Moresby, Nandi, Port-Vila et Nauru. Un stand de change juste après la zone de quarantaine, un autre qui vend des cartes pour téléphones portables, et voilà la sortie, ou quelques chauffeurs de taxi demandent timidement aux voyageurs s'ils ont besoin de leurs services.


Il serait légèrement excessif d'affirmer qu'Honiara est une belle ville. Plus abruptement, Honiara est laide, sale, plutôt bruyante. L'éclat vermeil des crachats de mâcheurs de bétel, les noyaux noyaux de mangue filandreux séchant au soleil, les papiers gras, les ferrailles rouillées jonchent le sol, les tas d'ordures pourrissent au soleil. Honiara est née en 1943 de la construction, par l'armée américaine, d'une gigantesque base logistique à partir de laquelle fut entreprise la reconquête du nord-ouest de l'archipel sur les forces japonaises. La ville n'a, en définitive, d'autre histoire que celle-ci, dans un pays ou aucune forme d'urbanisme n'avait jamais existé auparavant, et où aujourd'hui encore elle est le seul objet urbain véritable de l'archipel. Aux baraquements et hangars militaires ont succédé des phases de développement au gré de l'histoire récente de l'archipel, son administration britannique jusqu'en 1978, les immigrations chinoise, fidjienne ou d'autres États peu viables du Pacifique Sud (Kiribati), l'introduction d'une économie de marché permise par la mise en valeur des vastes cocoteraies, des forêts tropicales aux ressources très convoitées, et des zones de pêche. Aujourd'hui, au point où elle en est de sa courte existence, Honiara ne ressemble qu'à une grosse bourgade traversée par une large avenue à quatre voies parallèle à la mer, bordée d'immeubles hétéroclites à deux ou trois étages, sans aucun charme. On trouve le long de cette avenue la plupart des ministères, des magasins, des restaurants, des banques. Quelques wharfs pour les liaisons maritimes intérieures, vitales. Dès que l'on quitte l'avenue principale pour marcher dans les ruelles adjacentes, vers l'intérieur, on bute très vite sur les premiers reliefs ou s'accrochent des bicoques en équilibre parfois fragile, sur pilotis, auxquelles on accède par des pistes défoncées pluie après pluie. //////


Ici comme partout dans le Pacifique sud, la diaspora chinoise, si elle représente un pourcentage infime de la population totale dans l'archipel, joue un rôle économique central à travers le commerce de gros et de détail, qu'elle tient entre ses mains quasiment a 100 %. L'avenue principale est bordée de ces boutiques sombres, profondes, ou la lumière blafarde des néons tombe sur un bric-à-brac poussiéreux d'outils, de vêtements bon marché, de produits ménagers, de boîtes de conserves de thon à l'huile ou de corned beef, de camelotes pour enfants, de caisses de savons, de bidons d'huile de cuisine, de sacs de riz importés de Thaïlande ou de Papouasie. Haut perché sur une espèce de chaise d'arbitre de tennis ou directement assis en tailleur sur le comptoir de sa caisse, le boutiquier chinois veille au grain d'un œil méfiant, lance des ordres brefs et tranchants à ses employées mélanésiennes, encaisse sans un sourire au client. Le soir, après avoir baissé le rideau de fer de sa boutique, il s'engouffre dans un 4x4 japonais avec son épouse aux jambes lisses et blanches et s'en retourne dans le quartier chinois, vers Kumkum.


J'ignore encore, au moment ou j'ecris ces lignes, ce qu'Honiara représente du reste des Îles Salomon. Si je dois comparer les Salomon au Vanuatu, alors : pas grand chose. Port-Vila, capitale du Vanuatu, ne donne qu'un très maigre avant-goût de la vie quotidienne dans le reste de l'archipel, marquée par l'isolement, l'autosubsistance, des liens sociaux très resserrés, l'absence quasi totale d'activités marchandes, de services, d'eau courante, d'électricité, de moyens de transport autres que la marche à pied... Aux Salomon comme au Vanuatu, la ruralité dans sa forme la plus poussée prédomine, le fait urbain est réduit à la capitale, siège d'un État aux moyens très limités et de la plupart des services qui mettent l'archipel en relation avec le monde extérieur. Il est cependant un aspect, très palpable à Honiara, que je retrouverai probablement, très prégnant, partout ailleurs aux Salomon : la présence, l'omniprésence même, des églises. Cinq d'entre elles prédominent : l'Église anglicane de Mélanésie (de loin la plus importante), l'Église catholique romaine, la South Seas Evangelical, l'Église Adventiste, la United Church, la Christian Fellowship Church. La plupart des hébergements bon marché de la ville sont gérés par l'une de ces Églises.
Les seules librairies de la ville, et probablement de tout l'archipel, sont des librairies religieuses tenues par les Églises. Partout, dans les banques, les boutiques, les petits restaurants, des sentences bondieusardes niaisement enluminées, découpées aux pages de calendriers pieux ou cousues au point de croix.

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