06 octobre 2010

Partir

D’ici quelques heures, un nouveau départ. Dans une semaine, depuis l’Australie, je prendrai pied aux îles Salomon, l’objet de mes fantasmes depuis des années. Dans trois mois et demi, je rejoindrai un autre archipel mélanésien, le Vanuatu. Et dans un peu plus d’un an, j’emprunterai, depuis le Bangladesh, un itinéraire encore très incertain qui pourrait passer par l’Himalaya, la Chine occidentale, le Tadjikistan, le Kirghizistan, le Kazakhstan, la mer Caspienne, l’Azerbaïdjan, l’Iran et la Turquie. Tout peut changer, peu importe, je vais partir, seul, mais c’est à ce prix que je serai libre. Il me faudra passer l’épreuve, une fois de plus, de rencontrer des inconnus, d’être celui qui surgit et qui se pose chez eux sans qu’ils n’aient rien demandé, au risque d’échouer. Un jour, au Mexique, arrivé dans un minuscule barrio de la Sierra Tarahumara, Munarechi, où devait se tenir une fiesta, je me heurtai à l’indifférence la plus absolue qu’on puisse imaginer de la part des quelques dizaines d’habitants qui occupaient ce hameau perdu. De la journée, de la soirée, aucun ne m’adressa la parole, pas même un regard, en dépit de toutes mes tentatives d’établir un contact, fut-il basique, tant et si bien que je dus passer la nuit recroquevillé contre le mur d’une école et repartir aux premières lueurs du jour, sans avoir jamais su la raison de cette hostilité passive, peut-être plus violente dans sa froideur muette et aveugle que l’eût été une agression verbale ou physique. Sur le chemin du retour, je fus gagné par le sentiment d’avoir touché du doigt l’essence profonde des voyages. L’autre, la rencontre de l’autre. C’est une banalité que de le dire. Le vivre, en négatif, à l’occasion d’un échec comme celui que je viens d’évoquer, ne manque cependant pas de marquer en profondeur le voyageur qui se sent d’un seul coup, par l’invisibilité dont l’investit cet autre qu’il a naïvement idéalisé, comme déniaisé. Les voyages sont le plus puissant déniaiseur de l’imagination, et c’est en cela, particulièrement, qu’ils rendent libre.

Comme souvent avant de partir, j’ai marché dans les rues de la ville où je vis quand je ne suis pas parti, Paris. Et comme toujours en pareille occasion, un sentiment aigu de nostalgie me saisit avant même que j’ai quitté cette ville. Une géographie intime de Paris s’affirme au gré de mes itinéraires à travers ses rues, où s’entrecroisent dans un étrange kaléidoscope les souvenirs personnels, l’Histoire qui habite Paris dans ses moindres recoins, les paysages innombrables qui la dessinent. Hier soir, sous une pluie très fine, j’ai remonté une partie du boulevard Saint-Michel. J’ai tourné dans la rue Cujas, m’arrêtant machinalement devant la vitrine désordonnée du Tiers-Mythe, ce merveilleux bric-à-brac pour esprits poético-libertaires éclairés. Rue Victor Cousin, le cinéma du Panthéon, récemment rénové ; il fut un temps, j’y ai vu des films iraniens, tunisiens ou finnois. J’ai traversé la rue Soufflot, remonté une courte partie de la rue Le Goff jusqu’à la rue Malebranche, au coin de laquelle se trouve un immeuble qui tient d’une sorte de néo-gothique à la sauce victorienne comme on doit en trouver à Oxford. J’y verrais bien, derrière les carreaux à croisillons des fenêtres, quelque cabinet de psychanalyse. La rue Malebranche possède un escalier parallèle à la chaussée dont il anticipe la pente, que j’ai aperçu furtivement dans une scène du film « Happy Few » il y a une semaine (c’est à peu près tout ce que j’ai retenu du film, ces deux ou trois secondes où l’on voit la merveilleuse rue Malebranche). J’ai tourné à droite, dans la rue Saint-Jacques, bordée, sur la brève portion qui court de la rue Soufflot à la rue Gay-Lussac, d’une bonne vingtaine de restaurants où l’on mange tibétain, espagnol, indien, libanais, japonais ou chinois. La rue s’élargit soudainement ; sur la gauche, côte à côte les bâtisses en brique de l’Institut de géographie et de l’Institut océanographique. Au-delà de la rue Gay-Lussac, passé Saint-Jacques-du-Haut-Pas, elle se rétrécit à nouveau, et s’accalmit (on passe devant l’Institut des Sourds-Muets, mais ça n’a rien à voir), débouchant sur la petite place Alphonse Laveran et ses fontaines jumelles, d’un contemporain médiocre face à l’extraordinaire façade de la chapelle du Val-de-Grâce. Je traverse le boulevard de Port-Royal, sans quitter la rue Saint-Jacques. A gauche, l’hôpital Cochin, à droite, la rue Cassini, en pente légère jusqu’à l’Observatoire, occupée côté impair par le plus bel exemple parisien d’Art Nouveau. Je commence à m’engager dans la rue Méchain, instinctivement, par association de pensée avec Alexandre Vialatte, qui y vécut ; je rebrousse chemin, séduit par l’idée de descendre le boulevard Arago enveloppé dans le silence nocturne. Sous le haut mur de la Santé, saisissant anachronisme pénitentiaire, les marronniers s’effeuillent dans l’air noir. A l’angle avec la rue de la Santé, la dernière vespasienne de Paris, la pissotière la plus photographiée de France. Vers la droite, au bout de la rue, le viaduc du métro, la façade du Marriott, que j’ai connu P.L.M (à l’époque, il y avait une petite salle de cinéma, en sous-sol, où j’avais vu « Le Crabe tambour », et un restaurant japonais où d’habiles cuisiniers, que l’on voyait du boulevard, découpaient à toute vitesse des viandes et des poissons grillés sur des plaques chauffantes), puis Pullman, puis Sofitel. Fin de la petite promenade nocturne, la pluie a cessé, il fait bon, la lumière jaune orangé des réverbères se reflète sur l’asphalte mouillé. Les passants se font rares. Je pourrais refaire cent fois le même parcours, je ne m’en lasserais pas. Il y aurait mille variantes, et à chacune d’elle, une nouvelle découverte, aussi corpusculaire soit-elle. Il y aurait, certainement, mille rencontres possibles. Mais non, il faut partir, se risquer à une géographie de l’inconnu, à des ailleurs insoupçonnés. Et tant pis si tout cela se trouve au coin de la rue, je veux croire aux lointains, à d’autres mondes, tant que j’en ai l’énergie.

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