27 juin 2016

Voyage à Digne - Souvenir d'Alexandra David-Néel




Il existe, pour rallier Nice à Digne, chef-lieu des Alpes de Haute Provence, une ligne de chemin de fer que connaissent tous les amoureux du rail sous le nom de « Train des Pignes ». Elle constitue le seul vestige de ce qui fut la Compagnie des Chemins de Fer de Provence, dont ne subsiste de la gare historique à Nice qu’une façade monumentale, le reste ayant été rasé pour laisser place à un  espace commercial et d’habitations en train de sortir de terre. Une nouvelle gare, beaucoup plus modeste, sans âme, s’élève un peu plus loin, exploitée, en même temps que la ligne proprement dite, par la Régie régionale des transports. Il faut un peu plus de trois heures et demie pour parcourir les 150 kilomètres qui séparent les deux villes, par une voie métrique unique, à bord d’un autorail. La plupart des arrêts qui jalonnent le parcours sont facultatifs ; il faut faire signe au conducteur si l’on veut y monter, et demander au chef de train quand on veut y descendre. La construction d’une telle ligne, qui remonte à la fin du XIXe siècle, constitua un remarquable exploit d’ingénierie ferroviaire au regard des difficultés d’accès à l’arrière-pays provençal, région de reliefs abruptes, de vallées encaissées et tortueuses ; ainsi se succèdent ponts, viaducs et tunnels, et puis des rampes qui hissent le Train des Pignes à un peu plus de mille mètres d’altitude. L’idée initiale était de créer un itinéraire ferroviaire alpin qui relierait Nice à Grenoble, ce qui fut un temps possible moyennant un changement à Digne. 

Au départ, la ligne se fond littéralement dans le tissu urbain, presque à la manière d’un tram, traversant en plein Nice carrefours et rues, sans passage à niveau, rasant les maisons et les barres d’immeubles avec autant d’insouciance que le flux des automobiles. Une série de petits tunnels lui permet de s’extraire de la ville et de rejoindre la basse vallée du Var, qu’elle remonte sur sa rive gauche. C’est alors une succession d’usines, d’entrepôts et de centres commerciaux occupant les deux rives du fleuve dans l’espace ménagé par son cours, vite interrompu par de vigoureux escarpements. Le lit du Var est encombré d’îlots caillouteux où croît une végétation brouillonne entre le maillage des chenaux d’écoulement des eaux. Jusqu’à Colomars, le Train des Pignes fait office de train de banlieue pour des usagers qui font quotidiennement la navette entre le centre-ville de Nice et le nord-ouest de son agglomération. A partir de sa confluence avec la Vésubie, la vallée du Var se resserre soudainement vers l’amont, et d’un tracé à peu près rectiligne jusqu’ici, elle se complique de constants changements de direction pour se frayer un chemin dans un relief de plus en plus impressionnant.  Sur les parois qui encadrent le passage que se fraie le train, on peut lire dans le dessin et l‘orientation des strates mises à jour par le travail de creusement du Var toute la gamme des plis répertoriés par la géomorphologie : plis droits ou déjetés, plis coffrés, déversés, renversés et couchés… révélant l’extrême complexité de l’histoire tectonique de la région.  La ligne remonte le Var jusqu’au pont de Gueydan, un peu avant Annot, à partir d’où elle empreinte les rives d’un modeste affluent, le torrent du Vaïre. Les paysages qui défilent sous les yeux du voyageur deviennent de plus en plus sauvages. Au village du Fugeret, afin de franchir une brusque élévation du terrain, le tracé du rail effectue un S extrêmement serré, dont les deux courbes forment presque des boucles. Le moteur diesel de l’autorail semble peiner dans cette montée difficile, paraît suspendre son ronron comme un marcheur qui reprend son souffle. Parvenu à l’amont de la petite vallée du Vaïre et n’ayant plus de vallée à suivre, la ligne s’engouffre dans le tunnel de La Colle Saint-Michel afin de rejoindre  le haut cours du Verdon 3 kilomètres et demi plus loin. Me voici donc à nouveau en présence de cette rivière dont j’ai parcouru le célèbre canyon deux semaines plus tôt. C’est ici que le train des Pignes atteint son altitude la plus haute, à un peu plus de 1 000 mètres, après avoir quitté Nice à 30 mètres d’altitude. A partir de là, le profil est descendant, le voyageur traverse des paysages plus aérés, les versants s’écartent, de vastes prairies s’étalent de part et d’autres du rail. Lorsqu’il atteint la petite gare de Digne-les-Bains, le train s’immobilise à une altitude de 600 mètres. 

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On peut énumérer trois bonnes raisons de venir à Digne. Outre le désir que j’avais de monter à bord du train des Pignes, qui par coïncidence s’y rend, je suis venu à Digne pour l’une de ces bonnes raisons ; j’ai découvert, « sur le tas », les deux autres. De 1929 à 1969, Digne abrita la résidence de l’exploratrice et orientaliste Alexandra David-Néel, qui n’en bougea presque plus de 1946 jusqu’à sa mort, vingt-trois ans plus tard, à la veille de ses 101 ans… Rien ne prédestinait cette femme extraordinaire à venir se fixer à Digne, mais il en fut ainsi. En dehors d’Alexandra David-Néel, je rajouterais donc deux arguments supplémentaires au voyage à Digne : les platanes du Cours des Arès et le Musée Gassendi. 

Le Musée Gassendi mériterait le titre de cabinet de curiosités. C’est d’ailleurs l’un de ces rassemblements d’objets hétéroclites qui accueille le visiteur du musée. Ils étaient  très en vogue au XVIIIe siècle, époque des premières grandes explorations scientifiques dont on ramenait toutes sortes d’ustensiles, accessoires rituels, parures, masques,  armes, instruments de musique, outils et œuvres d’art, espèces animales inconnues et autres spécimens de la flore et de la minéralogie d’horizons lointains, que l’on entassait sans réelle logique dans des vitrines proposées à l’ébahissement mondain. Le musée Gassendi relève un peu de ce bric-à-brac. Il est ainsi nommé en l’honneur de Pierre Gassendi, qui naquit près de Digne à la fin du XVIIe siècle, et qui fut tout à la fois mathématicien, astronome, théologien, philosophe épicurien, religieux-libertin, bref, un personnage tout aussi disparate qu’un cabinet de curiosités…  Une toute petite partie du musée est consacrée à Gassendi, par un survol très rapide de sa vie et de ses œuvres. 

On est prié de commencer la visite par l’étage le plus élevé, où sont rassemblées des œuvres du peintre Etienne Martin (qui fut le créateur et le premier conservateur du musée), paysages provençaux, vues du port de Marseille… Sans qu’on sache très bien pourquoi, sont également exposés des mousquets et des sagaies, mais peu importe… Un demi-étage plus haut, on passe du XIXe au XXIe siècle avec des œuvres, ou plus exactement des photographies d’œuvres de l’artiste écossais Andy Goldworthy, dont la spécialité si on en croit les photographies panoramiques grand format, est de dresser des sortes de cairns plus ou moins ovoïdes, tout en restaurant des éléments du patrimoine rural abandonné. Comme souvent, les explications de la démarche artistique frisent l’abscondité, mais c’est probablement à cela que l’on reconnaît l’art dit moderne. Une autre pièce expose une série, en tout petits formats insérés dans d’immenses cadres, de clichés noir et blanc du photographe dignois Bernard Plossu, montrant des vues de la réserve naturelle géologique de Haute Provence. J’apprendrai, en feuilletant quelques ouvrages consultables au musée, que Bernard Plossu a publié un recueil de ces photographies, où elles sont précédées d’un texte de l’anthropologue David Le Breton, auteur d’essais passionnants sur l’anthropologie du corps, des sens, des passions, des émotions… Le texte aborde le thème de la marche, que David Le Breton pratique assidûment dans la région. J’y retrouve des réflexions lues dans son petit opuscule « Eloge de la marche ». 

Une vitrine coincée sur un pallier de l’escalier du musée entrouvre une porte sur l’univers singulier du non moins singulier Jean Perdrizet, sorte de savant Cosinus qui vécut les vingt dernières années de sa vie à Digne, où ses parents, dont ils ne se sépara jamais, vinrent s’installer en 1955. Les rares notices biographiques du personnage évoquent, outre une santé fragile (tuberculose osseuse), des troubles mentaux le reléguant au rang d’« inadapté social » et l’empêchant d’exercer une profession. Pour reclus qu’il fut, Jean Perdrizet n’en fit pas moins preuve d’une grande activité intellectuelle et créative, en suivant de près tous les progrès scientifiques de son époque et en couchant sur les pages de grands cahiers des inventions de son cru où se mêlaient rigueur scientifique et poésie la plus débridée. Deux de ces cahiers sont visibles dans la vitrine du musée Gassendi, qui montrent des croquis foisonnants, incroyablement détaillés et complexes, assortis de notes abondantes où alternent pattes de mouche et gros caractères en lettres capitales, tableaux, listes, calculs mathématiques incompréhensibles… L’un des cahiers proposés à la perplexité du visiteur dévoile cette invention : 

SATELLITE ARTIFICIEL EN PIPES – C’est une pompe centrifuge. Un tourniquet d’arrosage à bras inclinés et à moteur – Au centre d’un baquet d’eau est fixé un pivot autour duquel tourne un tube vertical du haut duquel partent deux pipes opposées qu’une fourchette motrice de même axe que le pivot fait tourner tout en leur permettant de monter en glissant le long de ses deux dents verticales. AMORÇAGE : le tabac de ces pipes est remplacé par de l’eau, la rotation projette cette eau appelant l’eau du baquet dans le tube vertical autour du pivot dans le vide qui les sépare. MONTEE DU TOURIQUET DES PIPES : La force centrifuge F horizontale de l’eau dans le tube oblique d’une pipe agit comme le vent sur une aile d’avion se décomposant en une portance P suivant le parallélogramme des forces cette portance est très sensible sur les 10 derniers cm. La montée de l’eau dans la cheminée verticale de la pipe n’empêche pas la montée du tourniquet des deux pipes ainsi que l’expérience l’a montré. Le fond de la cheminée verticale de la pipe n’a que 1cm2. La pression de haut en bas de l’eau qui peut s’y exercer se retranche de la portance, etc.  S’ensuit une série de formules mathématique, puis : Dépôt pour brevet d’invention n° 749304. Au bout du compte, on ne sait toujours pas à quoi pourrait servir ce dispositif, mais là réside tout le charme du document. Il semble que l’idée générale de Perdrizet consistait à matérialiser, au travers de dispositifs mécaniques complexes, des concepts abstraits. Mais il ne faut pas perdre de vue que ces dispositifs s’appuyaient sur les connaissances scientifiques réelles et sérieuses que possédait le bonhomme. 

La salle consacrée à l’art ancien se distingue par la piètre qualité d’au moins la moitié des tableaux, dont les coupables auteurs sont ironiquement anonymes : telle cette Adoration des bergers (Ecole espagnole, fin du XVIe siècle), laborieux exercice caravagesque, jusque dans la plante des pieds crasseuse d’un des bergers agenouillé : tel ce Concert ou Sainte-Cécile  (Ecole italienne, XVIIe siècle), avec son personnage central comme atteint d’hydrocéphalie, sa composition cafouilleuse, ses éclairages incohérents… Quant à ce Christ cireux, gémissant plus que souffrant, il ne démérite pas tant que ça, par l’humour involontaire dont il fait preuve. Une série de dessins à la plume et lavis rattrape cette galerie de ratages : la   Vue de Digne prise des abords de Notre-Dame du Bourg, par Jean-Antoine Constantin, outre le métier qu’on y lit, offre un instantané intéressant de ce à quoi pouvait ressembler Digne au XIXe siècle.

Après les peintures de Martin mêlées aux sagaies, les cairns ovoïdes de Goldworthy, les photos timbres-poste de Plossu, l’hommage express à Gassendi, les carnets du savant Cosinus et les croûtes anonymes, nous voici en présence d’un herbier, d’une collection d’appareils de mesures scientifiques, et d’une initiation au monde fascinant des hydropithèques. 

L’herbier est l’œuvre de Simon-Jude Honnorat, médecin qui vécut à Digne pendant la première moitié du XIXe siècle mais dont le nom resta attaché aux domaines de la botanique et de la linguistique occitane plus qu’à celui de la médecine.

La collection d’instruments de mesure me plonge une fois de plus dans les délices de l’énumération qui me ramène régulièrement au bon souvenir de Georges Perec : dans les vitrines un peu poussiéreuses, s’entassent un calorimètre, un thermomètre différentiel de Leslie, un galvanomètre de Rhumkorff, un dilatomètre, un électroscope à feuille d’or, un condensateur d’Aepinus, un baroscope, un photorhéomètre de Giroud, une boussole d’arpenteur, un graphomètre à allidade à pinnules, un pendule de Mouret… Dans la mystérieuse continuité de cette collection, un crâne humain désarticulé, du plus bel effet. Et puis de superbes fossiles, extirpés des roches environnantes, des squelettes de poissons très antiques, des volatiles empaillés, de petits mammifères taxidermisés, des alignements de bocaux qui continrent sans doute du formol, lequel semble s’être évaporé depuis belle lurette, réduisant les organes indéfinissable qui s’y trouvent encore à l’état de zestes complètement desséchés.  

Enfin, les hydropithèques, aux secrets desquels une conférencière tente d’initier un groupe de collégiens assez dissipés. Les hydropithèques, ou « singes d’eau », furent découverts par un jésuite-géologue, sorte de Teilhard de Chardin local, Jean Fontana, qui naquit non loin de Digne en 1923. Un jour, il découvrit dans les riches gisements fossiles de la vallée de la Bléone de bien curieux spécimens pétrifiés qui s’apparentaient à des pré-hominidés amphibiens (il possédaient une queue de poisson !), qu’il baptisa du nom d’hydropithèques. Au fur et à mesure de ses découvertes, il établit un classement qui distinguait les hydropithèques rupestres des hyropithèques marins et lacustres, des crypto-hydropithèques et des hydropithèques supra-pariétaux. L’abbé Fontana pensait tenir le chaînon manquant entre l’homme, le singe et le monde aquatique auquel se limitait toute forme de vie avant que celle-ci ne s’extraie des océans. Le caractère hétérodoxe des hypothèses scientifiques de Fontana, surtout de la part d’un religieux, déplut fortement au Vatican. Lors d’un voyage en Espagne, en 1953, où il fut invité à visiter des gisements probables d’hydropithèques, il se heurta à l’hostilité d’un des clergés les plus fixistes et créationnistes qui fut à l’époque. Fontana eut ses admirateurs et surtout ses détracteurs, qui le prenaient au mieux pour un illuminé, au pire pour un dangereux fossoyeur.  Sa courte vie (il périt des suites d’un accident d’escalade dans les gorges du Verdon en 1955, à l’âge de 32 ans) ne lui laissa pas le temps d’imposer ses théories qui dorment aujourd’hui au grenier des sympathiques curiosités en attendant, peut-être, qu’un esprit un peu plus imaginatif que les autres ne vienne les dépoussiérer et leur redonner consistance. 

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Digne (Digne-les-Bains, pour être exact, mais le thermalisme est ici très discret, ne s’imposant d’emblée que par la présence d’un torrent dit « Des Eaux chaudes ») fut donc le lieu où Alexandra David-Néel choisit d’acheter une maison pour accomplir un acte qui cadrait assez mal avec le personnage : se sédentariser. La maison existe toujours, elle se visite, ainsi qu’un petit musée qui lui a été adjoint, qui s’intéresse à la culture tibétaine. Le fait de venir à Digne n’ajoute pas grand-chose à la connaissance d’Alexandra David-Néel, dont la lecture des récits de voyage, des traités et essais, ou des biographies et études qui lui ont été consacrées constitue une approche suffisante. Pourtant, la personnalité, le caractère, les choix, le parcours intellectuel  hors du commun, qui font d’Alexandra David-Néel l’une des femmes les plus extraordinaires des XIXe et XXe siècles (elle naquit en 1968 et rendit l’âme en 1969, physiquement très diminuée mais intellectuellement intacte), invitent inexorablement tous ses admirateurs à passer par Digne et à y visiter sa maison. 

Dresser un portrait d’Alexandra David-Néel relève de la gageure, elle qui fut tout à la fois théosophe, franc-maçonne, sympathisante anarchiste, journaliste, féministe, directrice artistique de casino, chanteuse d’opéra, femme du monde, orientaliste, tibétologue, ermite bouddhiste, exploratrice, conférencière, écrivaine… Ce qui la révéla, dans les années 1920, au monde entier, fut l’exploit qu’elle réalisa, avec son guide spirituel et fils adoptif, le jeune lama Aphur Yongden : le voyage clandestin jusqu’à Lhassa en 1924, qu’ils atteignirent, au terme d’une marche très périlleuse de huit mois, depuis le monastère de Kumbum où ils avaient séjourné plusieurs années. Elle était alors la première femme occidentale à pénétrer dans cette ville interdite aux étrangers. Le récit qu’elle fit de cette exploration, « Voyage d’une Parisienne à Lhassa », eut un immense retentissement. Lorsqu’elle atteignit Lhassa, Alexandra David-Néel avait 56 ans, déjà mille vies derrière elle, et encore 45 ans à vivre… Lhassa fut l’aboutissement d’une persévérance, d’une volonté toute entière tendue vers un idéal d’aventure, de liberté, d’accomplissement qui débuta très tôt, lorsque, toute jeune fille, elle commença à fuguer ; d’abord dans le bois de Vincennes (elle naquit à Saint-Mandé), puis en Angleterre après avoir embarqué à la sauvette sur un bateau dans un port belge, puis vers le Saint-Gothard et en Italie, jusqu’à ce qu’elle se trouva à court d’argent de poche, et où son père dut aller la chercher. Un père aimant, proche des milieux anarchistes (ami d’Elisée Reclus, l’auteur d’une célèbre Géographie universelle en 19 volumes, théoricien de l’anarchisme, et dont Alexandra fut très proche), qui laissa à sa fille unique toute liberté pour suivre sa voie singulière pour l’époque ; mais une mère mal-aimante (elle ne désirait rien tant qu’un garçon), qui formait avec son époux un couple  froid et mal uni, ce qui contribua assez tôt à orienter Alexandra contre les idées du mariage et de la maternité. Ce qui frappe chez Alexandra David-Néel, c’est son obstination à suivre sa voie, hors de toutes les conventions de l’époque, n’obéissant qu’à sa propre volonté de, qu’à l’étendue, immense, de sa curiosité. Cette voie, ou plutôt ces voies multiples, du moins dans la première moitié de son existence, jusqu’au grand départ pour l’Orient en 1911, elle s’y engageait en vertu d’un principe dont elle ne démordait que rarement : faire le contraire de ce qu’on lui indiquait, de ce que les mœurs et convenances de l’époque commandaient aux femmes. Ce principe découlait d’une personnalité que, bien plus tard, sa secrétaire et dame de compagnie Marie-Madeleine Peyronnet résuma par cette formule restée célèbre pour qualifier sa patronne : « un océan d’orgueil et un Himalaya de despotisme ». La seule concession qu’Alexandra fit aux conventions fut le mariage : lors d’un engagement à l’opéra de Tunis, elle fait la connaissance de Philippe Néel, ingénieur des chemins de fer, qu’elle épouse en 1904. Aussitôt le mariage célébré, elle regrette cette décision et en conçoit une profonde tristesse… Si Alexandra ne vivra pas plus de quelques semaines d’affilée, de loin en loin, auprès de son époux, elle ne le reniera jamais et fera même montre à son égard d’une profonde tendresse, jusqu’à la mort de ce dernier en 1941 (elle se trouve alors au Tibet). En témoigne la volumineuse correspondance qu’elle ne cessa d’entretenir avec lui tout au long de ses voyages, et dans laquelle elle l’affuble du sobriquet de « Mouchy ». Pour le reste, le seul maître d’Alexandra fut  ce bel adage : « Marche comme ton cœur te mène et selon le regard de tes yeux ». Son cœur la mena tôt vers l’Orient et ses philosophies, ses pensées, ses religions, alors considérées comme hermétiques en Europe. Sa fréquentation des milieux ésotériques en Europe et notamment à Londres, et surtout de la bibliothèque du musée Guimet, forma peu à peu Alexandra à sa destinée d’orientaliste. Elle s’initia au sanskrit, au pali et autres écritures anciennes, dévora des quantités d’études et de textes, des grands poèmes épiques de l’hindouisme aux textes ésotériques du bouddhisme tibétain, et devint probablement, par ce labeur acharné, la meilleure connaisseuse occidentale du bouddhisme et de l’hindouisme. Cependant, elle ne fut point reconnue en tant que telle, notamment parce qu’elle refusa, toujours, de se soumettre aux épreuves par lesquelles tout chercheur, tout universitaire, devait valider ses compétences. Le seul diplôme qu’Alexandra obtint de toute sa vie fut un premier prix de chant au Conservatoire royal de Bruxelles, qui lui ouvrit les portes d’une carrière de chanteuse lyrique et lui permit d’apporter une aide financière à ses parents qui connaissaient alors des revers de fortune. Elle fut auditionnée par Jules Massenet qui la choisit pour le rôle de Manon, interpréta des rôles célèbres du répertoire lors d’engagements qui lui permirent surtout d’assouvir son goût pour les voyages à Hanoï, Athènes, Tunis… Elle se lassa vite de la frivolité et des jalousies du milieu artistique ; sa carrière de chanteuse dura neuf ans, pendant lesquels elle ne cessa jamais d’entretenir sa passion pour l’Asie, d’affûter sa pensée féministe, de cultiver son goût pour toutes les idées auxquelles une femme de l’époque se devait d’opposer une ignorance convenue. La valeur scientifique de ses connaissances et de ses écrits ne fut reconnue que tardivement ; le corps universitaire de son temps la considérait au mieux comme une aventurière. Pourtant, non seulement sa connaissance des textes, des théories et philosophies religieuses orientales était très étendue, mais aussi et surtout elle acquit, à la différence de la plupart des spécialistes, philologues, mythologues, historiens des religions et autres ésotéristes, une grande partie de ses connaissances à la source, auprès de maîtres spirituels, de moines, de yogis, de gourous, qui reconnurent bien avant les milieux universitaires occidentaux sa profonde compréhension des différentes pensées religieuses et profanes d’Asie. 

Au retour du grand voyage asiatique qui avait duré 14 ans au lieu des deux années initialement envisagées, et qui s’était conclu par l’entrée dans Lhassa, Alexandra se mit en recherche d’un terrain à bâtir, quelque part dans le sud de la France. Dans une lettre à son époux, datée du 12 septembre 1927, elle écrit : « Je suis absolument éreintée d’avoir parcouru les environs de Marseille, avant cela j’ai visité ceux de Toulon, et c’est toujours RIEN. On m’a signalé des appartements avec jardin à Digne. Je ne connais pas cette petite ville. Son altitude : 600 m. me conviendrait et l’on y jouit encore de ce ciel de Provence. J’irai peut-être y voir. » Dans une autre lettre, du 5 août 1928 : « Tu te méprends sur l’aspect de Digne. Le pays est très joli, et ma propriété admirablement située. Devant ma porte la route de Nice bordée d’arbres offre une fort belle promenade en corniche au dessus de la rivière avec des arrières plans de montagnes. L’air, ici, me convient aussi beaucoup mieux que celui du bord de la mer… Bref, je suis toujours satisfaite de mon achat. Le mieux dans la maison ici c’est la terrasse – pergola 3,60 m. X 4,30 m. sur laquelle donne ma chambre qui fait le 1er étage d’un côté et le 2eme de l’autre -  la terrasse étant en pente. J’y fais une cure d’air  et y passe souvent la nuit couchée sur un tapis. » C’est donc à Digne qu’Alexandra David-Néel s’installe, à partir de 1928, en compagnie du lama Aphur Yongden, devenu son fils adoptif. La maison, qui prendra le nom de Samten Dzong (« Forteresse de méditation »), située sur un terrain de 900 m2, simple bergerie lorsqu’elle en fait l’acquisition, sera agrandie par étapes successives au fil des recettes que vont lui rapporter les récits de ses multiples voyages en Inde, en Chine, au Tibet, en Corée, au Japon, qu’elle y rédige.  Puis Alexandra (elle a alors 69 ans) et son fils repartiront pour un long périple de neuf années à travers la Chine et le Tibet, assistant aux horreurs de la guerre sino-japonaise, les fuyant au cours d’une longue errance avec des moyens de fortune, jusqu’au Tibet où il effectueront une retraite spirituelle de 5 ans. En 1946, Alexandra a 78 ans ; elle regagne, toujours avec son fils, sa maison de Digne, dont elle ne bougera pratiquement plus si ce n’est pour aller soigner ses rhumatismes. En 1955, Aphur Yongden décède brutalement d’une crise d’urémie, laissant Alexandra dans un profond désarroi. Elle a alors 87 ans. Elle effectue plusieurs séjours d’hôtel en hôtel pour traiter ses rhumatismes, jusqu’à ce que, à Aix-en-Provence, on vienne lui présenter une jeune femme de 29 ans, pour la raccompagner à Digne et y rester quelques jour le temps qu’elle s’y réinstalle. Cette jeune femme, c’est Marie-Madeleine Peyronnet, qui en lieu et place de sa mission initiale de quelques jours, ne quittera plus Alexandra, jusqu’au 8 septembre 1969, où elle lui fermera les yeux. 

L’histoire qui lie Mademoiselle Peyronnet à Alexandra David-Néel est assez extraordinaire et si, comme je l’écrivais plus haut, la visite de Samten Dzong n’apporte pas grand-chose à la connaissance de l’exploratrice, elle constitue une étape très émouvante sur ses traces, en ceci que celle qui fut la dame de compagnie et secrétaire d’Alexandra, nuit et jour, sans interruption pendant les dix dernières années de sa vie, est toujours vivante et continue d’occuper les lieux. Lorsque je passe en repérage, le 14 juin au matin, devant l’entrée de Samten Dzong, qui vois-je descendre l’allée qui mène à la maison ? Marie-Madeleine Peyronnet en personne, qui vient relever son courrier.  Je me présente et reconnais aussitôt le timbre de sa voix et son débit de parole, très rapide, entendus lors d’une longue interview diffusée sur France-Inter il y a quelques années. C’est une petite dame toute frêle, à la chevelure grise encore abondante coiffée en bandeau, comme sur certaines photos d’autrefois où on la voit avec Alexandra. Elle s’excuse que les visites soient restreintes à des horaires stricts : de son temps (sous entendus quand c’est elle qui prenait les affaires en main : Samten Dzong est vite devenu un lieu de visite fréquenté par des visiteurs, dont certains prestigieux, venus du monde entier), « ça fonctionnait de six du matin à onze heure du soir, mais maintenant, y’a des horaires… que voulez-vous, c’est la jeunesse d’aujourd’hui… » ; avant de me présenter ses excuses car elle s’aperçoit qu’elle a oublié son dentier sur la table. Elle a 86 ans, a fait un grave accident cardiaque l’an passé ; le médecin lui a intimé l’ordre de ralentir son rythme de vie et de déléguer la visite des lieux à d’autres personnes. 

Marie-Madeleine Peyronnet, armée d’un simple certificat d’études et qui n’avait été engagée par Alexandra que pour quelques tâches domestiques était devenue sa secrétaire (Alexandra écrivit presque jusqu’à son dernier souffle) et sa mémoire vivante depuis 1969. Non seulement Mademoiselle Peyronnet fit republier les livres d’Alexandra, mais surtout, lorsque après sa mort elle entreprit de classer les archives de cette dernière, elle mit la main sur 30 ans d’échanges épistolaires entre Alexandra et son époux Philippe Néel, c’est-à-dire du départ pour le long voyage de 1911 à 1925 jusqu’au décès de l’époux en 1941. Alexandra avait bien dit à son maris de conserver les lettres qu’elle lui envoyait et la raison en était impérieuse : la voyageuse ne tenait pas vraiment de journal de bord, tout ce qu’elle voyait et entendait, tout ce qu’elle jugeait, ce qu’elle mangeait,  tous ceux qu’elle rencontrait sur son chemin, tout cela était consigné et décrit par le détail dans ses lettres à Philippe Néel. Non seulement la découverte de cette correspondance dans l’invraisemblable capharnaüm qu’était la demeure d’Alexandra renseignait sur beaucoup d’épisodes de ses voyages dont elle ne parlait pas dans ses écrits publiés, mais surtout elle apportait un éclairage nouveau sur la personnalité très complexe de leur auteure. Alexandra David-Néel, en dépit de sa très riche et très longue vie, en dépit des multiples rencontres qu’elle fit, des centaines d’interviews qu’elle accorda, resta très discrète sur sa vie privée, ses sentiments propres, ses émotions. La manière dont elle avait construit sa vie pour atteindre ses objectifs semblait lui interdire toute faiblesse, ou du moins d’en faire état. Elle cultivait une sorte de mépris et de dureté vis-à-vis du « moi je » autant qu’envers l’apitoiement sur elle-même ou à l’égard des autres, estimant que cela était au mieux de l’impudeur. L’orgueil et l’individualisme dont elle fit  néanmoins preuve pouvaient laisser croire à une sècheresse de cœur, ce que les lettres à son mari démentirent : on y découvre d’abord que malgré son horreur du mariage et son absence perpétuelle, elle voua à Philippe Néel une fidélité sans faille, probablement un véritable amour ; de même l’attention qu’elle portait envers ses proches, au travers des nouvelles dont elle s’enquérait sans cesse, montre un sens de la compassion et de l’altruisme qui n’apparaissait guère en public. Joëlle Désiré-Marchand, l’une des biographes d’Alexandra David-Néel, souligne l’humanité profonde qui se cachait sous son monolithisme apparent, humanité qui pointait à travers les faiblesses trahies par les attitudes contradictoires qui jalonnèrent sa vie : « Passionnée d’études, elle refuse de se soumettre à la sanction des examens […]. Féministe convaincue et militante, elle accepte le mariage. Mariée, elle ne supporte son époux qu’à des milliers de kilomètres de distance. Opposée à la maternité et aux contraintes d’une charge familiale, elle finit par adopter celui qui l’aida dans ses pérégrinations. Rationnelle et d’une lucidité à toute épreuve, elle ne renie jamais son goût pour les phénomènes occultes […] Rebelle et anarchiste, elle accepte les honneurs avec un plaisir certain […] Imprégnée et passionnée par l’Asie, elle revient finir ses jours en Europe. » Et la biographe de poursuivre : « Mais ces attitudes paradoxales n’ont jamais empêché la stupéfiante fidélité à elle-même qui marque son très long cheminement […] »

Honneur à Marie-Madeleine Peyronnet d’avoir perpétué la mémoire de celle avec qui les relations, une décennie durant, furent pourtant compliquées, comme elle le relate dans son livre « Dix ans avec Alexandra David-Néel ». Vivre avec une femme qui avait fait de la liberté le moteur de son existence, au prix de grandes exigences envers elle-même et les autres, et qui se retrouvait, à 90 ans, physiquement dépendante d’une dame de compagnie, ne fut pas simple. Il fallut un temps d’adaptation à Mademoiselle Peyronnet pour s’accommoder du caractère particulier d’Alexandra, supporter ses sautes d’humeur, son autoritarisme, ses rythmes de vie fantasques. A plusieurs reprises, elle faillit claquer la porte. Pourtant, comprenant vite qu’elle avait affaire à une femme hors du commun, mais aussi solitaire, toujours désemparée par la perte de son fils adoptif, elle décida rapidement de consacrer sa vie à celle, physiquement diminuée, dont elle devint une sorte de prolongement. En 1973, quatre ans après la mort d’Alexandra et dix-huit ans après celle d’Aphur Yongden, Marie-Madeleine Peyronnet fit un voyage en Inde et dispersa, selon la volonté de l’exploratrice, leurs cendres dans les eaux du Gange, à Bénarès. Outre la correspondance entre les époux David-Néel, elle fit publier une douzaine d’écrits d’Alexandra à titre posthume, sur la pensée chinoise, la vie tibétaine, le féminisme…

Je parcours, en compagnie d’une petite poignée d’autres visiteurs présents ce jour-là, la propriété de Samten Dzong, sous la conduite et les commentaires d’une jeune et énergique guide, visiblement spécialiste du bouddhisme tibétain. Juste au dessus de la maison où vécu Alexandra, un bâtiment beaucoup plus récent abrite un musée comprenant une présentation de la culture tibétaine (en hommage à Aphur Yongden) et une collection de photos prises par l’exploratrice lors de ses voyages en Chine, en Inde, au Tibet. Parmi les reliques des expéditions d’Alexandra, figure la tente qu’elle utilisa lors de ses premières incursions en terre tibétaine, simple morceau de toile tout crasseux qui devait offrir un bien maigre confort dans un milieu aussi rude. Figure également dans ce petit musée du mobilier monastique, dont une pièce extraordinairement ciselée, réalisée à Samten Dzong même par un moine tibétain venu spécialement sur place : lorsqu’on lui remit les outils d’ébénisterie pour accomplir son travail, il jeta un regard étonné sur la scies égoïnes et autres ciseaux à bois, les laissa de côté, puis se fabriqua un instrument de découpe à l’aide d’un morceau de bambou et de l’armature métallique d’un pneu de voiture qu’il dépiauta entièrement, et réalisa son œuvre avec ce seul outil de sa fabrication. Fut également réalisé sur place, par un autre moine, un grand mandala. Ces diagrammes ésotériques très complexes, tracés avec du sable très fin et coloré, sont des supports de méditation et sont théoriquement destinés à l’effacement une fois achevés. Celui de Samten Dzong est soigneusement conservé, protégé par une plaque de verre car le moindre souffle brouillerait les motifs extrêmement fins et précis qui le composent. L’ensemble de la composition, qui obéit à des codes très précis quant à l’arrangement des motifs, leurs significations, leur symétrie, leurs formes complexes, est exécuté entièrement de mémoire et  à l’aide, à l’exclusion  de tout support matériel, d’un minuscule entonnoir qui sert à verser le sable sur le support.

Parmi les 80 photographies exposées, il en est une que j’aime particulièrement : c’est une vue  célèbre, prise
devant le Potala, ce jour de mai 1924 où Alexandra et Aphur Yongden atteignirent Lhassa. On les voit assis côte à côte, en compagnie d’une fillette tibétaine, sur un bout de terrain pelé, à environ 200 mètres en avant de l’énorme masse du palais sacré  du Dalaï-lama. Alexandra, considérablement amaigrie, les traits tirés, méconnaissables, porte les habits de pèlerine qu’elle a revêtus pour passer inaperçue (elle se faisait passer pour la mère de Yongden et, en qualités de pèlerins, ils mendièrent leur nourriture au cours de ce voyage), et a le visage noirci à la braise. On devine les privations endurées huit mois durant, l’incroyable ténacité dont il a fallut faire preuve pour parvenir, incognito et au péril de sa vie, jusqu’ici. A certains moments, affamés, Alexandra et Yongden  en étaient réduits à mâcher des morceaux de cuirs arrachés à leurs souliers.

La visite se poursuit par la maison d’Alexandra. C’est une demeure un peu biscornue, faite de rajouts successifs à partir d’une simple bâtisse de berger. Au rez-de-chaussée, il y a la pièce où elle avait entassé une quantité phénoménale d’objets, pour la plupart des cadeaux reçus de hauts dignitaires bouddhistes : statuettes, amulettes, peintures, toutes sortes d’objets rituels de toutes tailles, écrits sur bois… Il y a aussi un petit autel devant lequel Alexandra pratiquait ses exercices de méditation. Marie-Madeleine Peyronnet décrit cette pièce comme encombrée du sol au plafond ; depuis la mort d’Alexandra, de nombreux objets ont été dispersés. A l’étage se situent deux petites pièces particulièrement significatives pour les admirateurs de l’exploratrice : son bureau et sa chambre à coucher.  Dans le bureau aux murs bleus clairs recouverts par endroits d’un papier peint à grosses fleurs qui tombe à moitié en poussières (défense de toucher à quoi que ce soit, tout est authentique, intouché, se fragilise lentement mais sûrement avec le temps qui passe), l’espace de travail consiste en trois  petites tables disposées les unes contre les autres : il y a la table où se tenait Marie-Madeleine Peyronnet, qui prenait en dictée les lettres ou les écrits d’Alexandra, dont l’écriture était devenue illisible (très diminuée physiquement, elle resta parfaitement lucide jusque vers 100 ans, ayant seulement parfois du mal à reconnaître ses proches) ; une deuxième table, qui était l’ancienne table de travail de l’écrivaine, mais qu’elle avait finit par trouver trop haute pour elle qui avait finit par se tasser complètement avec l’âge. Aussi demanda-t-elle un jour à sa dame de compagnie de lui trouver une table mieux à sa taille, « mais simple pas chère, hein ! » (bien que femme du monde à de rares époques de sa vie, elle conserva le souci de la sobriété que lui avaient imposée les difficultés financières de sa jeunesse et enseignée les préceptes bouddhistes), et Marie-Madeleine Peyronnet revint avec une table de camping très basique, qu’Alexandra trouva parfaite. Elle est toujours là, en place, avec le fauteuil en osier où la maîtresse des lieux prenait place, sa canne toujours accrochée à l’un des accoudoirs. Sur deux côtés de la pièce, des bibliothèques avec des livres savants, sur le bouddhisme, l’hindouisme, l’actualité politique de l’Asie à l’époque d’Alexandra, mais aussi la Géographie universelle d’Elisée Reclus, des traités féministes, des classiques (les œuvres de Jean-Jacques Rousseau…) La chambre, qui communique directement avec le bureau, est minuscule, comme la plus modeste des chambres de bonne. Le lit est un étroit pucier (Alexandra était petite), qui, la plupart du temps, était encombré de livres et de revues que Marie-Madeleine Peyronnet passait son temps à ramener et retirer sur ordre de son employeuse. Dans ses dernières années, Alexandra ne pouvait pratiquement plus tenir en position allongée, et passait ses nuits avachie dans un fauteuil posé à côté de son lit. Elle n’avait pas d’heure pour dormir, et lisait parfois jusqu’au milieu de la nuit. Sur un petit bureau posé de l’autre côté de la chambre, une lampe sur pied avec un abat-jour fabriqué avec du papier-journal , et un mot griffonné à la main par Mademoiselle Peyronnet : « Je suis sortie, vous avez du café sur la table ».

A la fin de la visite, Marie-Madeleine Peyronnet refait une apparition. Au final, elle n’aura plus jamais quitté
Marie-Madeleine Peyronnet
Samten Dzong, scellée au destin de l’une des figures les plus sidérantes du XXe siècle, de 60 ans son aînée et dont elle croisa le chemin, par le plus grand des hasards, un jour de 1969. Par le plus grand des hasards… peut-être pas, pour autant que l’on croie que les rencontres qui changent le cours de votre vie sont écrites et que le hasard n’y est pour rien. Pour Mademoiselle Peyronnet, le temps ne s’est pas arrêté le 8 septembre 1969 ; le lien avec Alexandra David-Néel était si fort qu’une lcontinuité s’imposait pour faire vivre à la fois le lieu où elle passa les vingt-trois dernières années de sa vie et l’âme de l’aventurière-érudite. Si les rapports entre les deux femmes furent parfois douloureux (une pièce de théâtre le rappelle, écrite par Michel Lengliney en 2010, « Alexandra David-Néel. Mon Tibet. »), Marie-Madeleine Peyronnet aime rappeler cet épisode, qu’elle conte toujours avec émotion : alors qu’Alexandra, sur la fin de sa vie, ne reconnaissait plus systématiquement ses proches, Marie-Madeleine se présenta à elle le matin et manifestement sa maîtresse ne l’identifia pas ce jour-là. Mais comme elle restait quand même lucide et qu’elle avait gardé ses bonnes manières, elle se mit à parler à cette inconnue de… Marie-Madeleine, sa collaboratrice et dame de compagnie. Comme Alexandra n’avait jamais dit à son employée ce qu’elle pensait d’elle, c’était la première fois que Mademoiselle Peyronnet entendait de la bouche de sa maîtresse l’opinion qu’elle formait d’elle. A son grand étonnement, ce furent des éloges discrets mais appuyés, qui devaient refléter le sentiment profond et authentique qu’Alexandra nourissait envers Marie-Madeleine et que son orgueil lui interdisait d’exprimer en sa présence. 

Ainsi fut Alexandra David-Néel, flamboyante incarnation de l’esprit libre ; ainsi viennent jusqu’à nous sa mémoire et son exemple, grâce à Marie-Madeleine Peyronnet, qui fait vivre, admirablement, son héritage.

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