01 juin 2016

Du Rhône au Pays de Sault, par le Ventoux

Pont Saint-Esprit, en ses ruelles les plus anciennes, qui s’étirent, étroites et indécises, au-dessus de la rive droite du Rhône, exhale un parfum de longue déchéance, quand on marche entre les murs décrépis des maisons, quand on jette un œil dans l’obscure embrasure d’une porte ou d’une fenêtre dont le vernis s’écaille depuis des décennies et où les araignées tissent leurs toiles. L’humidité semble ronger ces lieux, comme si le Rhône, dont les eaux s’écoulent encore dans une relative liberté juste en dessous de ce quartier, l’inondait périodiquement. Les cloches de l’église Saint-Saturnin, sises dans une tour massive, égrènent les notes d’un glas. On y célèbre les funérailles, peut-être d’un Spiripontain (à rajouter à la liste des gentilés ardus), autour d’une petite assemblée dont la moyenne d’âge doit avoisiner les 70 ans.
Je quitte la ville par le vieux pont de pierre, dit médiéval, qui, dans l’élan qu’il prend pour enjamber le Rhône, s’élance bien au-delà de la rive opposée, au-dessus de terrains inondables envahis de hautes herbes et d’arbustes, pour s’achever en un lieu-dit judicieusement baptisé « Le bout du pont ». Mes premiers pas dans le département du Vaucluse me font passer par-dessous la ligne du TGV, et, un peu plus loin, par-dessus le canal de Donzère à Mondragon dont les eaux servent entre autres à refroidir la centrale nucléaire de Pierrelatte ; puis par-dessus l’autoroute A7 : la vallée du Rhône m’apparaît comme une sorte de gaine géante par laquelle on fait passer tous les flux de masse vers la France méditerranéenne. Juste après le rugissement des TGV et celui des camions et des automobiles, j’atteins la localité de Mondragon, qui, comme plongée dans la torpeur des premières chaleurs de ce milieu de printemps, semble vivre dans l’ignorance la plus totale des flux ininterrompus qui la frôlent. Cette impression se renforce aussitôt que je laisse derrière moi les dernières maisons de Mondragon, pénétrant dans une campagne silencieuse et quasi déserte. La vallée du Rhône, pour vitale qu’elle soit dans les échanges économiques du pays, pour impressionnante d’ampleur que soit l’activité qui s’y écoule, ne m’apparaît au final que comme un corridor filant entre les solitudes ardéchoise et vauclusienne, qui semblent indifférentes à cette agitation, hors de portée de cette frénésie motorisée pourtant toute proche. Ne parle-t-on pas de couloir ou de sillon rhodanien ? Belle image qui exprime assez bien cet aspect traversant du fleuve entre des espaces qui lui semblent étrangers.
Je m’enfonce dans les campagnes vauclusiennes par de petites routes serpentant à travers des collines couvertes de conifères ; bientôt la vigne fait son apparition, en petites parcelles installées sur des sols caillouteux d’un bel ocre. Les Cévennes ardéchoises, que j’ai quittées il n’y a même pas une semaine, me semblent déjà loin. A leur austère sauvagerie, s’oppose dans les paysages qui se déroulent sous mes yeux, une note plus agreste, moins brutale, presque bucolique. Là (en Ardèche) où les surfaces mises en culture ne constituaient que des touches discrètes, l’action paysanne multi-centenaire se fait ici plus nette, plus présente, et je traverse un pays plus lissé, mieux ordonné, moins intimidant… A l’entrée d’une propriété isolée, clouée au tronc d’un chêne, ce panneau indicateur : «Australia 16 776 kms – It’s a bloody long way ». Une brève incursion dans la Drôme, au sud de Rochegude… et retour dans le Vaucluse, au village de Lagarde-Paréol, couronné d’un ancien oppidum d’où l’on embrasse la plaine du Comtat Venaissin et ses immenses étendues de cultures maraîchères qui se perdent dans les brumes de chaleur. Deux cyclistes en collants rembourrés aux parties charnues sont là, avachis l’un sur l’autre en plein soleil (à quelques mètres d’un vénérable platane), ne répondant à mon salut que par une mine hébétée frôlant le mépris. Je pars un peu plus loin observer ma douleur des prochains jours, le mont Ventoux et ses 1 912 mètres d’altitude.
Mon itinéraire me fait traverser une plaine viticole d’aspect prospère ménagée par le cours de l’Aigues, un affluent du Rhône venu des Baronnies, et qui se paie le luxe de changer d’orthographe au fil de sa course : à Nyons, on écrit l’Eygues, mais plus bas ses eaux baignent la petite ville de Camaret-sur-Aigues. Le vignoble occupe toute la plaine. La joliment nommée Sainte-Cécile-les-Vignes trahit, par la présence d’équipements sportifs peut-être disproportionnés au regard de la modestie de cette localité, les revenus juteux de la vigne. Un peu à l’écart du bourg, je pénètre sur le domaine de la Présidente dont le GR4 emprunte les chemins d’exploitation. Un ouvrier agricole perché sur un tracteur antédiluvien coupe le moteur de son engin en me voyant arpenter le vignoble. Alors que j’arrive à sa hauteur, il prend appui des deux coudes sur son volant et entreprend un interrogatoire. Il s’appelle Bric ; né dans un village des environs de Fès, il a quitté le Maroc il y a bientôt cinquante ans. Il a d’abord travaillé dans diverses exploitations ardéchoises, du côté de Faugère, puis est venu offrir ses services sur des terres mieux réputées, et c’est ainsi qu’il s’est établi, il y a 37 ans, à Sainte-Cécile-les-Vignes. Depuis lors, il travaille pour le domaine de la Présidente, mais devra prendre sa retraite d’ici un an. Cela le soucie beaucoup ; non pas d’abandonner le travail de ces vigne, mais leur propriétaire, une vieille veuve, solitaire et à moitié impotente, qui s’accroche à ses hectares de vignes comme la seule raison qui lui reste de vivre. Bric lui sert à la fois d’ouvrier agricole et d’homme à tout faire ; il ne sait pas comment lui annoncer qu’il va devoir prendre congé d’elle. Il ne comprend pas ce qui la retient ici, pourquoi elle persiste à porter ce domaine alors qu’elle aurait pu depuis longtemps, profiter des beautés du monde en le parcourant comme je le fais à manière. Ces étendues de terres ont fait sa fortune depuis belle lurette, et si elle les vendait à ce jour, elle en tirerait 60 000 à 80 000 Euros par hectares.  Elle en possède 160. Dans un an donc, Bric tirera sa révérence, regagnera son village natal où il vivra comme un nabab, riche de sa pension de retraite. Après des mots d’adieu et d’encouragement qui durent aussi longtemps que le récit qu’il m’a fait de sa vie, Bric me laisse poursuivre vers Cairanne, qui, comme tous les villages de la région, occupe un site défensif, sur un éperon rocheux.
Je déambule dans le vieux village, appréciant, de l’esplanade qui devance la petite église, la mosaïque des vignobles dans a lumière baissante du début de soirée. Il est temps de trouver un site pour bivouaquer. J’avise sur la carte une zone boisée, à l’écart des habitations et des routes, que traverse le GR4. 

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Le lendemain, réveil un peu difficile, le ventre creux, dans la froidure matinale. Se déplacer avec une tente, un matelas, un duvet même basique, quelques vêtements chauds, garantit une autonomie et une liberté de déplacements et de choix d’étape que je bénis chaque fois que je m’adonne au camping sauvage. Investir pour la nuit un site absolument désert, dépourvu de toute commodité autre que celle, irremplaçable, de sa beauté et de sa sérénité, demeure à chaque fois une expérience grisante. Mais émerger, à l’éveil de la nature (c’est-à-dire avec le lever du soleil), pour peu que le froid nocturne n’ait pas éveillé le campeur en pleine nuit, dans ce confort tout relatif, devoir se défaire dans la froidure matinale de ses vêtements de bivouac, enfiler sa tenue de marche, remballer le bazar qu’on a mis sous la tente, démonter la tente, la plier même mouillée, refaire son sac à peu près correctement… Voilà une corvée d’à peu près une heure…. Que les premiers pas d’une nouvelle journée de marche suffisent souvent à faire oublier. 

A Rasteau, je trouve, à la boulangerie du village, des croissants aux fruits rouges ; à Roaix, quelques kilomètres plus loin, une école Montessori… A chaque village sa petite originalité… Je pensais passer par Vaison-la-Romaine, toute proche de là, mais l’itinéraire du GR4, que je tiens à suivre pour m’éviter de consulter ma carte toutes les dix minutes (d’autant qu’elle n’est qu’au 1:100 000, ce qui ne me permettrait d’emprunter que le réseau carrossable), l’évite pour rejoindre Malaucène par la montagne. Jusqu’au soir, je ne traverserai qu’un seul village Séguret, avant l’arrivée sur Malaucène. Les paysages sont grandioses, de plus en plus tourmentés et secs. Je ne croise pas âme qui vive. Je jouis de cette solitude des sous-bois, des chemins de crête qui offrent des vues de plus en plus rapprochées du Ventoux et, dans le lointain, des Alpes du sud. Parfois, l’absence prolongée du balisage blanc et rouge propre aux sentiers de grande randonnée me fait douter d’être sur le bon chemin, et une légère angoisse s’empare de moi à l’idée de m’être engagé dans une mauvaise direction. Angoisse irraisonnée en vérité : l’isolement des lieux est tout relatif ; la ville la plus proche est à moins de dx kilomètres. Je repense aux marcheurs qui s’engagent dans des contrées réellement éloignées  de tout, tel Emeric Fisset, le fondateur des éditions Transboréal, qui, dans les années 1990, a traversé l’Alaska, à deux reprises, à pied, en traîneau, en kayak, seul, manquant plusieurs fois d’y laisser sa vie.
Malaucène accueille des cyclistes de l’Europe entière, d’Amérique et d’ailleurs, qui viennent affronter le Ventoux. Trois routes mènent au sommet de cette montagne légendaire qui, à cause de son isolement orographique, qui la fait paraître gigantesque et la rend visible de très loin, a hérité du surnom de « Géant de Provence » : l’une des routes part de Malaucène et emprunte le versant nord ; deux routes empruntent le versant sud, partant l’une de Sault et l’autre de Bédoin. En dehors des périodes où les versants sont enneigés, pas un jour sans sa cohortes de cyclistes : quelques centaines à plusieurs milliers quotidiennement les années les plus fréquentées, c’est-à-dire les années suivant celles où le Tour de France passe par le sommet du Ventoux. En dehors des Français, Les Belges et les Hollandais sont les plus assidus. Près du sommet, une stèle commémorative rend hommage aux milliers d’amateurs qui se sont épuisés sur les interminables pentes de la montagne : elle est rédigée en français et en flamand. Pour ma part, fort peu friand de pédalage et de torture de l’entre-fesses, je préfère mille fois la pratique des sentiers, infiniment moins fréquentés (je ne croiserai qu’un seul randonneur lors de ma montée). Je pensais atteindre le sommet, au départ de la source de Groseau (un peu au-dessus de Malaucène) en une journée, mais il me faudra bivouaquer sur le replat dit du Contrat, à environ 1 500 mètres, pas encore assez endurci et sans doute handicapé par la lourdeur fautive de mon sac. Tout le massif du Ventoux est converti en réserve biologique totale (ce qui n’a pas empêché, cependant, l’installation d’une petite station au Mont Serein, sur les pentes méridionales). Il est intéressant de noter que le déboisement de la montagne, qui avait débuté dès l’époque romaine, était devenu un problème majeur au XVIe siècle. Il avait entraîné de nombreuses catastrophes, et notamment de grandes inondations en 1856, le couvert végétal, entièrement détruit, ne remplissant plus son rôle de rétention des eaux de ruissellement. Une loi forestière dut être votée en 1860, qui marquait le début d’une période de reboisement. Ces élément et les dates auxquelles ils remontent ne devraient pas manquer de laisser rêveur à chaque nouvelle catastrophe de ce type, et qui donnent lieu aux mêmes récriminations envers des politiques d’aménagement irraisonnées. Les décideurs ont la mémoire courte.
Toute la partie sommitale du Ventoux n’est que pierriers calcaire, blancs et arides, balayé par un vent quasi continu qui monte de la Méditerranée, descend des Alpes, accourt de l’ouest. Une immense antenne de télécommunication a été implantée au sommet. Il est 10h30 du matin lorsque j’atteins le sommet par les anciennes drailles de transhumance du versant sud aujourd’hui utilisées par les randonneurs. Déjà les cyclistes arrivent, à bout de souffle, effondrés sur leurs machines, d’autres entamant, en position aérodynamique comme on voit à la télé, une descente à grands frissons. Déjà aussi des autocars viennent déverser leurs flots d’anciens, de classes vertes ou de visiteurs venus d’Asie, dont certains déjà sont comme aimantés par les présentoirs de cartes postales, de porte-clés et d’autres accessoires inutiles. Vite lassé de cette foire au sommet mais ayant pris le temps de me restaurer au snack qui pourrait bien être l’un des plus rentables de France, je reprends ma route qui doit me mener vers Sault, 15 km et 1 200 mètres plus bas. 


Je croise quelques groupes de marcheurs barbouillés de crème solaire, arc-boutés sur leurs bâtons de marche, un peu à la peine dans les derniers hectomètres qui les séparent de la délivrance. Le chemin suit une ligne de crête en pente douce, se faufilant entre des formations clairsemées de conifères où domine le pin à crochets qui s’accommode assez bien des conditions ingrates qui s’imposent ici. Un peu plus bas, je tombe sur un couple de marcheurs allemands visiblement en pleine querelle au sujet, je présume, de l’itinéraire à suivre : devant une carte dépliée, l’homme semble vouloir convaincre son épouse du bien-fondé de sa vision des choses, marquant à grands coups de revers de main divers points de la carte tout en s’époumonant en des paroles que je ne comprends pas et auxquelles l’épouse répond par une mine déconfite, signe à mon sens du peu de confiance qu’elle accorde aux explications courroucées de son cher et tendre. Je les retrouverai une heure plus tard, à la faveur d’une petite sieste que je m’accorde sur le bord du chemin, l’homme pointant fièrement de son bâton de marche une marque blanche et rouge (balise des itinéraires de grande randonnée) sur un tronc d’arbre, comme preuve éclatante que son avis était le bon. Aucune autre rencontre, si je peux nommer ainsi la furtive entrevue avec couple que deux sens de l’orientation opposés a failli désunir, ne viendra troubler ma progression vers Sault. C’est au sortir du bourg minuscule de Verdolier que m’apparaît cette petite ville, accrochée, à l’image de toutes celles de la région, à un éperon rocheux au-dessus de la vallée de la Croc. La vigne, en dehors de quelques arpents résiduels, a complètement disparue depuis le passage du Ventoux, remplacée par les alignements non moins ordonnés de lavande. 


J’atteins Sault sous un soleil de plomb, d’un pas lourd et endolori par des ampoules persistantes sous la plante des pieds. Sault, peut-être assez courue par les touristes, dispose d’un choix d’hôtels suffisant pour que j’y trouve confort à mon pied et dans mes moyens. Les gérants de l’hôtel Signoret ont affiché au mur de leur réception une grande carte du monde sur laquelle chaque visiteur étranger plante une punaise de couleur à l’endroit de sa ville de résidence : on vient voir Sault et son pays, qui n’est autre qu’une portion du plateau du Vaucluse, depuis la Turquie, le Kazakhstan, la Mongolie, les îles Féroé, le Sénégal, et même d’îles japonaise perdues très au large de l’archipel nippon. Devant prendre mes problèmes d’ampoules très au sérieux avant que cela ne m’immobilise pour de bon, je décide de séjourner deux jours entiers à Sault. Le blocage des dépôts de carburant à travers la France ayant tari nombre de stations service, les visiteurs d’ordinaire nombreux le week-end se font plutôt rares, et cela constitue le sujet de conversation principal des commerçants dont je saisis quelques bribes des débats animés.  Une brocante jouxtant l’hôtel propose des livres d’occasion ; j’y déniche un exemplaire très usagé de « Colline », de Jean Giono, que j’acquiers pour un malheureux euro. J’ai vu en consultant mes cartes que mon itinéraire allait me faire passer par Manosque, et le nom de Giono a aussitôt surgit dans mon esprit, comme une mélodie radieuse. « Colline » se lit en deux heures, mais résonne pour toujours dans la tête du lecteur, par la magie du style incomparable de Giono, cette écriture charnelle, parfaitement rythmée, et d’une extraordinaire puissance d’évocation des paysages, des caractères, de la lumière et des odeurs… 



Ce samedi, il fait un temps radieux, Sault se dore au soleil tiède sous un ciel sans nuages, baigne dans un léger courant d’air frais... Je déambule à travers les ruelles (ou « Calades ») tortueuses, contemple les joueurs de pétanque toujours aussi bavards pour ne dire au final, que peu de choses, pousse jusqu’au cimetière en bordure duquel croissent d’immenses cèdres, et aussi jusqu’à l’école communale dont je détaille le tableau d’affichage : j’apprends ainsi que les TAP (« temps d’activités périscolaires », en novlangue de l’Education nationale) proposent aux jeunes élèves de Sault des activités telles que jeux de boules, l’apprentissage de l’art subtil de l’origami,  confection de pompons en laine et d’objets en pâte à sel. Ainsi l’Education nationale a-t-elle accouché dans la douleur et les polémiques que l’on sait d’une réforme historique des rythmes scolaire pour apprendre aux enfants de la République à jouer à la pétanque et confectionner des pompons en laine…  

Le jour suivant Sault est noyée dans une purée de pois, le ciel s’égoutte sur la ville, quelques rares promeneurs errent dans les rues calmes. Je passe une partie de mon après-midi  dans un café plutôt sympathique du centre, dont l’accorte serveuse parle avec un accent qui pallie largement la détérioration de la météo, à m’échiner sur des mots croisés. 

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