13 octobre 2010

Sydney : une ville monde au bord du vide


Sydney. Principale ville d'Océanie, pour peu que ce géonyme ait un sens au regard des univers tellement différents qu'il englobe. En dehors de certaines préoccupations géopolitiques communes et des échanges commerciaux que les distances et les disparités socio-économiques fragilisent, qu'ont en commun la Papouasie-Nouvelle Guinée, la Nouvelle-Zélande, les îles Cook, Wallis et Futuna ? Dans une région de la planète longtemps restée isolée des grands mouvements de l'Histoire qui ont fait et défait les empires (jusqu'aux grands voyages de découverte du XVIIIe siècle et aux affrontements sanglants de la Guerre du Pacifique), l'Australie blanche, celle née des pénitenciers de la Couronne britannique, puis d'autres migrants européens venus y refaire leur vie, apparaît comme l'une des plus folles aventures humaines, tout aussi aventureuse que la conquête de l'Ouest américain par les austères communautés protestantes d'Europe occidentale ou l'établissement de colonies russes au cœur des immensités sibériennes. Pourtant, si aujourd'hui les villes des Grandes Plaines et de la côte pacifique des États-Unis sont devenues des évidences au sein d'un espace largement domestiqué par les hommes, une ville comme Sydney, à l'instar des autres grandes villes australiennes, frappe, dans une sorte d'effet de négatif, par sa proximité avec les grands espaces quasiment indomptés de l'Australie intérieure et d'une grande partie des littoraux de l'île-continent. C'est une étrange impression. Voici une agglomération urbaine bâtie selon des principes bien connus, un centre-ville, des périphéries, des quartiers résidentiels, des zones industrielles ou commerciales, des autoroutes, des nœuds de communication, des espaces verts, le tout organisé dans un souci de hiérarchisation des espaces qui nous est assez familier lorsqu'on vient d'Europe ou, plus généralement, du Nord. Mais rien de ce classicisme urbain, de toutes les banalités architecturales, fonctionnelles et sociales qui font Sydney au jour le jour (un quartier d'affaires où se presse une foule de quadras tirés à quatre épingles, des clochards, des centres commerciaux sans âme qui vantent des promotions par des affiches criardes, un quartier " chaud " - Kings Cross -, les inévitables monuments qu'il faut avoir vu - l'opéra, le pont sur la baie, la Sydney Tower - ... la liste serait longue mais identique à celle que l'on pourrait dresser pour n'importe quelle métropole de quelque importance économique), rien de tout ce qui rattache Sydney à l'insupportable fadeur du " village mondial " ne peut étouffer la musique obsédante de l'outback australien, autrement dit l'arrière-pays. Ce qui m'intéresse dans Sydney, c'est ce voisinage insolite entre une ville dont les charmes certains ne peuvent faire oublier qu'elle n'est qu'une ville asservie aux rythmes effrénés de la globalisation et, à l'heure de Google Earth et de la sur-communication, d'immenses étendues qui restent parmi les plus vides, les plus hostiles aux modes de vie contemporains, les plus répulsifs et les plus envoûtants tout à la fois. Cette étrangeté trouve son expression la plus forte et la plus dramatique dans l'histoire des contacts entre les peuples aborigènes et les colons européens, histoire qui se poursuit encore de nos jours sur le même mode tragique que celui sur lequel elle a débuté, au XVIIIe siècle.


Et personne n'a peut-être mieux illustré la presque incongruité de la proximité entre l'Australie urbaine, blanche, matérialiste, et celle intemporelle, infinie, incroyablement poétique dans sa sauvagerie et son insoumission, des grands espaces et des peuples aborigènes, que le cinéaste britannique Nicholas Roeg. En 1971, Roeg, à la suite d'un premier voyage en Australie qui le marque profondément, réalise Walkabout. Il n'existe pas de mots en français pour traduite ce terme. Le Walkabout, chez les Aborigènes d'Australie, est une épreuve imposée aux jeunes adolescents pour les faire passer à l'âge adulte. L'adolescent doit se séparer de son clan pendant plusieurs jours, plusieurs semaines, et survivre seul, très loin des siens, sans aucun autre moyen matériel qu'une lance ou qu'un boomerang. L'histoire mise en scène par Roeg débute à Sydney. Un père de famille, visiblement employé de bureau, dépressif (on croit comprendre qu'il vient d'être licencié par son employeur) décide soudainement d'emmener ses deux enfants (une jeune adolescente et son frère cadet) dans un pique-nique improvisé, loin de la ville. Après avoir roulé longtemps vers l'outback dans une Coccinelle au bout du rouleau, la petite famille fait halte dans un cadre désert, surchauffé, loin de tout. Le père, dans un accès de folie, tente de tuer ses deux enfants en leur tirant dessus avec un revolver. Puis, désespéré, il s'immole par le feu en incendiant sa propre voiture. Les deux enfants se retrouvent désormais livrés à eux-mêmes. La jeune fille décide qu'il doivent rester sur place, dans l'espoir d'être ramenés vers la ville par un passant providentiel. Au petit matin, ils sont réveillés par les cris et les rires d'un petit groupe d'aborigènes nus, surexcités par la découverte du véhicule et du cadavre calcinés. Les enfants, terrifiés, prennent la fuite, s'enfonçant lentement dans les grands espaces de l'outback. Les jours et les nuits passent, leurs forces déclinent, la faim, la soif les tuent à petit feu, quand un matin, surgie de nulle part, apparaît la silhouette longiligne et souple d'un jeune homme muni d'un long javelot en bois. Il s'avance, à peine étonné, vers les deux petits moribonds blancs, tente de leur parler dans un dialecte qu'ils ne comprennent pas, un large sourire aux lèvres. Il entreprend de leur procurer de quoi boire et manger en tirant partie des moindres ressources dispensées par une nature en apparence hostile, ravi de montrer à ces deux êtres démunis l'étendue de son savoir en matière de survie. La jeune fille veut faire comprendre au jeune aborigène qu'il doit la ramener, elle et son jeune frère, vers la civilisation. Les jours passent, l'étrange trio traverse marécages, lac salés, déserts rouges, passant d'horizon en horizon comme s'ils se succédaient à l'infini. Un lien d'amitié se noue entre le garçonnet blanc et le jeune aborigène, autant que ce dernier commence à éprouver un sentiment amoureux pour la jeune fille. Elle esquive, mais on la sent partagée entre l'épouvante que lui inspire la nature, la sauvagerie du son sauveur aborigène qui étripe les kangourous d'un air hilare, et l'envoûtante beauté qui émane de l'état de nature auquel elle se trouve confrontée par la force. Un jour, ils atteignent une ferme abandonnée. La jeune fille s'y enferme avec son frère. L'aborigène, résolu à la séduire, entreprend une sorte de danse nuptiale. Elle le rejette. Le lendemain, elle le retrouve pendu à la branche d'un arbre voisin de la ferme. Les deux enfants reprennent leur chemin, seuls, ne tardent pas à tomber sur un village minier à moitié abandonné où vit un ermite devenu fou, remontent la route qui y conduit et sont pris par un automobiliste de passage. La dernière scène du film montre la jeune fille devenue mère de famille, dans la cuisine de son appartement situé dans une tour moderne de Sydney, les mains ensanglantées par la viande crue qu'elle est en train de découper avec une feuille de boucher, le regard perdu dans ses souvenirs.


Walkabout met en perspective, de façon magistrale et sans aucun effet de manche, sans aucun artifice de mise en scène, sans aucun verbiage, l'évidence de l'absence quasi totale de liens, qu'ils soient historiques, anthropologiques, techniques et matériels, entre une Australie silencieuse, immobile, primitive, fossile, une Australie brute, celle de l'outback et des Aborigènes, et une Australie littorale complètement intégrée à l'humanité moderne et son cortège de névroses, de violences, aliénée aux espaces anthropisés voire hyper-anthropisée. L'errance des deux enfants à travers l'Australie sauvage, leur rencontre fortuite et salutaire avec le jeune Aborigène accomplissant son walkabout, c'est en définitive la convergence miraculeuse entre une humanité déracinée et une autre solidement ancrée dans les origines.


En Australie, deux mondes mitoyens se côtoient, et on peut difficilement imaginer deux mondes plus opposés l'un à l'autre. La toponymie des vastitudes australiennes suffit à elle seule à me faire toucher du doigt l'étendue de ce mystère : Grand désert de Victoria, désert de Simpson, désert de Gibson, plaine de Nullarbor, Kimberley, Terre d'Arnhem, Pilbara... Il existe toute une géographie lacustre en Australie occidentale sur des immensités sans aucun écoulement permanent pendant plusieurs années de suite ; vastes étendues salées qui peuvent, à la moindre précipitation, être inondées et se couvrir, l'espace de quelques jours, d'une verdure donnant au désert l'aspect d'une prairie éphémère. Ces terres infinies sont traversées par le sillon, à peine perceptible, de pistes qui sont la promesse difficilement accessible, parfois mortelle, d'entrer en intimité avec l'Australie sauvage (chaque année, des dizaines d'inconscients disparaissent corps et âme,engloutis dans la vacuité de l'outback) : la Canning Stock Route, qui va de Wiluna, dans le sud de l'Australie occidentale, jusqu'aux terres tropicales humides du Kimberley, en traversant l'hyper aride désert de Gibson ; la Great Northern Highway, qui débute à Perth et rejoint Darwin, tout en haut de l'Australie, en passant par les bourgades hors du temps et du monde que sont Port-Hedland, Broome, Fitzroy Crossing, Wyndham et Katherine... La Tanami Road, qui, depuis Alice Spring, au cœur du Red Center, ralliait une exploitation minière implantée en plein milieu du désert de Tanami. Seuls les énormes camions de ravitaillement en vivres et en carburant la fréquentaient, faisant étape à la légendaire Rabbit Flat House, sorte de petite épicerie-bar pour routiers et aborigènes vivant dans la région, tenue par une Française mariée à un Australien et qui avait fini par tout oublier de sa langue natale.


Une grande partie de ces espaces naturels recèlent encore de nombreuses inconnues aux yeux des géologues, des entomologistes, des herpétologistes, des botanistes. Sydney, ses McDonalds, ses businessmen vissés aux cours des bourses de New-York, de Tokyo ou de Londres, ses touristes indiens, allemands, brésiliens, ses festivals internationaux, ses restaurants raffinés, ses boutiques de luxe, ses problèmes de drogue, d'affrontements entre gangs, pareils à ceux de Los Angeles, de Johannesburg ou d'ailleurs... Sydney, avec ses lumières, ses voitures, son vacarme, n'occupe qu'un espace minuscule au bord du continent le plus vide, le plus immuable, le plus intemporel, peut-être, de la Terre. A certains moments, dans le film Walkabout, les deux enfants sont manifestement gagnés par l'émerveillement face à cette nature qui a failli les faire périr, et que le jeune Aborigène leur fait presque apprivoiser. Ils semblent accomplir leur propre walkabout ... jusqu'au retour inéluctable vers la ville. Ce qu'il y a de fascinant dans Sydney, outre la beauté de son site, son cosmopolitisme de ville-monde et bien d'autres aspects qui en font une cité attrayante au regard des critères modernes du bien vivre, c'est le sentiment qu'elle est en permanence adossée à un monde qui rassemble tous les opposés de ce qu'elle est. Aussi la présence d'un aborigène assis à moitié nu sur Circular Quay (l'endroit le plus touristique de Sydney et probablement de toute l'Australie, entre l'Opéra et le pont sur la baie) en train de jouer du didjeridoo pour les touristes relève-t-il, avec une triste violence, du plus parfait artefact : car ces deux mondes, depuis plus de deux siècles, s'ignorent, s'évitent, en dépit des repentances récentes des autorités australiennes adressées aux peuples aborigènes.

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