26 juin 2016

Du Pays de Sault jusqu'à Grasse, par les gorges du Verdon



Mes pieds à peu près rétablis, je reprends la route plein d’espoir et d’énergie, en évitant soigneusement, pour toute la matinée, les itinéraires vicieux et chaotiques du GR4 au profit d’une route départementale dont l’impressionnante largeur n’a d’égal que la quasi absence de véhicules y circulant. Voilà qui me laisse assez perplexe et me donne à verser, je le crains, dans des considérations potentiellement dignes de propos de comptoir : comment peut-on construire des axes de circulation aussi démesurés, au prix de dépenses aussi astronomiques,  pour traverser des zones aussi dépourvues d’automobiles et par lesquelles personne ou presque ne passe, puisqu’il existe par ailleurs des axes tout aussi bien calibrés proposant depuis longtemps les mêmes liaisons. Fleurissent alors dans la tête du marcheur solitaire qui ne peut, le long de ces bandes de bitume archi monotones, se dispenser de quelque distraction de l’esprit, les suppositions les plus éculées sur la corruption des députés par les lobbies tous plus pervers les uns que les autres, le gaspillage insensé des deniers publics, bref, l’absurdité et la pourriture qui gagnent petit à petit notre pauvre France. Il n’empêche, sur les 13 kilomètres avalés au pas de charge qui relient Sault à Lagarde-d’Apt, les véhicules qui me croiseront ou me dépasseront se compteront sur les doigts d’une main. 

Lagarde-d’Apt me reste invisible. Il y a une maire, donc probablement un maire, mais je ne vois rien des maisons qui abritent sa centaine d’administrés, sans doute blotties dans les plis du relief. Il y a bien un panneau qui indique la présence alléchante d’une auberge dans les parages, mais je poursuis sur ma lancée. Le bitume est assez peu consommateur d’énergie, mais il est ennuyeux. Je récupère le GR4 qui m’emmène à travers les hautes herbes, puis sur les flancs d’un coteau pierreux, pour s’enfoncer entre rangées de lavande et chênaies méditerranéennes  en direction du sud. Je finis par perdre le fil du chemin et tenter de localiser, sur la carte au 1:100 000 qui me sert de support pour repérer, à peu près, ma position et décider de possibles raccourcis, le point où j’ai faussé compagnie au GR4. Je tourne en rond pendant une bonne heure et demie dans une campagne vallonnée, vide de toute trace de vie humaine ; pas une rumeur d’automobile dans l’air, qui pourrait m’orienter à l’oreille vers une route. Je m’engage sur des chemins qui finissent par mourir au seuil de parcelles en friche, rebrousse chemin, me réengage… en vain… A part deux renards errant par-là, qui s’immobilisent un instant avant de reprendre tranquillement leur maraude, je me sens absolument seul dans ce dédale de bosquets, de carrés de lavandes et de sentiers sans issue. Je finis par tomber, presque par hasard, sur une précieuse balise blanche et rouge, reprenant le fil interrompu de ma route.
Un peu plus loin, souffrant d’une plante de pied affligée d’une ampoule mal soignée, j’entreprends de changer le pansement censé la protéger. Arrive alors la silhouette bonhomme de Sandrick, un marcheur avec qui je fais rapidement connaissance et qui va, de fil en aiguille, partager ma route jusqu’à Grasse. Nous nous dirigeons vers Simiane-la-Rotonde tout en établissant le premier contact. Sandrick, qui a des origines russes, a décidé d’occuper sa préretraite d’ingénieur commercial (après être passé par diverses fonctions dont celle de cuisinier aux Etats-Unis et en Ecosse…) en reliant à pied son domicile parisien à la maison familiale héritée de sa grand-mère venue de Russie, sise sur la commune de Roquebrune-Cap-Martin. Il était descendu, l’année dernière, de Paris vers Nevers en longeant notamment les canaux du centre de la France ; puis, plus tard, de Nevers à Saint-Etienne, de Saint-Etienne vers la Drôme, et le voilà à présent dans la dernière phase de son entreprise, des Baronnies jusqu’à la Côte d’Azur. Nos rythmes de marche et notre conversation se règlent naturellement, sans effort. Après nous être résignés à un bivouac sauvage, compte tenu de l’absence  apparente de localité proche susceptible de proposer un hébergement pour marcheurs, nous faisons finalement escale dans une chambre, ou plus exactement un dortoir d’hôtes au lieu-dit « Les Chaloux » : le propriétaire, un père de famille fort affable, a repris il y a 34 ans  une vieille bâtisse en piteux état que l’on peut encore voir en photo noir et blanc sur un mur de la salle à manger, qu’il a patiemment retapée tout en y ajoutant des annexes destinées à recevoir les marcheurs de passage. Autour : rien, sinon des prés, des forêts, des gorges… tout juste, au loin, une ancienne abbaye convertie en roseraie. 

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Le matin suivant, au petit-déjeuner, nous retrouvons les deux autres clientes des Chaloux, deux jeunes coréennes installées ici le temps d’une semaine : l’une vit à New-York où elle officie en tant qu’infirmière dans un service de pédiatrie néo-natale ; l’autre étudie le français à Lyon, mais nous n’aurons droit qu’à quelques bribes d‘un français à peine audible. Le propriétaire, qui a son franc-parler, nous dit redouter la montée du tourisme chinois dans la région ; selon lui, le but principal des Chinois s’aventurant en terre provençale est de se faire photographier au milieu des champs de lavande. Pour le reste, rien ou presque ne les intéresse, et certains acteurs du tourisme local se plient un peu trop à son goût aux ridicules exigences de ces visiteurs en proposant des menus chinois, car rien ne contenterait plus le Pékinois que l’on se conforme, en tous points de la planète, à ses habitudes alimentaires. Notre hôte, lui, préfère la fréquentation des Coréens, des Japonais, ou encore mieux des Allemands, et puis d’ailleurs l’isolement de son domaine doit le maintenir hors de portée des Chinois, qui se déplacent pour la plupart en véhicule de location et se risquent peu en dehors des grands axes de circulation. Avant que nous ne reprenions notre route vers notre étape suivante, Manosque, notre homme tient à briser, au cas où nous viendrions à en nourrir, nos fantasmes sur cette ville. Seul le petit noyau historique de Manosque trouve un peu grâce à ses yeux ; le reste de cette agglomération qui approche les 25 000 habitants serait d’une banalité affligeante. Je le crois volontiers : peu de villes, mettons au-delà d’un seuil critique de 5 000 habitants, échappent à une forme d’enlaidissement apparemment inexorable, par l’adjonction de lotissements ou d’habitats collectifs tous coulés dans le même moule, comme si l’exigence d’un faible coût de construction s’assortissait d’une obligation de laideur et de tristesse ; sans oublier ces immenses zones commerciales et industrielles dont les promoteurs et concepteurs ne connaissent rien d’autre que la surdimension, la tôle ondulée, les enseignes criardes, pour tout dire une vulgarité certaine. 

Notre progression nous fait passer par des localités dont on se demande comment une mairie peut y trouver légitimité. C’est le cas d’Oppedette, cent habitants d’après la carte IGN, probablement en partie dispersés dans quelques fermes isolées, quelque écart survivant dans d’obscurs vallons : c’est un bouquet de vieilles bâtisses agglutinées sur un éperon rocheux, en équilibre au-dessus des gorges du Calavon ; trois ou quatre ruelles absolument désertes en dehors de chats indolents, le chant d’une fontaine qui se répercute de mur en mur, des fenêtres hors d’âge, des carreaux poussiéreux, et des voiles crasseux derrière les carreaux, des touffes d’herbe qui poussent entre les pierres des murs… Une église cadenassée. Le seul bistrot qui existait encore a visiblement fermé ses portes. Seules quelques demeures joliment retapées attestent d’un habitat secondaire qui doit faire revivre, de loin en loin, cette minuscule bourgade, aux heures chaudes de l’été. 

Au fur et à mesure que nous nous rapprochons de la vallée de la Durance, le paysage s’humanise, le couvert forestier se fait plus rare, se morcelle, au profit de parcelles agricoles de plus en plus étendues. Nous arrivons en vue de Reillanne, gros bourg où nous faisons halte avant la lancée finale sur Manosque. Le gérant de la supérette où nous achetons de quoi recharger nos batteries nous apprend que 20 kilomètres nous séparent encore de la ville ; peut-être 15, au minimum, en coupant par les petites routes. Il est plus de 16 heures, j’ai l’impression d’avoir avalé une bonne journée de marche, mais Manosque m’appelle, m’intrigue, je veux l’atteindre ce soir, tout comme Sandrick. Le pouvoir d’un toponyme, sa musique, son accent, sa beauté… et la gloire d’un patronyme qui lui est devenu inséparable : Manosque, c’est Giono ; Giono, c’est Manosque. C’est à marche forcée, rasés par les voitures et les camions une partie du chemin, que nous atteignons la ville, par ses faubourgs effectivement très laids. Les pieds douloureux, les jambes lourdes, l’humeur un peu lasse, nous poussons jusqu’aux premières portes du vieux Manosque. Vingt heures ont déjà sonné. Nous avisons le premier hôtel, ayant abandonné l’idée d’aller dormir dans un gîte dont nous nous apercevons qu’il est situé à l’opposé d’où nous nous trouvons, dans les faubourgs sud-est de Manosque. 

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Je passe la journée suivante, le mercredi 1er juin, à Manosque, tandis que Sandrick poursuit sa route vers Gréoux-les-Bains. Marchant à un rythme moins soutenu que le mien, nous convenons que je le rattrape quelque part entre Gréoux-les-Bains et Riez. 

Manosque est à la fois une déception et une étape reposante. La déception : la maison que Giono avait achetée sur les hauteurs de la ville, Lou Pareis, a été vendue il y a peu, par l’une de ses filles. Elle ne se visite que le vendredi, sur rendez-vous préalable uniquement. Je ne la verrai donc pas. Giono avait fait de Manosque et de cette propriété le centre quasi unique de sa prodigieuse production littéraire. Il naquit, vécut et mourut à Manosque. En dehors de déplacements réguliers jusque dans le Trièves voisin dont il appréciait les paysages et dont il avait fait le principal lieu de villégiature de sa famille, et de rares voyages à l’étranger (surtout dans une Italie qui le fascinait), jamais il ne quitta sa ville. La quasi totalité de son œuvre, il la composa à sa table de travail, dans l’intimité de son bureau-bibliothèque, avec une régularité qui n’appartient qu’aux écrivains les plus purs, les plus entièrement dédiés à leur labeur créatif. Certains documentaires filmés ou photographies le montrent à son bureau, couchant ses phrases dans une écriture minuscule, serrée, droite, régulière, à l’aide d’une plume trempée dans un encrier et fixée au bout d’un porte-plume en bois très léger, dont il possédait toujours une réserve impressionnante disposée comme un jeu de mikado dans un pot sur le coin de sa table de travail. Il écrivait sur de grands cahiers, presque sans ratures, après avoir formé le canevas de son texte sur des carnets plus petits où il s’autorisait les errances, les hésitations, les reprises. Plus son récit filait, fluide, clair dans son esprit, plus son écriture se resserrait, jusqu’à quatre-vingt-sept lignes par page manuscrite. Giono porta son style, sa phrase, son sens du récit et du rythme, à leur plus haut niveau dès ses premières œuvres. Rarement un écrivain n’a atteint une telle maturité, un style aussi abouti, dès le commencement de son œuvre. Pourtant, les malentendus de l’épargnèrent pas, au premier rang desquels celui qui voulut faire de Giono un écrivain régionaliste, sous prétexte qu’il demeura toute sa vie à Manosque et puisa dans la région les décors de ses écrits les plus célèbres. Or, nombre d’exégètes de Giono ont battu en brèche cette image d’écrivain régionaliste. Si Giono situait l’action de ses récits en Haute Provence (mais aussi, pour beaucoup d’entre eux, dans le Trièves) et faisait parler ses personnages avec le langage des Provençaux, son propos dépassait largement le cadre des heurs et malheurs de la société provençale. Le décor et les personnages étaient le support d’une réflexion plus large ; passée la Trilogie de Pan, qui déjà amorce sa réflexion sur les rapports de l’homme à la nature, sa pensée s’affirme et s’affine au travers de ses convictions écologistes et pacifistes, dans des écrits engagés. Réalisant assez tôt les dérives du communisme, il prit rapidement ses distances avec le parti communiste dont il fut d’abord proche. On lui fit payer cher : le Comité national des écrivains, tenu par l’extrême gauche, fit obstacle à la publication de ses écrits jusqu’en 1950, au motif totalement absurde de collaboration : Giono avait opposé ses convictions pacifistes à son envoi au front durant la Première guerre ; ces faits le poursuivirent longtemps, et il n’y avait qu’un pas entre cette objection et le délit de collaboration près de 30 ans plus tard. Suivirent une série de romans où se lisent le pessimisme et l’amertume de Giono envers ses semblables. Ses premiers romans s’achevaient de manière heureuse, et témoignaient d’une confiance dans l’homme. Ses romans historiques (Giono s’écarte alors de son époque), témoignent d’un pessimisme lucide, loin de l’image folklorique, joliment provençale, que l’on collait à l’écrivain. Une chose l’irritait : qu’on l’apparente à Pagnol.  Cela trahissait une incompréhension de son œuvre, dont on ne retenait que le côté chromo-provençal censé plaire au lecteur qui entendait chanter les cigales et l’accent du midi. Giono eut certainement un lectorat plus lucide, qui entendait ses intentions, et qui continue d’exister. S’il est vrai que Giono a puisé dans la terre de Haute Provence la substance que la vigne puise dans le sol d’un terroir, il en a fait la matière d’une pensée qui déborde amplement ces terroirs pour atteindre avec poésie et simplicité à des thèmes universels. Sa nouvelle intitulée « L’homme qui plantait des arbres » constitue l’éclatante synthèse de ces thèmes, au travers d’une histoire simple comme il savait les raconter dans son style clair, solide, rythmé d’envolées lyriques, teinté de la sensualité qui ressortait d’images précises et odorantes dont fourmillaient ses phrases. 

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Ce matin, je déambule dans le vieux Manosque, ses ruelles étroites qui vont tantôt droit tantôt en crabe, selon un tracé assez brouillon, comme  improvisé, débouchent par des trous de souris sur des placettes qui donnent un peu d’air, où prospère un arbre qui fait de l’ombre à lui tout seul d’un bout à l’autre du lieu. Quelques portes monumentales subsistent, qui scandaient des remparts disparus, remplacés par un boulevard circulaire. Des noms de rue semblent tout droit sortis de romans de Giono : Casimir Pelloutier, Ernest Esclangon… En dépit de la surface réduite de ce centre historique, je m’y perds aisément et, comme dans un labyrinthe, je suis rejeté invariablement sur les mêmes placettes enserrées dans leur corset de vieilles demeures, retrouvant les mêmes visages attablés devant un café, les mêmes groupes d’hommes épluchant les pronostics de « Paris-Turf » ou « Tiercé-Magazine ».  

Près de l’hôtel de ville, je suis attiré par la sobre façade de l’église Notre-Dame-de-Romigier ; j’y fais un tour et juste avant de sortir, je note la présence d’une dame, assez âgée, assise sur une chaise d’église un peu bancale, devant son ouvrage de broderie. Au mur sont accrochées des tapisseries aux thèmes les plus éclectiques, dont elle est l’auteure. Je m’approche et engage une conversation, qui va se prolonger une bonne heure et demie. Marie-Hélène est bretonne ; elle a passé son enfance sur la côte des Abers, près de Lannilis, où sa mère l’avait mise en pension chez les sœurs dont la rigidité des concepts éducatifs semble lui avoir laissé un souvenir assez cuisant. C’est là cependant qu’elle fut initiée à la broderie, art pour lequel elle conçut un tel engouement que les sœurs devaient la réprimander lorsqu’elle s’y mettait le dimanche, jour de repos obligatoire, ce qui jetait Marie-Hélène dans une profonde frustration. Elle n’avait qu’une idée en tête, devenir artiste, au grand désespoir de sa mère, dont la réplique, invariable, fusait à chaque évocation de ce projet : « Apprends d’abord un métier ». Finalement, têtue comme une Bretonne, Marie-Hélène fut admise aux Beaux-Arts de Paris. Elle embrassa une vie de peintre mais c’est un linguiste qu’elle épousa, arabisant issu de l’Institut des Langues orientales, monté de sa Provence natale. Dans les années 1960, l’Arabie Saoudite n’était encore qu’un Etat peu développé parcouru par des tribus nomades, mais déjà sous l’emprise du wahhabisme de la dynastie Al Saoud, dont les ambitions s’affirmaient depuis longtemps déjà (l’enrichissement de l’Arabie Saoudite par les revenus pétroliers ne pris une réelle ampleur qu’à partir des années 1980). Aussi curieux que cela paraît, il fut décidé de créer un centre culturel français à Riyad, et c’est l’époux de Marie-Hélène qui fut chargé de mettre sur pied cette institution. La ville, aujourd’hui gigantesque métropole de près de 5 millions d’habitants, n’était, à l’époque où Marie-Hélène y arriva, qu’une grosse oasis de 150 000 âmes à peine, perdue dans les immensités hyper arides du plateau du Nejd. Marie-Hélène s’improvisa institutrice dans une école peu ou prou francophone, apprit des rudiments d’arabe sur le tas, et vécut deux ans dans cette ville et ce pays d’un autre âge, où très peu d’étrangers avaient accès. Il s’était écoulé moins de 20 ans entre le séjour de Marie-Hélène et de son mari et les grands voyages de découverte que l’explorateur britannique Wilfried Thesiger avait effectués, notamment dans les grands ergs du Rub-al-Khali, à une époque où il était probablement le premier occidental à effectuer la traversée intégrale de ce « quart vide » de la péninsule arabique en compagnie des indomptables nomades dont il avait su gagner la confiance et l’amitié, ce dernier fait étant à lui seul un exploit. Il faut imaginer ce que représentait à l’époque, dans ce royaume très fermé, creuset d’un islam rigoriste, terrain d’un nomadisme multiséculaire encore très actif, la présence d’une Bretonne élevée par les sœurs catholiques d’une petite bourgade nichée au fond de l’Aber Wrac’h, passée par les Beaux-Arts de Paris, improvisée institutrice dans une école de Riyad dont les jeunes élèves n’avaient sans doute jamais entendu parler de la France ni d’aucune autre contrée au-delà des territoires tribaux de leurs ancêtres, en dehors des lieux saints de l’Islam sis à l’autre bout de la péninsule arabique, dans les montagnes du Hedjaz. Marie-Hélène s’adapta de son mieux : l’interdiction de la broderie dominicale imposée par les sœurs de son enfance dû lui paraître une restriction bien légère au regard de la vie des femmes saoudiennes qu’elle côtoyait, dont il était plus rapide de faire la liste des droits que celle des non-droits. Afin de s’extraire de temps à autre du régime d’austérité imposé aux femmes et du surcroît au femmes étrangères, elle revêtait le voile intégral des  saoudiennes et sortait en compagnie des relations féminines qu’elle avait pu nouer par l’entremise des relations professionnelles du couple. Plus tard, Marie-Hélène et son mari se transportèrent à Djeddah, le grand port saoudien de la Mer Rouge, pour je ne sais quelle autre mission. La chaleur y était étouffante, mais les occupations plus variées. Ils visitèrent le Yémen, à partir d’Aden, et Marie-Hélène garde un souvenir enthousiaste des villages perchés des enivrons de Sanaa, avec leurs terrasses culturales et leurs maisons fortifiées à étages qui ont fait l’admiration de générations de voyageurs. En Arabie, Marie-Hélène circulait en Citroën deux-chevaux, ou plus exactement se faisait-elle conduite à bord de ce véhicule par le chauffeur saoudien mis à sa disposition. Un jour, ce dernier eut l’idée saugrenue de passer, avec la deux-chevaux, sous un dromadaire qui stationnait en travers de la piste. Il surestima la hauteur sur pattes du camélidé qui se retrouva ainsi à plat ventre sur le toit de la deux-chevaux, les pattes s’agitant dans le vide ou tambourinant sur la carrosserie, blatérant tant et plus en guise de protestation. Je ne suis pas certain que la scène se soit reproduite depuis… Aujourd’hui, Marie-Hélène est installée près d’Apt, une ville qu’elle qualifie de « moche », avec son octogénaire d’époux, qui s’est mis à apprendre l’hébreu. Après une vie de peinture, elle a décidé il y a quelques années de reprendre la broderie, comme un retour à sa passion d’enfance, et tourne dans la région pour exposer ses œuvres. Un jour, elle est retournée voir Lannilis, qu’elle a à peine reconnue. 

Je monte sur la colline qui domine Manosque, baptisée le Mont d’Or, par une pente baptisée Montée des Vraies Richesses. C’est là, le long de cette rue, que se trouve la maison de Giono, dans un quartier qui du temps de l’écrivain était encore à la campagne, aujourd’hui rattrapé par l’urbanisation. La colline est couverte d’oliviers et offre une vue dégagée sur l’ovale de la vieille ville, avec son paquet de rues serrées d’où pointe nettement le clocher de Notre-Dame-de-Romigier, et sur tous les environs, moins avenants, de la ville. La vallée de la Durance, large et tapissée d’un parcellaire-mosaïque, se perd dans les brumes de chaleur. Au sommet du Mont-d’Or, un panneau reproduit ces lignes de Giono : « Ce beau sein rond est une colline ; sa vieille terre ne porte que des vergers sombres. Au printemps, un amandier solitaire s’éclaire soudain d’un feu blanc, puis s’éteint. Ainsi, du haut de cette colline ronde et féminine, on voit tout le large pays ».
 
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Je quitte Manosque le jeudi matin, sous un soleil radieux mais le long d’une route à gros gabarit (celle qui relie la ville à l’autoroute Aix - Gap). Voitures et camions rasent à toute allure le frêle marcheur dans la plus grande indifférence. Un pont enjambe le lit de la Durance, très large et peuplé d’îlots caillouteux et broussailleux entre lesquels serpentent des chenaux d’eau vive. Passé l’axe autoroutier, la circulation se calme et un kilomètre plus loin, l’itinéraire du GR4 quitte enfin le bitume rugissant pour partir à l’assaut d’un plateau au dessus de la vallée de la Durance. Je retrouve le calme et la sérénité de la campagne provençale. Le chemin est large, son profil est régulier, je progresse assez vite et atteins peu avant midi les hauteurs de Gréoux-les-Bains, cité thermale bourdonnante de curistes. C’est jour de marché. Je fais provision de figues sèches, meilleures alliées du marcheur. Le temps d’un pique-nique sur un banc public, j’observe le défilé des rhumatisants et des emphysèmateux avec leurs petites besaces de curiste, qui reviennent de leur soins aquatiques ou de je ne sais quel tartinage de boue facturés à prix d’or aux assurances maladie de tout l’hexagone. Ils vont prendre d’assaut les terrasses des restaurants et des cafés, probablement ragaillardis par ces attentions salvatrices. 

A nouveau extrait de cette ruche non pas bitumée mais néanmoins bétonnée, je retrouve assez vite une atmosphère calme sur les rives du bas Verdon où me mène le GR4.  Le chemin grimpe alors à travers une forêt de pins pour atteindre une vaste étendue plane, occupée par de grandes parcelles céréalières : j’aborde le plateau de Valensole. A Saint-Martin-de-Brômes, village niché au fond de la vallée du Colostre, un affluent du Verdon, je retrouve mon compagnon Sandrick. Il n’a quasiment pas fermé l’œil de la nuit, a grelotté sous sa tente au camping de Gréoux, s’est réchauffé comme il a pu ce matin sous l’eau chaude des douches du camping, et lézarde à présent au soleil au terme d’une sieste réparatrice. Nous discutons un moment avec un marcheur suisse qui revient des gorges du Verdon et se dirige vers Manosque, puis repartons vers Riez, où nous comptons faire étape. Nous longeons une ligne de crête assez monotone, la végétation, principalement des conifères, nous cache la vue sur la vallée du Verdon. Nous progressons à travers un espace où nous nous sentons parfaitement seuls. A part un couple de marcheurs que nous croisons au dessus de Saint-Martin-de-Brômes, deux ou trois véhicules plus loin sur une petite route, et le survol insolite, à très basse altitude, d’un gros hélicoptère de combat sans doute en plein exercice, pas âme qui vive. Deux kilomètres avant Riez, nous faisons étape dans une chambre d’hôtes, juste avant qu’une grosse averse ne s’abatte sur notre toit pour la nuit. 

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Riez et ses vestiges romains (en fait, quelques colonnes miraculeusement debout et des chapiteaux à moitié rongés par le temps, couchés dans les hautes herbes) nous accueille sous un grand soleil. Nous prenons place à une terrasse de café, à l’ombre des platanes. L’ambiance est joyeuses, mes ampoules aux pieds ne sont plus qu’un mauvais souvenir, mon barda me semble à présent léger, le pays est magnifique, mon compagnon de marche n’est pas compliqué pour un sou, nous nous entendons à merveille… Quelques provisions pour le déjeuner et nous repartons, après cette longue pause dans Riez. Le sentier s’élève aussitôt, abrupt, vers une hauteur plate et boisée qui dominent Riez et offre une belle vue. Il y a là, au fond d’une clairière qui s’ouvre dans la pinède, une chapelle dédiée à Saint-Maxime, qui jouxte une petite communauté de clarisses. Nous décidons, déjà, de faire de ce lieu enchanteur notre salle à manger pour le déjeuner, en admettant la lenteur de notre progression aujourd’hui. Dans l’après midi, à nouveau le plateau, que se partagent champs de blé et de lavande et plantations de chênes truffiers sur des sols ocre-brun et caillouteux. Le point rouge des coquelicots envahit les bordures des parcelles céréalières en une myriade de notes vives. Le ciel à l’horizon est gagné par un épais couvert de nuages gris-argentés, puis s’assombrit de plus en plus au dessus de la barre montagneuse qui s’étend devant nous, à l’est.  Le contraste entre ce plafond nuageux sombre, tourmenté, et l’étendue blonde des blés, les rangs mauve-clair des champs de lavande, est saisissant. Le plateau est à présent nu et plus solitaire que jamais. Nous parvenons sur son rebord oriental, qui surplombe la vallée de la Maïre par une corniche abondamment boisée. Une grosse averse s’abat sur nous, si soudaine que je suis déjà bien mouillé avant d’avoir pu enfiler ma veste imperméable et protégé mon sac. Nous effectuons à présent une grande descente vers le village de Moustiers-Sainte-Marie, accroché, de l’autre côté de la vallée, aux premiers talus rocheux que surplombe l’impressionnante crête du Montdenier. 

Nous logeons dans une chambre d’hôtes en contrebas du village, un peu à l’écart de celui-ci. En allant acheter quelques victuailles dans le village-même, je découvre des ruelles envahies de touristes, encombrées de boutiques qui vendent toutes les mêmes objets en faïence, les mêmes flacons de lavande, les mêmes reproductions d’aquarelles montrant les mêmes vues typiques de Moustiers. Je ne suis qu’au début de mon voyage et j’ai déjà l’impression de me heurter aux désillusions inhérentes à ma détestation du tourisme de masse. Moustiers-Sainte-Marie figure sur la liste des plus beaux villages de France. Le charme de ces ensembles, qui tient objectivement à la conservation d’un patrimoine architectural civil et religieux quasi intact, bien entretenu, mais aussi à leur intégration remarquable dans un contexte géo-historique passé et qui offre au visiteur une vue intelligente sur les logiques d’aménagement mises en œuvres par nos ancêtres, ce charme m’apparaît rompu lorsque à ces témoignages miraculeusement vivants du passé viennent s’agréger, comme une armée de parasites sur un organisme, les ingrédients d’une mise en scène, d’une surexploitation du décor. Le seul résultat visible à mes yeux est la rupture de l’équilibre que les sociétés villageoises d’autrefois avaient su trouver entre leur environnement naturel, le modèle économique pour en tirer partie, et l’empreinte bâtie qu’était leur lieu de vie, le bourg. De la préservation de cet équilibre (certes difficiles à assurer dans un cadre géo-économique qui n’est plus, de loin, le même), dépend le sentiment  éprouvé par le visiteur de passage venu entendre la musique particulière des lieux, cette harmonie venue de si loin et toujours là, comme un baume soulageant dans un monde où tout doit aller très vite, rien ne doit être statique, où le moment présent est considéré comme pure perte… La marchandisation de ces espaces brouille cette harmonie ; non seulement elle les enlaidit, mais elle artificialise leur essence même en les réduisant à de vulgaires galeries marchandes. 

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Le lendemain nous attaquons l’ascension de la crête de d’Ourbes par un sentier très escarpé qui ne cesse zigzaguer étroitement dans un environnement chaotique. La surprise est constante, tant notre progression semble nous mener au-dessus du vide, vers des à-pics impossibles à franchir : mais le sentier finit toujours par trouver un passage, in extremis, par quelque acrobatique lacet autour d’un piton au détour duquel se découvre un passage minuscule. Du rebord de la crête, qui nous porte à plus de 1 000 mètres d’altitude, le regard embrasse les eaux émeraude du lac de Sainte-Croix, et au-delà, la surface étonnamment plane du plateau de Valensole, que nous parcourions les jours précédents. Sur notre gauche, on devine les hautes falaises qui marquent l’entrée du canyon du Verdon. Nous trouvons un peu plus haut encore, après avoir croisé un groupe de marcheurs italiens, un lieu idéal, à l’ombre de jeunes sapins et bénéficiant d’un panorama parfaitement dégagé, pour saucissonner. Tout au loin, j’aperçois la silhouette sombre et massive du Ventoux, au sommet duquel je me trouvais il y a neuf jours exactement.  Le ciel se charge de nuages. Nous repartons vers La Palud-sur-Verdon sous une fine pluie, par des chemins forestiers sombres.
La Palud-sur-Verdon consiste en un bourg de vieilles bâtisses blotties les unes contre les autres en un rectangle de taille fort modeste, posé sur un vaste replat verdoyant suspendu entre la montagne et les gorges du Verdon. Un semis de fermes et de constructions plus récentes destinées à accueillir les visiteurs venus du monde entier s’étend autour du vieux bourg. En effet, La Palud est située aux portes des gorges du haut Verdon, réputées pour être le plus grand canyon d’Europe. Les falaises qui encadrent le cours de la rivière, patiemment creusées taillées par ses eaux sur des dizaines de millions d’années dans la masse calcaire, attirent des grimpeurs de toute la terre, dans le sillage du plus illustres d’entre eux, qui avait élu domicile sur la commune de La Palud, Patrick Edlinger. Au début des années 1980, un jeune documentariste, Jean-Paul Janssen, révéla au monde les exploits de ce jeune grimpeur à travers un reportage, « La vie au bout des doigts », où one le voyait, pieds nus, vêtu d’un simple short et les cheveux retenus par un bandana, armé d’une simple poche de poudre de magnésite, enchaîner les figures les plus extravagantes et les plus gracieuses pour se hisser sur les falaises à-pic des gorges du Verdon, sans aucune assurance en cas de chute. Jamais, sans doute, on avait atteint un tel degré de virtuosité et de prise de risque dans le domaine de l’escalade ; jamais aussi on avait assimilé à ce point ce sport, et peut-être toute autre forme d’activité sportive, à un art. Voir Patrick Edlinger progresser le long d’une surface rigoureusement verticale, ne s’agrippant qu’aux menues anfractuosités, fissures et aspérités de la roche, semblant à chaque instant parvenu aux limites physiques de son ascension mais à chaque instant trouvant une issue, un enchaînement, une solution par quelque invraisemblable contorsion, relève non seulement d’un spectacle d’acrobatie hors du commun, mais aussi d’une beauté à couper le souffle. Car rien de l’effort consenti, fruit d’une hygiène de vie et d’une force mentale dignes des ascèses les plus sévères, ne transpirait du beau visage de Patrick Edlinger dans les phases les plus délicates de ses escalades. Cet homme avait fait de son art un art total, sans concession, sans compromis. A l’image d’un corps tout entier sculpté pour les besoins de son objectif, sans un milligramme de graisse, devenu en quelque sorte bloc de roche, souple et mouvant, l’esprit du grimpeur se fondait dans cette nature minérale et verticale dont il entendait épouser les formes et la matière. Il en allait de sa survie : le moindre écart, la moindre crampe, la moindre erreur d’interprétation de la surface rocheuse condamnait le grimpeur à la chute et à une mort presque certaine. Seule une communion totale avec l’élément naturel, aussi physique que spirituelle, donnait une chance à Patrick Edlinger, dans la voie qu’il avait faite sienne, de préserver sa vie et de continuer de vivre comme il l’entendait. Au-delà des prouesses physiques qui engendrèrent une vogue de l’alpinisme extrême, le personnage de Patrick Edlinger fascine par cette forme d’engagement total : bien plus que ses exploits techniques, il était à la recherche d’un idéal de vie qui, paradoxalement, frôlait sans cesse la mort, et faisait de chaque issue de voie d’escalade une extase plus forte, plus belle, plus unique que n’importe quel autre plaisir de la vie. A l’instar des grands artistes, il se mettait au défi de remettre sans cesse son ouvrage sur le métier, pour renouveler et entretenir le feu dont il avait fait son existence. Un peu à la manière des grands instrumentistes : je pense à un soliste comme Alfred Brendel qui, toute sa vie, a joué et rejoué les sonates de Beethoven et en a fait, aux tournants de sa vie d’artiste, des enregistrements différents, réinterprétant à chaque nouvelle prise le cycle de ces sonates comme une renaissance à lui-même en regard du miroir repoli d’un univers qui le faisait respirer. Patrick Edlinger parcourait le monde à la recherche des parois les plus exigeantes, mais le haut Verdon resta son ancrage. Une grave chute lors d’un entraînement dans les Calanques en 1995 marqua le début de son retrait progressif de la très haute compétition d’escalade. Il mourut (ironiquement, si l’on peut dire) d’une chute dans un escalier, chez lui à La Palud-sur-Verdon, en 2012, à l’âge de 52 ans. Le fait que l’on s’intéresse ou non au monde de l’escalade de très haut niveau ne devrait pas décider de l’écho que suscite en nous le nom de Patrick Edlinger. Sa personnalité et sa démarche allaient bien au-delà de l’exploit sportif. S’il popularisa la discipline et suscita bien des vocations, longtemps il se tint à l’écart de sa médiatisation. Ce qui le motivait par-dessus tout était le rapport qu’il entretenait avec la nature, cette confrontation avec la verticalité, les forces géologiques, l’établissement d’une harmonie entre sa propre mécanique mentale et corporelle et le vide, la paroi, le danger, parfaitement statiques et indomptables, jusqu’à atteindre ce point d’équilibre, à la lisière de la mort, à l’apogée de la vie, qui donnait un sens profond à son existence. 

Bien qu’y convergent de très nombreux grimpeurs venus du monde entier, le village de La Palud n’en garde pas moins une taille très modeste. Ici, point de délires immobiliers et  boutiquiers : ce gros pâté de maison évoqué plus haut qui, avec quelques fermes isolées alentour totalisent 250 habitants, deux bars et quelques points de restauration rassemblés au carrefour central qui fait office de centre-bourg, une supérette avec une pompe à carburant, un hôtel un peu en déshérence, un autre, nettement  plus chic, et une auberge de jeunesse à l’écart du village. Et, face à l’église toute simple, le gîte d’étape Arc en Ciel. C’est là qu’avec Sandrick nous nous accordons un repos dominical. Le gîte est tenu par un petit brin de femme très nature. Native du Val-d’Oise et longtemps résidente du quartier Barbès à Paris, elle est venue s’installer dans ce coin de Haute Provence il y a dix-huit ans. Son gîte, qui jouxte le petit bureau de poste (car oui, il y a un bureau de poste à La Palud-sur-Verdon, qui n’ouvre que le matin) accueille 9 mois de l’année grimpeurs, marcheurs, motards et cyclistes qui se partagent au second étage d’une vieille bâtisse une douzaine de couches réparties sur d’immenses lits doubles superposés. Ce soir-là, nous partageons le gîte et la table avec un groupe de cinq retraités montés de Saint-Rémy de Provence et qui iront user leurs semelles le long du fameux sentier Blanc-Martel, dans les gorges. Le groupe est composé de deux couples et d’une troisième femme, qui doit être la sœur d’une des épouses, mais de tout le repas on n’entend pratiquement que les femmes. L’une d’elle, installée à ma droite à la grande table commune où nous prenons notre dîner, aurait sa place dans un film de Pagnol : visage sec, geste théâtral, verbe fleuri où s’invitent les « peuchère » et autres éléments franco-provençaux. Lorsque j’évoque le démarrage de mon périple en montagne ardéchoise, elle a cette réplique admirable : « L’Ardèche ! Quelle misère là-bas ! Une misère telle que les corbeaux volent à l’envers pour pas la voir ! » Une autre femme du groupe nous parle de sa fille qui travaille dans la branche humanitaire et qui, à ce titre, est en mission en Corée du Nord, dont on connaît les graves et aberrants problèmes de malnutrition d’une partie de la population. Là, effectivement, me dis-je, les corbeaux pourraient légitimement voler à l’envers.

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Le jour suivant, avant de reprendre notre marche vers les gorges, je croise une Autrichienne un peu étrange que j’ai rencontrée la veille dans l’un de deux bars du village, après l’avoir aperçue plus tôt dans l’après-midi faisant une sieste dans son hamac. Ses traits un peu ingrats me font penser à ceux de l’acteur Klaus Kinski, cheveux longs et gras en plus. Elle parle un français très honorable, sur un rythme saccadé et, sans que je comprenne exactement si elle exerce cette passion en qualité de professionnelle ou de dilettante, elle écume depuis des années le sud de la France à la recherche de vestiges archéologiques. Ce jour, elle doit remonter vers Castellane où se déroule une fouille qui a l’air de l’intéresser au plus haut point. Hier, c’est la tablette assortie d’un clavier amovible dont je me sers pour écrire mes textes qui a attiré son attention et lui a fourni un prétexte pour s’inviter à ma table ; s’en est suivi toute une série de considérations assez obscures sur ses démêlés avec les technologies modernes, et notamment la téléphonie mobile, avant que je n’aiguille la conversation sur les raisons de sa présence en ces lieux. 

Nous nous mettons en marche alors qu’une brume épaisse nous cache encore le paysage. Dès que le soleil a pris assez de hauteur, le voile se déchire, se lève et disparaît, découvrant un spectacle d’une rare puissance : nous progressons le long d’une petite route zigzaguant le long d’une corniche, suspendue au-dessus des gorges du haut cours du Verdon. Le chant de la rivière est perceptible de ce balcon très haut perché, mais aussi loin que notre regard peut descendre, nous ne parvenons pas à distinguer les eaux. Il est tôt, le fond des gorges est encore plongé dans une quasi-pénombre. Sans doute les parties les plus étranglées du canyon ne sont-elles ensoleillées que quelques dizaines minutes par jour, lors du passage du soleil à son zénith. La route de corniche le long de laquelle nous progressons suit à peu près le contact entre le versant et l’à-pic, nous offrant des vues imprenables sur ce prodigieux objet géomorphologique. Les parois, fruit du travail de ce cours d’eau dont on a mal à croire, tant son aspect actuel est modeste, qu’il ait pu accomplir pareille tâche érosive, portent toutes sortent de modelés à la faveur desquels croît une végétation pleine d’énergie, que rien ne décourage. Le long des fissures, brèches et autres diaclases, au moindre replat ou surplomb, parfois même le long d’une frontière entre deux strates géologiques, poussent des arbustes dont les racines doivent aller fouiller la roche à la recherche des infiltrations d’eau que la nature calcaire du terrain permet. Le Verdon (dont le nom vient de la couleur vert émeraude des eaux, où précisément se reflète ce couvert forestier qui l’enserre de près) semble avoir scié le massif dans lequel il a creusé son lit de manière si incisive que son travail doit constituer, aux yeux des connaisseurs, un véritable manuel de géologie à ciel ouvert. 

Parvenus au Chalet de la Maline, en équilibre au-dessus des gorges, Sandrick et moi nous séparons. Je vais descendre au fond par le sentier Blanc-Martel, tandis qu’il poursuivra par les routes de corniche, et nous nous rejoindrons au lieu dit « Le Point sublime », où le sentier aboutit au terme d’une douzaine de kilomètres au fond des gorges. Cet itinéraire est baptisé du nom du célèbre spéléologue Edouard-Alfred Martel, qui explora la région au début du XIXe siècles pour y effectuer des relevés hydrologiques, et de celui d’Isidore Blanc, un instituteur des environs qui lui servit de guide. Il fut aménagé en 1928 et a été récemment remis en état dans ses parties les plus délicates. Un autre itinéraire, situé sur la rive gauche du Verdon un peu plus en aval, le sentier Imbut, propose un parcours beaucoup plus périlleux, en cul-de-sac, que doivent s’épargner les marcheurs sujets au vertige. 

Le sentier file en montagnes russes, s’approchant et s’élevant alternativement au-dessus du cours d’eau dont le bruissement se répercute contre les parois qui l’enserrent et qui font comme une caisse de résonance. Les parties hautes du sentier offrent des perspectives saisissantes, en contre plongée, sur les parois qui se parent de teintes contrastées, du blanc au brun foncé en passant par le jaune ocre ou la couleur rouille, colorations liées en partie à l’oxydation de la roche exposée à l’air libre associée aux différents degrés d’humidité selon l’ensoleillement, le parcours des eaux d’infiltration à travers les strates… Parfois, l’affouillement de la falaise par le Verdon a ménagé des abris sous roche, véritables grottes, qu’on appelle ici des baumes, à différentes hauteurs de la paroi, et qui sont autant de témoins de l’ancien niveau de la rivière. A l’endroit où le sentier approche un méandre très serré du Verdon et dans lequel s’avance un éperon rocheux vertigineux qui barre le passage aux marcheurs, les créateurs du parcours ont aménagé un passage par une brèche, dite brèche Imbert, très étroite. Pour la franchir, le sentier s’envole d’un coup, en un escarpement très violent, à 150 mètres environ au-dessus du cours de la rivière, s’insinue dans un passage très exigu puis, pour redescendre de l’autre côté de la brèche, emprunte une volée d’échelles (qui s’apparentent à ces escaliers très raides que l’on trouve à bord des navires marchands) hardiment aménagées pour permettre un passage aux randonneurs. Elles ont été démontées et réinstallées à neuf l’hiver 2012-2013. 

Après la brèche Imbert, hormis quelques passages un peu délicats par des baumes perchées à une trentaine de mètres au-dessus du Verdon, le sentier est assez aisé : il file droit, sans grandes dénivelées, et à l’approche du Point sublime ont été creusés deux tunnels qui permettent un trajet plus direct. Le tunnel dit du Baou mesure près de 700 mètres de long et je dois, pour ne pas me retrouver dans une obscurité totale, faire usage de ma lampe frontale. 

Je retrouve, comme convenu, Sandrick à ma sortie des gorges, au Point Sublime. Nous nous mettons sans trop tarder en marche vers notre objectif du soir, un village nommé Tregance. Pour accélérer notre progression et arriver avant la nuit, nous empruntons le bitume, suivant une route qui longe le Verdon. Les gorges deviennent de moins en moins profondes, leur profil s’évase, les parois s’écartent du cours dont les eaux perdent la teinte verte qu’elles ont au fond du grand canyon. Peu après l’avoir recoupé pour passer sur sa rive gauche, nous franchissons par la même occasion la frontière entre les Alpes de Haute Provence et le Var. Tregance consiste en une grappe de jolies maisons accrochées à un escarpement au sommet duquel subsiste un ancien château fortifié reconverti en hôtel-restaurant de charme.  La maison qui, en bas du bourg, abrite le gîte où nous faisons étape, servait au seigneur de Tregance pour loger ses maîtresses, qu’il rejoignait secrètement par un souterrain comblé il y a quelques années pour empêcher les enfants de s’y aventurer.

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Le haut Var, qui va constituer notre étape suivante, s’annonce, à l’étude de la carte, particulièrement désert. Mathilde, nôtre hôtesse à Tregance, nous indique les rares possibilités d’hébergement, mais nous optons pour un village qui nous rapprochera le plus possible de notre destination finale, Grasse, pour faire de notre dernière journée de marche une simple formalité. Passé Jabron, un hameau où nous ne croisons que la factrice en train de remplir sa bouteille d’eau à la fontaine du bourg et un habitant ayant orné le pas de sa porte d’un panneau qui proclame que « La vie est un miracle », nous entamons une longue montée vers des plateaux portés à plus de 1 200 mètres d’altitude. Le ciel devient menaçant. De loin, grâce à la vue que nous offre notre position haute, nous voyons fondre sur nos bien frêles silhouettes une ondée accompagnée de craquements et roulements de tonnerres impressionnants. Nous avons à peine le temps de passer nos vêtements de pluie que nous nous trouvons pris dans un orage de grêle qui nous oblige à stationner sur le bord de la piste où nous  nous sommes engagés. Un pick-up, puis une automobile, qui passent par-là, nous offrent de monter à bord. C’est mal connaître la mentalité têtue, l’inébranlable persévérance qui caractérise la caste des marcheurs au long cours dont nous rêvons de gagner les galons. Je songe avec amusement à une épisode du récit de Bernard Ollivier, « Longue Marche » : parti d’Istanbul, il traverse toute la Turquie à pied, comme première étape du périple qui doit le conduire, le long des anciens itinéraires de la soie, jusqu’à Xi’an. Ses évocations de la réaction ahurie des policiers ou militaires turcs qui l’invitent à prendre place à bord de leurs véhicules, face à son refus insistant, sont savoureuses. Parvenu à quelques dizaines de kilomètres de la ville d’Erzurum, dans le Kurdistan turc, point final de la première partie de son aventure, il s’écroule au bord de la route, victime d’une dysenterie. Une fois rapatrié en France et rétabli, il regagne, en avion, Erzurum, d’où il prend un autocar qui emprunte la route où son périple s’est achevé dans la douleur. Reconnaissant l’endroit précis où la dysenterie a interrompu sa marche, Bernard Ollivier se précipite vers le chauffeur et lui demande de le laisser descendre. Incompréhension du chauffeur : « Là ? Mais, regardez… Il n’y a rien, de la steppe et rien d’autre… » Mais notre aventurier n’en démord pas, il doit marcher sur la portion de route que la maladie lui a volée quelques mois plus tôt, quitte à passer pour un type complètement dérangé aux yeux du chauffeur et des autres passagers de l’autocar, quitte à se mettre en colère pour faire céder le chauffeur… 

Pendant ce temps, la pluie violente qui s’abat sur Sandrick et moi nous trempe en moins d’une minute. Je sens déjà l’eau pénétrer mes chaussures et je gémis intérieurement à l’idée de devoir marcher dans des chaussettes mouillées pour le restant de la journée et probablement aussi le jour suivant. Un peu plus loin, nous nous abritons sous une petite remise de fortune où est stocké le bois de chauffage d’une maison toute proche de là. La pluie a un peu faibli, mais une nouvelle ondée s’annonce. Nous faisons salon, assis sur des bûches de sapin, tout en saucissonnant avec les dernières réserves de cochonnailles que Sandrick a sauvées de la fringale du randonneur. J’aime la compagnie de ceux qui ne manquent jamais de conversation, ce qui est paradoxal pour celui qui dit aimer la solitude et le silence. Mais rien ne m’est plus embarrassant que le face à face avec celui ou celle avec qui l’onde causante ne passe pas. L’appréciation de cet art est délicate. Peut-être suffit-il d’articuler des paroles intelligibles, dira-t-on, pour savoir converser. Naturellement, c’est un peu plus subtil. Sans doute un bon causeur ne saurait pratiquer son art avec le premier partenaire venu. Tout est affaire d’accord entre des éléments aussi divers que les personnalités mises en présence l’une de l’autre, le cheminement d’un sujet à l’autre selon les connaissances et les curiosités de chacun, l’attention mutuelle entre les deux causeurs (converser relève autant d’un art de l’écoute que du discours), l’habileté dans l’exercice de la critique, de la contradiction, qui sait éviter l’affrontement et mettre en forme le désaveu… Quand elle roule sans à-coups, quand elle coule fluide et claire, quand elle marque sans gêne ses silences et ses reprises sans contrainte, la causerie est la surface audible d’une rencontre qui devait arriver. Pendant que nous guettons une accalmie, Sandrick évoque ses années américaines, durant lesquelles il écuma les circuits de courses de moto de la Nouvelle-Angleterre et du Canada. Il avait trouvé un emploi de serveur dans un restaurant de la côte Est. Un jour, en l’absence du cuisinier, le patron dut le remplacer au pied levé. Comme Sandrick était Français, nécessairement, il devait savoir cuisiner. Et c’est ainsi qu’il devint cuisinier, à l’improviste, à la débrouille. Plus tard, dans le sillage d’une petite annonce, il alla exercer ses talents en Ecosse. La suite le projeta dans d’autres sphères, d’autres univers, avant cette retraite légèrement anticipée qui ne l’empêche pas de continuer à cultiver sa personnalité de touche à tout, son insatiable curiosité, son sens du partage par la conversation…
La journée s’écoule au rythme des ondées et des roulements de tonnerre. Nous devons atteindre avant la nuit la petite localité de Mons, perchée dans l’arrière-pays cannois, et compte tenu du chemin qui nous reste à couvrir et des conditions atmosphériques exécrables, cela s’annonce difficile. Je grelotte dans mes vêtements humides, l’intérieur de mes chaussures a pris l’eau, je reprends la route à un rythme accéléré, en jouant excessivement de mes bâtons de marche, dans l’espoir de me réchauffer. Peu avant la petite localité de La Bastide, nous perdons le fil des marques bicolores qui jalonnent le GR4 et nous égarons temporairement entre une ferme isolée et le village. Nous soupçonnons le propriétaire de la ferme en question d’avoir volontairement effacé les marques pour manifester son opposition au droit de passage des randonneurs sur ses terres ; cela arrive régulièrement. La journée se poursuit, maussade et humide. L’itinéraire gravit les hauteurs de la montagne de Lachens par une piste sans fin où alternent faux-plats et raidillons. La présence du camp militaire de Canjuers, vaste terrain de manœuvres, nous oblige à un détour long et fatiguant. L’arrivée au col de Lachens, à plus de 1 000 mètres d’altitude, nous offre un panorama de toute beauté, sur la Provence maritime : droit devant, les îles de Lérins, au large de Canne, dont nous sépare une succession de crêtes auxquelles s’accrochent encore quelques lambeaux de nuages dans un air qui s’est nettement éclairci. Plein ouest, la vue porte jusqu’à la barre scintillante des hauts sommets enneigés du Mercantour, qui marquent la frontière avec l’Italie. Suit une longue et pénible descente par un sentier tortueux, très étroit, encombré de racines et de pierres rendues glissantes par les pluies du jour. 

Au lieu-dit, très solitaire, du Château d’Esclapon, imposante bâtisse qui ressemble plus à une grosse ferme qu’à un château, vide de toute trace d’occupation, nous convenons avec Sandrick que je vais partir en avant, à mon rythme plus soutenu, vers Mons, où nous sommes attendus dans une chambre d’hôtes. L’itinéraire à présent est plat ou descendant, m’autorisant à une avancée rapide. Arrivé au pied d’une vaste éminence pierreuse d’où descend le concert de bêlement de centaines de brebis et moutons dont le manteau de laine se fond dans le décor, je commence à percevoir les aboiements de chiens et, presque aussitôt, à voir converger sur moi, vente à terre, les bestioles, aussi grosses que les moutons dont elles ont la garde. En deux minutes, ce sont six gros chiens de berger qui m’assiègent, feignant de me barrer la route et de me couper une éventuelle retraite. Ainsi fais-je connaissance avec les fameux patous, qui assurent la protection des troupeaux contre la menace des loups et des chiens errants. Plus tard dans la soirée, notre hôtesse de Mons, vétérinaire à la retraite, nous confiera son avis : si les attaques de troupeaux se répètent de loin en loin, véritables curées laissant sur le tapis des dizaines de bêtes en charpie, elles sont très rarement le fait du loup, mais de chiens errants. Le loup chasse pour se nourrir et nourrir ses louveteaux ; son attaque se concentre sur quelques bêtes dont au moins une est consommée sur place. Or la plupart des attaques affectent de nombreuses têtes et montrent qu’aucune d’entre elle n’est consommée par le ou les prédateurs, ce qui montre qu’elles sont menées par des chiens qui attaquent par jeu et non par nécessité vitale. Cependant, les éleveurs font tout pour qu’on en arrive à la conclusion d’une attaque par le loup, de manière à toucher les dédommagements versés par l’Etat en pareil cas. Certains des chiens affectés à la garde des troupeaux sont des bergers anatoliens (les kangals) bêtes redoutables qui sont la terreur des marcheurs s’aventurant sur les hauts plateaux du Kurdistan turc, et là encore me revient en mémoire l’évocation qu’en fait Bernard Ollivier dans sa « Longue route ». Les chiens de berger, pour impressionnants qu’ils soient, doivent être considérés pour ce qu’ils sont réellement : d’excellents gardiens, non point des bêtes errantes et affamées. Ils sont élevés et nourris par les éleveurs. Si tout marcheur ou autre être vivant passant à proximité, même relative, des troupeaux, est à leurs yeux un intrus, il convient, théoriquement, de marquer un temps d’arrêt pour que les chiens identifient l’intrus, puis de poursuivre, calmement, sa route, à l’écart du bétail. Je ne peux néanmoins m’empêcher de jouer de mes bâtons de marche pour faire reculer deux ou trois individus à crocs qui s’approchent un peu trop près de mes parties charnues. Frustration de ne pouvoir faire plus ample connaissance avec ces nobles bestioles, mais toute tentative amicale envers elles pourrait déclencher une réaction très agressive de leur part. 

Je parviens à la maison d’hôtes peu avant la nuit, et Sandrick arrivera plus tard encore, vers 22h00. Nous devrons faire montre de la plus grande civilité et de notre art de la causerie pour rattraper l’incivilité de notre arrivée fort tardive, alors que notre hôtesse nous attendait pour le dîner, qu’elle partage avec nous. Elle a acquis quelques hectares de terrain en terrasses sur une ancienne bergerie, à deux kilomètres du village de Mons, il y a un peu plus de dix ans. C’est une zone protégée, loin de la rumeur tapageuse et usante de la côte, dont elle n’est pourtant séparée que par une vingtaine de kilomètres à vol d’oiseau. Les espaces alentours sont inconstructibles, et madame D. ne doit qu’à d’anciens documents prouvant que la bâtisse qu’elle occupe aujourd’hui était une ancienne bergerie le fait d’avoir pu l’agrandir. Dans un premier temps, l’administration s’opposait à toute extension des ruines qu’elle avait achetées avec les terrains autour. Originaire de Bruxelles, elle avait vécu en Egypte, avait été vétérinaire dans la région lyonnaise, pratiqué de nombreux voyages à travers le monde, avant de venir ici, à Mons, « pour y avoir la paix ». Son terrain est planté d’oliviers dont elle tire, bon an mal an, 90 litres d’huile par année, avec le concours d’un pressoir municipal. Les artichauts que nous mangeons en hors-d’œuvre proviennent aussi de son jardin, tout comme les fruits qui composent la salade en dessert ; les fromages d’Auvergne, de convives qui reviennent régulièrement chez elle, depuis le Puys de Dômes où ils résident.

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Notre ultime étape nous mène de Mons à Cabris, aux portes de Grasse. Nous quittons la commune de Mons par un réseau de routes minuscules qui irrigue un semis assez lâche de villas, dans un paysage de restanques (terrasses de cultures, portant la plupart du temps des oliveraies), de chênaies méditerranéennes et de pinèdes. Nous parvenons bientôt aux gorges de la Siagne, au fond desquelles a été installée une petite centrale EDF qui fonctionne grâce à une conduite forcée. En traversant le pont qui enjambe la rivière, tout au fond des gorges, nous passons du Var aux Alpes-Maritimes. Vers 13h00, sous un chaud soleil, au bout d’une route zigzagante et pentue, nous atteignons la petite ville de Saint-Cézaire-sur-Siagne, dont la partie la plus ancienne est posée sur un éperon, au-dessus de la haute vallée de la Siagne dont on ne perçoit déjà plus la rumeur. A la terrasse du café où nous nous restaurons, sous les platanes, nous avons l’impression d’être les seuls francophones. Toutes les autres tables parlent anglais ou hollandais. Le personnel, dont une gérante assez familière, sans chichi, y va de son anglais provençal sans complexes. L’après-midi, sur l’ancienne route de Cabris, nouvel orage, bref mais intense. Parvenus au-dessus de Cabris, nous découvrons un paysage que je n’ai, finalement, presque plus vu depuis le commencement de cette marche presque trois semaines plus tôt, aux confins de l’Ardèche et de la Lozère, en dehors de Pont-Saint-Esprit et Manosque : un paysage urbain. Encore s’agit-il ici de quelque chose de moins franc, de plus pernicieux, que d’urbanisme. On peut parler de mitage : le paysage est encore collinéen, fortement accidenté, très végétalisé, mais l’habitat individuel le ronge peu à peu, le privatise en une myriade de petites propriétés desservies par un dense réseau bitumé. Ici s’achève la Provence sauvage, qui prévalait jusque sous la vieille bourgade de Saint-Cézaire, et débute la Provence dévorée par un immobilier agressif, vénal, aux appétits sans limite que l’on sait. Si Cabris a tous les aspects d’un village tranquille avec ses ruelles ombragées, sa vieille fontaine sous les platanes,  ses terrasses de bistrots où chante l’accent du Midi, ses chiens abrutis de chaleur, le village est déjà presque absorbé par la conurbation azuréenne qui monte, le long des routes de corniche, depuis le littoral jusqu’à l’arrière-pays grassois. 

Sandrick a vécu une matinée un peu difficile. Le poids des kilomètres commence à peser sur son organisme, il peine à recharger ses batteries et, à la faveur de la ligne de bus qui relie Saint-Cézaire à Grasse en passant par Cabris, se laisse tenter par le transport qui s’offre à nous sur les quelques kilomètres qui nous séparent de Grasse, lesquels nous imposaient de fait une marche le long d’un axe très circulant. Nous nous quittons à la gare routière de Grasse : Sandrick va rejoindre Nice, puis Roquebrune, tandis que je décide de rester deux nuits sur place. Je quitte un ami inattendu comme le nomadisme sait en offrir, m’ayant ouvert, à l’intérieur des horizons vers lesquels notre marche nous a portés, d’autres horizons, par l’entremise des conversations dont nous avons émaillé, dans une entente naturelle, notre route commune pendant les dix jours écoulés. 

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