Vivre à Grasse requiert, pour peu que l’on soit adepte des
déplacements à l’huile de genou, une bonne dose d’énergie quotidienne. La
ville, qui abrite une des sous-préfectures des Alpes-Maritimes, est bâtie sur
des terrains sévèrement pentus, sillonnés de rues monte-en-l’air
court-circuitées par des dizaines de traverses, escaliers (droits, tournants, à
rebroussement…), « calades » et autres raccourcis acrobatiques. La
ville m’apparaît rapidement faite de trois étages assez distincts caractérisés
par autant de paysages socio-architecturaux différents. Il y a la basse
agglomération, assez informe, qui concentre les grands équipements, l’hôpital,
le stade, les zones industrielles et commerciales à mille autres identiques,
les grands ensembles d’habitat collectif… Au-dessus, un étage moyen, où se
trouvent la vieille ville et son lacis de ruelles, étroites et sombres entre
leurs hautes et vieilles bâtisses fort décrépies pour nombre d’entre
elles, occupées par une communauté
nord-africaine très dominante dans ces quartiers ; c’est à cet étage
également que l’on trouve, mêlée à cette tonalité populaire et immigratoire
très forte, la note historico-parfumière qui fait la célébrité de Grasse dans
le monde : une foule de boutiques de parfums et d’autres produits
d’hygiène et cosmétiques déclinés dans toutes les fragrances possibles et
imaginables et de fabrication plus ou moins locale, quelques musées
généreusement ouverts par la maison Fragonard, dont la gratuité des visites
transforme habilement le touriste très cosmopolite en chaland dépensier à
l’issue d’un parcours pédagogique des plus olfactifs. Passé cet étage
intermédiaire, on arrive, par des axes toujours plus pentus qui ignorent la
ligne droite, dans les quartiers hauts de Grasses, zones résidentielles parfois
cossues, où les familles d’ascendance maghrébines se font rares ;
certaines demeures quasi-monumentales, bâties dans le style italien, témoignent
d’un passé de villégiature pour une population aisée qui venait à Grasse pour
fuir les chaleurs estivales d’en bas. De là, par temps clair, comme après les
averses abondantes qui arrosent la ville et son avant-pays le soir de mon
arrivée, le Golfe de la Napoule et tout ce qui le sépare de Grasse se
distinguent dans leurs moindres détails.
Le nom de Jean-Honoré Fragonard reste indissociable de la
ville de Grasse, bien que le peintre n’y ai pas vécu très longtemps et fut plus
parisien que grassois. En fait, ne fut l’habile idée d’une dynastie de
parfumeurs, les Costa, de baptiser l’affaire familiale du nom de
l’artiste-peintre, la présence de Fragonard serait probablement plus discrète,
moins envahissante. En dehors de quelques dessins et œuvres mineures possédées
par le musée qui lui est, partiellement, consacré, la production de Fragonard
est dispersées ailleurs, et fait peu référence à la Provence où l’artiste vit
le jour. Installé dans une grande demeure grassoise du XVIIIe siècle, l’hôtel de
Villeneuve, joliment restaurée, le musée fut créé par Hélène et Jean-François
Costa, héritiers de la parfumerie Fragonard, pour abriter la collection
qu’avait entamée le couple, féru d’art du XVIIIe siècle. Les pièces les plus
intéressantes de ce petit musée sont une série de neuf dessins de Fragonard,
qui s’apparentent d’ailleurs plus à des croquis, redécouverts en 2013 après
qu’on ait perdu leur trace au XIXe siècle. Elles décrivent d’un trait sec et
nerveux, sur un mode parfois caustique, des situations où l’artiste se met
parfois en scène (épisode de l’entorse), dans la relation intime qu’il
entretint avec ses principaux mécènes, la famille Bergeret. Le dessin le plus
réussit montre un chien, genre teckel à poil long, à tête d’homme, que
Fragonard à intitulé « Monsieur Rousset en course pour Monsieur de
Bergeret, suggérant non sans un savoureux mordant la servilité de l’un envers
l’autre. Suivent une série de petits formats, sanguines, craie noire, lavis
gris ou brun, encre blanche, estompes, aux thèmes plus conventionnels que les
scènes érotisantes qui font aujourd’hui la renommée de Fragonard. Les quelques
autres salles sont consacrées à deux peintre également originaires de Grasse,
un peu tombés dans l’oubli en dehors sans doute de spécialistes de cette
époque : Marguerite Gérard et Jean-Baptiste Mallet, qui furent élèves et
protégés de Fragonard. Scènes de genre pour l’une, galantes et érotisantes pour
l’autre, avec des intérieurs très inspirés de la peinture hollandaise du siècle
d’or.
La visite des usines historiques de la maison Fragonard,
toute proche du musée, présente un intérêt nettement supérieur, même si elle
passe sous silence la nature réelle de cette maison de parfumerie, comme me
l’appendra plus tard dans la journée un sympathique maître parfumeur, Didier
Gaglewski, rencontré dans sa boutique du centre historique de Grasse. Les
bâtiments ouverts aux visiteurs abritèrent effectivement une usine où étaient
élaborés des parfums. Aujourd’hui, il ne reste de la chaîne de fabrication
qu’une petite unité d’embouteillage dans des flacons en aluminium estampillés
Fragonard. Le parfum proprement dit est fabriqué, comme ceux de toutes les
autres grandes marques de luxe, dans de petites usines ultra modernes dont un
nombre important subsiste dans les campagnes environnant Grasse, détenues par
des noms totalement inconnus du grand public. Les expositions permanentes présentent
une histoire du parfum à travers les âges. La spécialisation de Grasse dans
cette activité remonterait à Catherine de Médicis. A l’époque, l’activité la
plus répandue à Grasse était celle de la tannerie. Il existait notamment dans
la ville des gantiers, et le père de Jean-Honoré Fragonard exerçait lui-même
cette activité. Comme on le sait, le cuir dégage une odeur forte. Une pratique était née en Toscane, qui
consistait à parfumer les gants de cuir pour en masquer l’odeur, et c’est
Catherine de Médicis qui, au XVIe siècle, l’importa en France. Ainsi naquirent
les gantiers-parfumeurs et Grasse passa petit à petit de la ganterie à la
parfumerie. La visite des anciennes usines Fragonard (l’entreprise n’a rien à
voir avec le peintre, c’est à Eugène Fuchs, qui avait racheté cette affaire en
1926, que l’on doit l’idée de l’avoir rebaptisée du célèbre nom) me donne
l’occasion d’une de ces listes à la Perec que j’affectionne, série de noms qui
à eux seuls font surgir des bouquets d’arômes bien moins écœurant que les
effluves du rez-de-chaussée du Bazar de l’Hôtel de Ville à Paris, consacré aux
grandes marques de parfums. Les matières premières qui peuvent entrer dans le
processus d’élaboration d’un parfum sont incroyablement variées : la rose
de mai, le jasmin, la tubéreuse, la fleur d’oranger, le mimosa, l’ylang-ylang,
le romarin, la menthe, le basilic, le zeste de bergamote, le pamplemousse et la
vanille ; la fève tonka, le clou de girofle, le fenugrec, l’ambrette, la
cardamome, la noix muscade, le patchouli, le myrte et la violette ; le
vétiver, l’écorce de cèdre, d’eucalyptus du Maroc, de cannelle ou de
bouleau ; le bois de gaïac, la mousse de chêne, la myrrhe, le benjoin, le
labdanum, le galbanum… On pourrait ainsi aligner sur des pages et des pages la litanie
des graines, fleurs, écorces, épices, racines, herbes aromatiques, gommes,
résines et autres mousses dont est faite la tambouille parfumeuse. On admire,
sous la conduite d’une jeune guide, d’antiques alambics à feu nu, des
essenciers bien astiqués munis de tuyaux et de nanomètres, de grands entonnoirs
en papier savamment pliés en accordéon, des batteries de ballons à col de cygne
et serpentins, des éprouvettes fuselées, ventrues, multiformes, des essenciers,
des cuves de toutes tailles, bardées de robinets,
celle-ci pour la macération, celle-là pour le glaçage, une autre encore pour la
filtration… On observe, de derrière une porte vitrée, l’atelier des
« nez », cette élite de la parfumerie qui élabore les recettes des
nouvelles fragrances par association d’essences : il y a là, sur trois
étages, des présentoirs en demi-cercle qui font un peu penser à certaines
consoles de grandes orgues, et sur lesquels sont alignés, au millimètre, des
centaines de flacons soigneusement étiquetés. Chaque étage doit correspondre
aux trois grandes familles de la pyramide olfactive : les notes de tête,
de cœur et de fond. La formation complète d’un « nez » demanderait au
moins dix ans ; il n’en n’existerait qu’une petite cinquantaine dans le
monde.
Didier Gaglewski, que j’ai mentionné plus haut, parfumeur
indépendant, et photographe à ses heures, a créé un parfum nommé
« Cambouis », destiné semble-t-il aux hommes, en souvenir des odeurs
de garage de son enfance. Proust avait sa madeleine, Gaglewski a ses bidons
d’huile et des bleus de travail tout tachés de cambouis. Nous parlons photo,
industrie du parfum et, je ne sais plus par quel fil passé dans quelle aguille,
de littérature de voyage. Il me dit que l’usine Fragonard que je viens de
visiter n’est qu’une façade : la marque Fragonard ne fabrique pas ses
parfums et ni aucun des autres produits odorants que s’arrachent (poussés par
un habile stratagème) les visiteurs à l’issue de la visite guidée gratuite
disponible dans une dizaine de langues. Seule la petite unité de conditionnement
est réelle, tout le reste n’est qu’une mise en scène. L’atelier des
« nez », dans lequel nous n’avons vu personne, reste vide à l’année.
Fragonard fait fortune sur son nom, la fréquentation tout au long de l’année de
son « usine »-musée et du vaste espace commercial qui la jouxte,
auquel ne peuvent échapper les touristes.
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