27 juin 2016

Grasse



Vivre à Grasse requiert, pour peu que l’on soit adepte des déplacements à l’huile de genou, une bonne dose d’énergie quotidienne. La ville, qui abrite une des sous-préfectures des Alpes-Maritimes, est bâtie sur des terrains sévèrement pentus, sillonnés de rues monte-en-l’air court-circuitées par des dizaines de traverses, escaliers (droits, tournants, à rebroussement…), « calades » et autres raccourcis acrobatiques. La ville m’apparaît rapidement faite de trois étages assez distincts caractérisés par autant de paysages socio-architecturaux différents. Il y a la basse agglomération, assez informe, qui concentre les grands équipements, l’hôpital, le stade, les zones industrielles et commerciales à mille autres identiques, les grands ensembles d’habitat collectif… Au-dessus, un étage moyen, où se trouvent la vieille ville et son lacis de ruelles, étroites et sombres entre leurs hautes et vieilles bâtisses fort décrépies pour nombre d’entre elles,  occupées par une communauté nord-africaine très dominante dans ces quartiers ; c’est à cet étage également que l’on trouve, mêlée à cette tonalité populaire et immigratoire très forte, la note historico-parfumière qui fait la célébrité de Grasse dans le monde : une foule de boutiques de parfums et d’autres produits d’hygiène et cosmétiques déclinés dans toutes les fragrances possibles et imaginables et de fabrication plus ou moins locale, quelques musées généreusement ouverts par la maison Fragonard, dont la gratuité des visites transforme habilement le touriste très cosmopolite en chaland dépensier à l’issue d’un parcours pédagogique des plus olfactifs. Passé cet étage intermédiaire, on arrive, par des axes toujours plus pentus qui ignorent la ligne droite, dans les quartiers hauts de Grasses, zones résidentielles parfois cossues, où les familles d’ascendance maghrébines se font rares ; certaines demeures quasi-monumentales, bâties dans le style italien, témoignent d’un passé de villégiature pour une population aisée qui venait à Grasse pour fuir les chaleurs estivales d’en bas. De là, par temps clair, comme après les averses abondantes qui arrosent la ville et son avant-pays le soir de mon arrivée, le Golfe de la Napoule et tout ce qui le sépare de Grasse se distinguent dans leurs moindres détails. 

Le nom de Jean-Honoré Fragonard reste indissociable de la ville de Grasse, bien que le peintre n’y ai pas vécu très longtemps et fut plus parisien que grassois. En fait, ne fut l’habile idée d’une dynastie de parfumeurs, les Costa, de baptiser l’affaire familiale du nom de l’artiste-peintre, la présence de Fragonard serait probablement plus discrète, moins envahissante. En dehors de quelques dessins et œuvres mineures possédées par le musée qui lui est, partiellement, consacré, la production de Fragonard est dispersées ailleurs, et fait peu référence à la Provence où l’artiste vit le jour. Installé dans une grande demeure grassoise du XVIIIe siècle, l’hôtel de Villeneuve, joliment restaurée, le musée fut créé par Hélène et Jean-François Costa, héritiers de la parfumerie Fragonard, pour abriter la collection qu’avait entamée le couple, féru d’art du XVIIIe siècle. Les pièces les plus intéressantes de ce petit musée sont une série de neuf dessins de Fragonard, qui s’apparentent d’ailleurs plus à des croquis, redécouverts en 2013 après qu’on ait perdu leur trace au XIXe siècle. Elles décrivent d’un trait sec et nerveux, sur un mode parfois caustique, des situations où l’artiste se met parfois en scène (épisode de l’entorse), dans la relation intime qu’il entretint avec ses principaux mécènes, la famille Bergeret. Le dessin le plus réussit montre un chien, genre teckel à poil long, à tête d’homme, que Fragonard à intitulé « Monsieur Rousset en course pour Monsieur de Bergeret, suggérant non sans un savoureux mordant la servilité de l’un envers l’autre. Suivent une série de petits formats, sanguines, craie noire, lavis gris ou brun, encre blanche, estompes, aux thèmes plus conventionnels que les scènes érotisantes qui font aujourd’hui la renommée de Fragonard. Les quelques autres salles sont consacrées à deux peintre également originaires de Grasse, un peu tombés dans l’oubli en dehors sans doute de spécialistes de cette époque : Marguerite Gérard et Jean-Baptiste Mallet, qui furent élèves et protégés de Fragonard. Scènes de genre pour l’une, galantes et érotisantes pour l’autre, avec des intérieurs très inspirés de la peinture hollandaise du siècle d’or. 

La visite des usines historiques de la maison Fragonard, toute proche du musée, présente un intérêt nettement supérieur, même si elle passe sous silence la nature réelle de cette maison de parfumerie, comme me l’appendra plus tard dans la journée un sympathique maître parfumeur, Didier Gaglewski, rencontré dans sa boutique du centre historique de Grasse. Les bâtiments ouverts aux visiteurs abritèrent effectivement une usine où étaient élaborés des parfums. Aujourd’hui, il ne reste de la chaîne de fabrication qu’une petite unité d’embouteillage dans des flacons en aluminium estampillés Fragonard. Le parfum proprement dit est fabriqué, comme ceux de toutes les autres grandes marques de luxe, dans de petites usines ultra modernes dont un nombre important subsiste dans les campagnes environnant Grasse, détenues par des noms totalement inconnus du grand public. Les expositions permanentes présentent une histoire du parfum à travers les âges. La spécialisation de Grasse dans cette activité remonterait à Catherine de Médicis. A l’époque, l’activité la plus répandue à Grasse était celle de la tannerie. Il existait notamment dans la ville des gantiers, et le père de Jean-Honoré Fragonard exerçait lui-même cette activité. Comme on le sait, le cuir dégage une odeur forte.  Une pratique était née en Toscane, qui consistait à parfumer les gants de cuir pour en masquer l’odeur, et c’est Catherine de Médicis qui, au XVIe siècle, l’importa en France. Ainsi naquirent les gantiers-parfumeurs et Grasse passa petit à petit de la ganterie à la parfumerie. La visite des anciennes usines Fragonard (l’entreprise n’a rien à voir avec le peintre, c’est à Eugène Fuchs, qui avait racheté cette affaire en 1926, que l’on doit l’idée de l’avoir rebaptisée du célèbre nom) me donne l’occasion d’une de ces listes à la Perec que j’affectionne, série de noms qui à eux seuls font surgir des bouquets d’arômes bien moins écœurant que les effluves du rez-de-chaussée du Bazar de l’Hôtel de Ville à Paris, consacré aux grandes marques de parfums. Les matières premières qui peuvent entrer dans le processus d’élaboration d’un parfum sont incroyablement variées : la rose de mai, le jasmin, la tubéreuse, la fleur d’oranger, le mimosa, l’ylang-ylang, le romarin, la menthe, le basilic, le zeste de bergamote, le pamplemousse et la vanille ; la fève tonka, le clou de girofle, le fenugrec, l’ambrette, la cardamome, la noix muscade, le patchouli, le myrte et la violette ; le vétiver, l’écorce de cèdre, d’eucalyptus du Maroc, de cannelle ou de bouleau ; le bois de gaïac, la mousse de chêne, la myrrhe, le benjoin, le labdanum, le galbanum… On pourrait ainsi aligner sur des pages et des pages la litanie des graines, fleurs, écorces, épices, racines, herbes aromatiques, gommes, résines et autres mousses dont est faite la tambouille parfumeuse. On admire, sous la conduite d’une jeune guide, d’antiques alambics à feu nu, des essenciers bien astiqués munis de tuyaux et de nanomètres, de grands entonnoirs en papier savamment pliés en accordéon, des batteries de ballons à col de cygne et serpentins, des éprouvettes fuselées, ventrues, multiformes, des essenciers, des cuves  de toutes tailles, bardées de robinets, celle-ci pour la macération, celle-là pour le glaçage, une autre encore pour la filtration… On observe, de derrière une porte vitrée, l’atelier des « nez », cette élite de la parfumerie qui élabore les recettes des nouvelles fragrances par association d’essences : il y a là, sur trois étages, des présentoirs en demi-cercle qui font un peu penser à certaines consoles de grandes orgues, et sur lesquels sont alignés, au millimètre, des centaines de flacons soigneusement étiquetés. Chaque étage doit correspondre aux trois grandes familles de la pyramide olfactive : les notes de tête, de cœur et de fond. La formation complète d’un « nez » demanderait au moins dix ans ; il n’en n’existerait qu’une petite cinquantaine dans le monde. 

Didier Gaglewski, que j’ai mentionné plus haut, parfumeur indépendant, et photographe à ses heures, a créé un parfum nommé « Cambouis », destiné semble-t-il aux hommes, en souvenir des odeurs de garage de son enfance. Proust avait sa madeleine, Gaglewski a ses bidons d’huile et des bleus de travail tout tachés de cambouis. Nous parlons photo, industrie du parfum et, je ne sais plus par quel fil passé dans quelle aguille, de littérature de voyage. Il me dit que l’usine Fragonard que je viens de visiter n’est qu’une façade : la marque Fragonard ne fabrique pas ses parfums et ni aucun des autres produits odorants que s’arrachent (poussés par un habile stratagème) les visiteurs à l’issue de la visite guidée gratuite disponible dans une dizaine de langues. Seule la petite unité de conditionnement est réelle, tout le reste n’est qu’une mise en scène. L’atelier des « nez », dans lequel nous n’avons vu personne, reste vide à l’année. Fragonard fait fortune sur son nom, la fréquentation tout au long de l’année de son « usine »-musée et du vaste espace commercial qui la jouxte, auquel ne peuvent échapper les touristes. 

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